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Agamben face aux juges. Souveraineté, exception et antiterrorisme

Elspeth Guild
p. 127-156

Texte intégral

1L'Anti-terrorism, Crime and Security Act a été promulgué le 14 décembre 2001. Cette loi a été votée du fait de la perception d'un état d'urgence au Royaume-Uni après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis. Elle vise, selon son exposé des motifs, à : tarir le financement du terrorisme ; garantir la collecte et le partage par les services et les organismes gouvernementaux des renseignements nécessaires pour contrer les menaces terroristes ; rationaliser les procédures d'immigration concernées ; garantir la sécurité du secteur nucléaire et de l'industrie aéronautique ; renforcer la sécurité de substances dangereuses pouvant être ciblées ou utilisées par des terroristes ; étendre les pouvoirs de police des forces concernées ; garantir le respect des obligations européennes du Royaume-Uni en matière de coopération judiciaire et de police et celui de ses engagements internationaux en matière de lutte contre la corruption ; mettre à jour une partie de l'arsenal juridique de lutte anti-terroriste au Royaume-Uni.

2L'exposé des motifs continue comme suit en matière de détention des étrangers : « Les sections 21 à 32 du chapitre IV (« Personnes suspectées de terrorisme international ») permettent la détention des personnes dont le ministre de l'Intérieur a certifié qu'elles menacent la sécurité nationale et qui sont suspectes d'être des terroristes internationaux, lorsque leur déplacement hors du territoire national s'avère impossible. Cette détention sera sujette à la surveillance régulière et indépendante de la Special Immigration Appeals Commission (SIAC). Ces dispositions modifient la loi actuelle, qui ne permet la détention dans l'optique d'un départ du pays que lorsque ce dernier constitue une option réaliste dans un laps de temps raisonnable. Ce pouvoir de détention cessera d'être effectif le 10 novembre 2006 ».

3* Traduit de l'anglais par Marie-Pierre Emery.

4Pour mettre en place ce pouvoir de détention à durée indéterminée, le Royaume-Uni a dû instituer une dérogation à ses obligations concernant la liberté des personnes au titre de l'article 5 de la Convention européenne des Droits de l'Homme et de l'article 9 de la Convention internationale sur les droits civils et politiques. Onze personnes ont été détenues peu après l'entrée en application de la loi, au titre du chapitre IV. Deux d'entre elles ont quitté le pays volontairement. Les autres ont intenté une action contestant la légalité de leur détention. Les autorités britanniques expliquent, entre autres, le besoin de détenir ces individus pour une durée indéterminée par le fait que « (…) [le] ministre de l'Intérieur a considéré que la présence continuelle et libre au Royaume-Uni de personnes suspectées de terrorisme ne pouvant être déplacées vers des pays tiers avait des effets néfastes pour le pays dans la situation d'urgence actuelle. Le gouvernement au plus haut niveau en a conclu que cette situation aurait un impact négatif sur la capacité du Royaume-Uni à construire et à préserver une coalition internationale efficace dans la lutte contre le terrorisme. Cette conclusion se fondait sur la perception par d'autres pays, y compris les pays islamiques, d'une certaine faiblesse du Royaume-Uni sur son territoire (de par son incapacité apparente à traiter les personnes dont le ministre de l'Intérieur avait décidé le départ du territoire national sur la base du soupçon objectivement fondé de leur état de terroristes) »1. En d'autres termes, les autorités britanniques ont considéré qu'il leur fallait appréhender quelques terroristes pour se montrer crédibles vis à vis des autres pays dans la lutte contre le terrorisme.

5La SIAC a rendu son jugement sur la légalité du maintien en détention de neuf étrangers (sur les onze qui s'y trouvaient initialement) le 30 juillet 20022. Cette commission ne débattait que de la question de la validité de la dérogation à la Convention européenne des Droits de l'Homme instituée par le gouvernement britannique pour cause d'état d'urgence3, et du fait qu'elle justifie ou non par son étendue la détention à durée potentiellement indéterminée des requérants. Des appels contre cette détention pour raisons personnelles sont toujours en attente de jugement. La SIAC a jugé cette détention illégale et ordonné la mise en liberté des détenus. Après l'appel du ministre de l'Intérieur contre la décision de la SIAC, la Cour d'appel a rendu son jugement le 25 octobre 2002. Cette juridiction a certes accepté en grande partie le jugement de la SIAC en ce qui concerne l'état d'urgence pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir mais la Cour d'appel a toutefois divergé de la SIAC en matière de discrimination entre ressortissants étrangers et citoyens britanniques.

6Cet article, en examinant ces deux points, se propose d'analyser la réponse judiciaire à la détention pour une durée indéterminée d'étrangers à la lumière des réflexions théoriques sur la souveraineté du philosophe italien Giorgio Agamben et d'en tirer une critique sur sa notion d'exception dans le cadre des Etats ayant souscrit à des conventions internationales. Cette analyse du seul cas britannique sera divisée en huit rubriques : Rappel du droit ; Le tribunal ; La question de la primauté : tribunaux, souveraineté et droits de l'homme ; Le jugement : dérogations et preuves ; L'état d'urgence ; La condition de stricte nécessité ; Etrangers, citoyens et discrimination ; La Cour d'appel et la déférence envers l'exécutif. Mais, tout d'abord, voyons en quoi le jugement de la SIAC interpelle la théorie d'Agamben.

7Le jugement de la SIAC, qui comporte 97 paragraphes, porte sur le rôle de l'exception dans la loi, c'est-à-dire sur la question de savoir dans quelle mesure la justice peut avoir à examiner la prérogative souveraine d'un Etat de déclarer une exception. Agamben déclare : « L'affirmation selon laquelle 'la règle vit seulement de l'exception' doit donc être prise à la lettre. Le droit n'a d'autre vie que la vie qu'il parvient à capturer à travers l'exclusion inclusive de l'exceptio : il se nourrit de celle-ci, et, sans elle, il n'est que lettre morte »4. Cette déclaration est capitale pour comprendre la nature de la souveraineté. Agamben affirme : « La violence qui s'exerce dans l'état d'exception ne conserve pas simplement le droit, ni ne le fonde, mais le conserve en le suspendant, et le fonde en s'excluant de lui… Aussi longtemps que l'état d'exception se distingue du cas normal, la dialectique entre la violence qui fonde le droit et la violence qui le conserve n'est pas vraiment brisée : la décision souveraine apparaît simplement comme le moyen terme à travers lequel s'accomplit le passage de l'une à l'autre »5. Le point central de notre analyse, qu'Agamben ne traite pas, est le degré de monolithisme de l'Etat dans son exercice du pouvoir souverain. Si l'Etat est monolithique, les institutions doivent protéger l'espace de l'exception contre toute attaque provenant du dedans comme du dehors. Si les institutions sont en conflit les unes avec les autres à propos de la signification et la portée de l'exception souveraine, la théorie de la nature de la souveraineté demande à être peaufinée et il faut en particulier préciser les relations entre le gouvernement et les juges. Est en effet en jeu l'espace d'autonomie d'une des institutions de l'Etat, le pouvoir judiciaire, en ce qui concerne son examen de l'exception souveraine. L'espace du pouvoir judiciaire en matière d'obéissance et d'autonomie se trouve structuré autour des lois que créent les autres institutions étatiques. Des normes extérieures apparaissent toutefois sous la forme de conventions des droits de l'homme dans ce système fermé fondé sur le pacte constitutionnel au niveau national entre le peuple, représenté par les citoyens, et les gouvernants, représentés par le gouvernement démocratique. Dans le cas qui nous occupe, la Convention européenne des Droits de l'Homme (la CEDH) et son intégration dans le droit national britannique constituent les éléments centraux apparaissant sur la scène de la souveraineté, de l'obéissance du pouvoir judiciaire aux intérêts de l'Etat et de la signification de l'exception dans le droit.

8Agamben lie la souveraineté et la déclaration constitutionnelle à l'intérieur du territoire à l'exception : « Dans le système de l'Etat-nation, les prétendus droits sacrés et inviolables de l'homme s'avèrent privés de toute tutelle et de toute réalité dès lors qu'il n'est pas possible de les représenter comme droits des citoyens d'un Etat »6. L'Etat révèle, selon lui, le plein pouvoir de l'exception à l'individu situé en dehors de la référence à l'Etat et de l'allégeance, c'est-à-dire l'étranger. Agamben ne reconnaît pas la possibilité qu'une norme extérieure se trouvant au-delà du contrôle de l'Etat puisse fournir, en entrant en jeu au niveau national, un mécanisme d'autonomie pour le pouvoir judiciaire en matière de protection du non-citoyen. Mais n'est-ce pas là le point aveugle de son analyse ? La décision de la SIAC remet en cause le monopole du gouvernement sur le droit à dire l'exception et l'oblige à se justifier à l'égard d'un au-delà du national. Elle situe l'autonomie du pouvoir judiciaire à l'intersection des droits de l'homme, des individus et des citoyens et invoque un facteur transnational. Le conflit est bien au sein de l'Etat lui-même. Il se déroule sur ce territoire mais oblige un « débat » sur le bien fondé de l'exception.

9La querelle suscitée par l'exercice de la violence d'Etat que représente la détention sans terme légalement défini du fait de la décision souveraine d'exercer le droit d'exception, se trouve au cœur de la décision de la SIAC. Le pouvoir qu'a l'Etat de suspendre, en cas de circonstances exceptionnelles, les libertés civiles énoncées dans le pacte constitutionnel, notamment en matière des droits au titre de l'habeas corpus, fait depuis longtemps l'objet d'un vif conflit dans le droit national. Cette querelle juridique s'est principalement centrée sur l'action de l'Etat ou sur l'Irlande du Nord (engageant la Cour européenne des Droits de l'Homme à de nombreuses reprises7, toutes antérieures à l'intégration de la Convention dans la loi nationale). Mais ces contestations juridiques se sont appliquées aux citoyens, dans le domaine le mieux protégé contre l'exceptionnalisme d'Etat. Le cas porté devant la SIAC survient au moment où le droit souverain d'exception a été modifié par le vote de la loi sur les droits de l'homme de 1998 (le Human Rights Act), incluant dans la loi à l'échelon national le droit à l'exception aux normes de droits de l'homme internationalement garanties.

Rappel du droit

10L'Anti-terrorism, Crime and Security Act a été adopté le 14 décembre 2001, en réaction à la menace terroriste ressentie au Royaume-Uni à la suite des attentats du 11 septembre aux Etats-Unis. Le chapitre IV s'intitule « Immigration et asile ». Le paragraphe 21 permet au ministre de l'Intérieur d'émettre un certificat attestant qu'un individu est suspecté de terrorisme international, en se fondant sur le fait que sa présence au Royaume-Uni constitue un danger pour la sécurité nationale et qu'il est suspect de terrorisme. Le texte définit les termes « terrorisme » et « acte ». Ce certificat permet la détention de l'individu selon les dispositions de l'Immigration Act de 1971 (c'est-à-dire à des fins d'expulsion ou de retour dans son pays) même si cette expulsion ou ce départ du Royaume-Uni se trouvent empêchés, temporairement ou pour une durée indéfinie, par une clause légale se référant partiellement ou en totalité à un accord international ou par une considération pratique. Ces dispositions impliquent la possibilité de détention pour une durée indéterminée de toute personne sujette à l'Immigration Act de 1971, à savoir toute personne n'étant pas citoyenne britannique, ou ayant le droit de résidence (un groupe restreint et historique, fermé à l'heure actuelle à toute personne n'ayant pas la nationalité britannique), ayant un droit de protection en tant par exemple que réfugié, et dont le départ est empêché par des raisons pratiques comme sa qualité d'apatride ou l'inaccessibilité de son pays d'origine par les liaisons de transport commerciales (comme dans le cas de la Somalie). Cette loi ne permet de faire appel qu'auprès de la SIAC.

11Pour faire voter l'Anti-terrorism, Crime and Security Actde 2001,le gouvernement britanniquea institué le 18 décembre 2001 une dérogation au droit à la liberté de la personne énoncé à l'article 5 §1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme et à l'article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Toute dérogation à la CEDH doit être en accord avec son article 15 : « En cas de guerre ou autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Le gouvernement britannique a déclaré qu'il avait identifié une situation d'urgence publique en conséquence des attentats du 11 septembre 2001 : « Il existe une menace terroriste envers le Royaume-Uni provenant de personnes soupçonnées d'implication dans des activités terroristes internationales. Plus précisément, certains étrangers présents au Royaume-Uni sont suspectés d'être concernés par la commande, la préparation ou l'instigation d'actes de terrorisme international, d'être membres d'organisations ou de groupes concernés par ces activités ou d'avoir des liens avec des membres de ces organisations et de ces groupes, et représentent une menace pour la sécurité nationale du Royaume-Uni ». Le Royaume-Uni a ajouté en annexe à la loi qu'il dérogeait à l'article 5 §1 consacré au droit à la liberté de la personne.

12La validité de cette dérogation se trouve au cœur du cas déféré devant la SIAC. Selon le jugement de cette dernière, « des certificats ont été émis concernant onze personnes depuis que la loi de 2001 est entrée en vigueur. Toutes ont été détenues. Deux d'entre elles ont quitté depuis lors le Royaume-Uni, l'une retournant dans le pays dans lequel le ministre de l'Intérieur considérait qu'elle pourrait être traitée d'une manière non conforme à l'article 3 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, et l'autre en France, dont elle était apparemment un ressortissant »8.

Le tribunal

13La SIAC a été établie en 19979 en réaction au verdict du procès Chahal10 émis par la Cour européenne des Droits de l'Homme, qui critiquait la loi britannique pour son absence de recours judiciaire effectif en cas de refus opposé, pour raison de sécurité nationale, à la demande de protection émanant d'un étranger devant être renvoyé dans un pays présentant un risque sérieux de torture. Les audiences de la SIAC se déroulent selon des règles spéciales permettant aux juges d'avoir accès à des informations confidentielles en matière de sécurité nationale (les documents classés secrets) et de bénéficier, dans l'examen de certains de ces documents, de l'assistance d'un avocat nommé pour l'occasion.

14La SIAC se définit elle-même dans le jugement comme une commission, tout en étant une création juridique. L'Anti-terrorism, Crime and Security Act lui donne néanmoins le statut de Cour supérieure (Superior Court of Record, paragraphe 35) dans le but d'exclure toute forme d'examen judiciaire au titre de cette même loi par une autre instance. Comme elle le constate elle-même, « [la SIAC] seule a le pouvoir de traiter toute contestation de la certification ou de la détention »11. Son rôle dans la loi de 2001 se voit ainsi augmenté pour englober l'ensemble de l'examen judiciaire des décisions administratives qui a jusqu'alors constitué l'apanage de la Haute-Cour de Justice. La question de la légalité des décisions administratives relevant de la loi de 2001 lui est réservée à l'exclusion d'autres instances judiciaires qui auraient pu sans cela être tenues pour compétentes. La question se pose alors de savoir si la compétence de la SIAC en tant que tribunal institué par la loi diffère par sa qualité de celle de la Haute-Cour, du fait de son caractère plus restreint. La Chambre des Lords a initialement tranché par la négative à propos d'une décision de la SIAC, bien que ce point n'ait pas été au centre de son verdict du procès Rehman12.

La question de la primauté : tribunaux, souveraineté et droits de l'homme

15L'Etat selon Agamben demande à ses institutions de protéger l'espace d'exceptionnalisme inhérent et nécessaire à la souveraineté. Il suppose des Cours « obéissantes ». Les institutions responsables de la décision finale sur les recours en matière de droits de l'homme et/ou de libertés civiles des individus contre l'Etat sont les tribunaux nationaux. Seulement la légitimité constante de tout tribunal en démocratie repose sur l'incertitude. Les parties d'un litige sont autorisées à présenter leur version des événements, toutes les versions étant potentiellement considérées comme correctes auprès du tribunal durant la durée du procès. Le tribunal finira par choisir une version au détriment des autres, un choix fondé sur des règles complexes en matière de preuve, sur des argumentations juridiques et sur la construction verbale des textes de loi. Ce choix sera déterminant pour les parties. Or la légitimité d'un tribunal se ressent fatalement de l'absence d'incertitude lors du procès et de la détermination de ses choix à l'avance13. Cette légitimité fait, par exemple, défaut dans les Etats totalitaires où les juges sont avisés par le pouvoir politique du résultat souhaitable du procès avant même la tenue de celui-ci. La lutte au Zimbabwe, en 1999, entre les tribunaux et le président Mugabe, illustre bien la nécessité pour les premiers d'apparaître indépendants pour avoir de la légitimité. Mugabe décida de dissoudre les tribunaux après que ceux-ci n'eussent pas respecté sa position concernant la libération de certains journalistes14. Ces institutions étaient placées devant un choix impliquant de soumettre leur autorité à la volonté du président ou de témoigner de leur indépendance en risquant la dissolution, avec toutes les conséquences sur le plan personnel que cette décision comportait. Un tribunal ne choisira donc l'option de la désobéissance que si l'alternative constitue une perte de crédibilité trop élevée pour être supportable. Le contrôle de l'Etat sur une de ses institutions (les tribunaux) dépend du pouvoir final qu'il a, comme dans le cas du président Mugabe, de démettre les juges. Mais ce pouvoir de dissolution ultime devient bien plus fragile lorsque l'Etat est de droit et qu'il peut relever des sanctions d'une Cour de justice supranationale. L'Etat et les tribunaux doivent alors trouver des modalités différentes pour exprimer leurs relations. Le gouvernement n'est pas toujours gagnant.

16L'équilibre entre la protection de l'exceptionnalisme et le besoin de désobéissance du pouvoir judiciaire devient alors central. L'Etat qui applique l'exceptionnalisme en excluant les tribunaux perd sa légitimité. Les raisons mêmes de la création de la SIAC prouvent le besoin de justification de l'Etat dans ce domaine, surtout lorsqu'il se voit remis en question par une Cour se trouvant en dehors de sa sphère de contrôle direct. Les tribunaux, chargés d'examiner la légalité de l'exceptionnalisme ou assumant eux-mêmes cette compétence, risquent d'éroder leur autorité s'ils acceptent sans discussion la position de l'Etat. S'ils affichent trop d'indépendance, ils peuvent toutefois risquer le sort des juges du président Mugabe, le renvoi. La quête de l'équilibre se manifeste dans deux domaines principaux. En premier lieu, les tribunaux choisissent les aspects de l'activité étatique dont ils se détournent volontairement. Mais ici, l'introduction de normes supranationales (et donc d'un contrôle judiciaire supranational) remet en cause cette attitude d'aveuglement volontaire du tribunal : « Il est clair pour moi que la disposition et l'armement des forces armées relèvent et ont relevé depuis des siècles de la discrétion exclusive de la Couronne et que personne ne peut chercher réparation auprès des tribunaux en se fondant sur le fait que cette discrétion a été exercée de façon incorrecte. Je n'ai qu'à me référer aux nombreuses autorités citées dans le procès China Navigation Co. Ltd. v. Attorney-General [1932] 2 KB 197. 'Chacun a le droit, au Parlement et en dehors de celui-ci, de demander instamment l'adoption d'une politique différente en matière de forces armées ; mais jusqu'à ce que cette demande se réalise, du fait d'un changement de gouvernement ou d'une autre circonstance, personne n'a le droit d'attaquer en justice la politique du gouvernement en la matière', déclarait Lord Reid15 en 1964, bien avant l'intégration des normes régionales de droits de l'homme dans la loi nationale. Selon ce jugement, les tribunaux n'avaient pas à débattre des mérites factuels des questions relevant de la défense du royaume. L'adoption du Human Rights Act a soulevé de nouvelles questions sur la primauté que les tribunaux doivent reconnaître à l'exécutif dans le domaine de la sécurité nationale. Comme Lord Steyn le formule délicatement en 2001, 'les observations émises dans Chandler v. Director of Public Prosecutions [1964] AC 763 ne peuvent toutes faire autorité dans le nouveau système légal' »16.

17La deuxième composante de la recherche d'un nouvel équilibre réside dans la formulation du conflit. La définition de l'exceptionnalisme se transforme en celle du respect des processus démocratiques exprimant la volonté du peuple à la quelle il incombe aux tribunaux de manifester de la déférence. Là aussi, l'introduction d'une Cour supranationale qui ne procède pas du processus démocratique ni de la volonté du peuple vient modifier la situation. La Cour européenne des Droits de l'Homme a réintroduit dans une certaine mesure ce mécanisme de respect d'une primauté de l'Etat par le déploiement du concept de marge d'appréciation, qui est la zone de manœuvre de l'Etat avant que les normes internationales de droits de l'homme n'apparaissent17. Il s'agit néanmoins d'un cadre très différent de celui institué au niveau national dans lequel le contrôle du gouvernement sur le pouvoir judiciaire demeure bien plus effectif.

18La question du respect par les tribunaux d'une primauté du pouvoir exécutif a acquis, après l'entrée en vigueur du Human Rights Act de 1998, une importance croissante en matière de prise de décision au Royaume-Uni. Un juge a notamment joué un rôle central dans la mise au point de la doctrine judiciaire exprimée dans les jugements. Le juge Laws s'est beaucoup préoccupé de ces tensions entre pouvoirs qu'il explique dans son jugement dissident lors du procès Roth18.En établissant une hiérarchie des niveaux de déférence due par le pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif selon le statut législatif et le sujet en cause, il cherche à dessiner les paramètres de l'exception elle-même. Mais en ce qui concerne la sécurité nationale, le domaine en question dans le cas porté devant la SIAC, il considère qu' « on doit témoigner aux pouvoirs démocratiques un degré plus élevé de déférence lorsque la question discutée ressort principalement de leur responsabilité constitutionnelle et un degré moindre lorsqu'elle réside plus particulièrement dans celle des tribunaux. Le premier devoir du gouvernement est la défense du royaume »19. Les deux mécanismes de légitimation fonctionnent ici, d'abord l'exclusion du champ de compétence du contrôle judiciaire d'un domaine politique, comme la sécurité nationale, et ensuite, le respect de la primauté du processus démocratique sur cette exclusion.

19Le même juge développe ce point dans un autre texte : « Il me semble d'abord clair que le droit anglais n'envisage pas ce qu'on peut appeler un examen des mérites de toute décision honnête du gouvernement sur des questions de défense nationale. Sans aborder l'examen de la jurisprudence qu'une véritable analyse pourrait nécessiter, je considère cette position justifiée pour plusieurs raisons. La première et la plus évidente d'entre elles est que le tribunal n'est pas équipé pour juger de ces mérites ou de ces méfaits. La seconde touche davantage à la relation entre le pouvoir élu et le pouvoir non élu. Plus une question d'Etat est grave et plus ses effets éventuels sont généralisés, plus la démocratie doit être privilégiée, dans le cadre de la constitution, en matière de décision dans ce domaine. La défense du royaume, qui est le premier devoir de la Couronne, est le paradigme de la question revêtant une telle gravité. Elle touche potentiellement la sécurité de la totalité des citoyens, et tous s'attendront à voir le gouvernement qu'ils ont élu prendre des décisions sages et efficaces. Ces décisions pourront de toute évidence les satisfaire ou non, une réaction qui s'exprimera dans l'isoloir. Il n'incombe et ne peut incomber au pouvoir judiciaire non élu de jouer dans ces questions un rôle qui s'apparente de loin à celui du gouvernement »20.

20Cette évaluation de la place au cœur de l'Etat de l'exceptionnalisme et de son rôle central quant à l'exclusivité de la décision souveraine conforte la légitimité, née du fait de l'exceptionnalisme, qu'analyse Agamben. Le rôle des tribunaux en matière de droits échappant au contrôle de l'Etat consiste à reconnaître l'exception sans équivoque dans le domaine de la sécurité nationale et de la défense du royaume. Le tribunal accepte la légitimité de l'exception sur la base de la gouvernance démocratique. La collectivité s'exprime et le tribunal obéit. La vision d'Agamben de la nature du citoyen, donc d'incarnation de la souveraineté, de l'individu s'inscrit dans cette déférence. Il existe un espace de passage lorsque les droits du citoyen en tant qu'individu se transforment en droits de la collectivité par le biais de la gouvernance en démocratie. Se pose alors la question du droit de l'individu à la protection en matière de droits de l'homme fondamentaux en tant qu'individu face à l'Etat, par rapport à l'expression étatique de l'intérêt collectif en matière de sécurité. Lorsqu'il s'agit de peser la sécurité collective, par exemple en matière de protection face à une menace terroriste ou à l'allégation de cette menace, contre le droit très spécifique à la sécurité d'un individu, exprimé en tant que droit de l'homme à la sûreté de la personne, le rôle du tribunal consiste avant tout à être l'instance séparant les intérêts individuels et collectifs. Les tribunaux considèrent les individus sous toutes leurs particularités mais ne perçoivent les groupes que très difficilement21. Le nouvel élément de cette tension n'est pas seulement l'introduction de droits supranationaux pour les individus (à savoir les droits de l'homme par opposition aux droits constitutionnels inhérents à l'Etat représentés par les libertés civiles), mais l'institution d'une Cour supranationale pour déterminer les droits de l'individu. Cette Cour, placée à un niveau supérieur, peut juger incorrecte la résolution de cette tension par le tribunal national cherchant à naviguer entre les individus et l'Etat. Le contrôle même de l'Etat sur ses tribunaux nationaux commence à être remis en cause par la simple existence d'une instance judiciaire échappant à son contrôle direct.

Le jugement : dérogation et preuves

21Le jugement de la SIAC repose principalement sur la CEDH et la dérogation britannique. Selon la jurisprudence britannique22 et l'article 5 §1 de la CEDH, la détention en vue d'une expulsion ou d'une extradition ne se justifie que lorsqu'une procédure d'expulsion est en cours. Dans le cas des onze hommes, dont l'expulsion était impossible, la procédure ne pouvait continuer indéfiniment. Dans un autre procès très controversé concernant la détention de demandeurs d'asile au Royaume-Uni à des fins administratives, la Chambre des Lords a confirmé la légalité de l'exercice du droit de détention tout en déclarant néanmoins : « Cela ne signifie pas que le ministre de l'Intérieur peut prolonger la détention sans limite tant qu'il n'a pas été procédé à un examen ou qu'aucune décision n'est intervenue. Le ministre de l'Intérieur ne doit pas agir de façon arbitraire. Le fonctionnaire responsable de l'immigration doit agir de façon raisonnable en fixant la date de l'examen, et donc de la décision, de façon à satisfaire à un objectif de décision rapide »23. Ce commentaire s'applique à la détention en vue d'empêcher une entrée illégale plutôt qu'à l'expulsion, mais le principe d'opposition à l'arbitraire vaut dans les deux cas.

22La SIAC constate dans son examen de la dérogation qu'elle « est en droit de considérer non seulement les documents pouvant être rendus publics, mais aussi ceux qui font l'objet du secret défense… Ni les requérants ni leurs conseillers juridiques ne peuvent avoir accès à ces documents secrets »24. Il est clair que dans les deux lois, celle instituant la SIAC et celle de 2001, le Parlement a envisagé l'utilisation de documents secrets auxquels n'auraient pas accès les participants. Il a été avancé, néanmoins, que la CEDH elle-même ne permettait pas l'utilisation de documents secrets qui contreviendrait au droit à un procès équitable. La décision portant sur la validité de la dérogation à la CEDH ne pourrait donc être examinée par la SIAC que sur la base de documents non secrets. Cet argument constitue une attaque centrale contre le pouvoir souverain d'exception car il soumet à un type de règles de procédures identiques, l'Etat, comme d'autres acteurs porteurs de violence, et dès lors refuse à l'Etat le droit de fixer secrètement, par rapport à sa juridiction, les règles pouvant donner lieu à des exceptions. La SIAC reconnaît en revanche qu' « il est évident que les documents secrets s'avèrent très utiles pour déterminer l'existence d'une telle urgence » 25. L'accès aux documents secrets, leur force de preuve et le refus de les rendre accessibles aux requérants, sont donc maintenus.

23La justification du tribunal est ici d'essence réaliste : « Il doit être également évident qu'il faut prendre le plus grand soin de ne rien faire qui puisse permettre aux terroristes d'identifier [les informateurs] ou de croire qu'ils les ont identifiés »26. Mais la SIAC va plus loin en limitant son rôle par rapport au droit de prise de décision de l'Etat. Se fondant sur la jurisprudence nationale et celle de la Cour européenne des Droits de l'Homme27, elle déclare que son rôle est d'examiner et qu'elle n'a donc pas lieu d'évaluer si la situation justifiait la dérogation à des droits de l'homme fondamentaux. Elle n'a pour rôle que de déterminer la rationalité de la décision : « Nous sommes d'avis que notre fonction dans le contexte de ce procès est de déterminer si la décision concernant le degré d'urgence de la situation et justifiant une dérogation était raisonnable au vu de la totalité des documents, ou, autrement dit, était telle que le ministre de l'Intérieur avait le droit de la prendre »28. Le tribunal évite ainsi d'entrer dans le territoire de l'exceptionnalisme souverain. Il incombe à l'Etat de définir les règles de l'inclusion/exclusion et le cadre d'application des règles à la violence. Le rôle du pouvoir judiciaire se borne à un contrôle de la folie au cœur de l'Etat.

24Lorsque cet aspect du procès incombe à la Cour d'appel, celle-ci commente : « Les preuves dont dispose la SIAC se divisent en deux catégories, les preuves accessibles au public et les preuves secrètes. Nous n'avons pas vu les preuves secrètes. Nous n'avons pas été invités à le faire et il n'était pas nécessaire que nous le fassions dans la mesure où l'appel ne s'applique qu'à la loi. Il semble néanmoins évident que, sur la première question, la SIAC était en droit de parvenir à la conclusion qu'elle a adoptée »29. Face à l'exceptionnalisme d'Etat, la Cour se voile volontairement la face et ne choisit d'examiner qu'une partie de la question - la loi et non les preuves. Agamben décrit cet effet de la façon suivante : « (Le droit) toutefois était délimité par rapport à l'ordre juridique normal : dans le temps, par la proclamation au début de l'état de guerre, et, à la fin, par un acte d'indemnité ; dans l'espace, par une indication précise de son champ de validité. A l'intérieur de ce cadre spatial et temporel, il pouvait arriver tout ce qui était en fait considéré comme nécessaire selon les circonstances. Pour désigner cette situation, il existait un ancien symbole auquel fait également référence Montesquieu : la statue de la liberté ou la statue de la justice étaient voilées pendant un certain temps »30.

L'état d'urgence

25Le droit du Royaume-Uni d'enfreindre les normes de droits de l'homme dans l'exercice du droit souverain de déclarer une exception dépend ainsi des règles régissant l'emploi de l'exception. La CEDH ne permet l'exercice de l'article 15 que lorsqu'il existe une urgence publique menaçant la vie de la nation. Les requérants ont soutenu que l'instauration de l'exception comme conséquence des attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis ne remplissait pas les conditions de l'article 15 pour suspendre un droit de l'homme aussi fondamental que la liberté de la personne. Voici ces arguments, suivis des réponses de la SIAC :

261. Le Royaume-Uni n'encourait pas de menace terroriste imminente. Il n'existait aucune preuve disponible de projet d'attentat terroriste contre le Royaume-Uni (on voit ici l'importance de la question des documents secrets).

27La SIAC a répondu à cet argument que « ce n'est pas l'imminence d'une menace qui entre en compte, mais la réalité ou l'imminence d'une urgence ». Sur cette base, la commission a conclu que l'Etat, pour être à même de se prémunir contre cette menace elle-même, était en droit d'invoquer l'exception lorsqu'il considérait qu'il existait une urgence imminente pouvant préexister dans un certain laps de temps à la réalité de la menace. La SIAC a cependant limité le recours de l'Etat à l'exception. « Il est impératif qu'il existe un risque réel qu'un attentat ait lieu à moins que les mesures nécessaires ne soient prises pour en empêcher l'incidence »31. La question du motif du maintien de l'état d'urgence, qui se pose dans le point suivant, était plus problématique pour la SIAC.

282. Aucun acte de terrorisme associé à Al-Qaida, ou toute autre organisation ou individu lui étant liés, n'ayant eu lieu au Royaume-Uni, l'exception ne peut être maintenue.

29La SIAC fait ici une critique assez inattendue de ceux qui mettent en doute le degré d'implication d'Al-Qaida dans les attentats du 11 septembre, critique qui ne semble être liée à aucun des arguments présentés : « Il est maintenant accepté par tous ceux que n'aveuglent pas les préjugés ou qu'une propagande mensongère n'égare pas, qu'Al-Qaida est responsable des attentats du 11 septembre ». A cette attaque succèdent trois déclarations en faveur de la prolongation de l'exception : (a) les responsables des attentats se montrent implacables, cherchant à causer le maximum de dommages et de pertes matérielles, et ne donnant pas d'avertissement ; (b) ils ont été capables d'agir avec beaucoup d'adresse, de coordination, et dans le secret, même contre le pays le plus puissant du globe ; (c) ils n'ont éprouvé aucun respect pour la vie de ceux qui ont exécuté l'attentat. La SIAC déclare pour conclure qu'il est difficile d'identifier les membres d'Al-Qaida du fait de la nature lâche de sa structure et de la présence de partisans de l'organisation au Royaume-Uni. Ces arguments peuvent tout à fait justifier la poursuite pour une durée indéterminée de presque toute catégorie d'exception. Des menaces terroristes existeront toujours et toute exception peut se justifier sur la base de ce raisonnement de la SIAC. Celle-ci a également entériné le fait que le Royaume-Uni, en tant qu'allié proche des Etats-Unis, se trouve plus exposé que les autres pays : « Il est évident que les informations dont disposera le gouvernement du Royaume-Uni diffèreront dans une certaine mesure de celles dont disposeront les autres pays européens »32. L'unité de l'Etat dans la défense de l'exceptionnalisme énoncée par Agamben est jusqu'ici pleinement apparente.

303. A la suite des attentats du 11 septembre, aucun autre pays signataire de la CEDH n'a jugé nécessaire de faire une dérogation à une quelconque disposition de la Convention. Deux attentats au moins ont été déjoués en France et en Allemagne, et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a recommandé à ses membres, dans la résolution 1271(2002), de ne pas instituer de dérogation à la CEDH. Elle leur a notamment demandé de « s'abstenir d'utiliser l'article 15… pour limiter les droits et les libertés garantis par l'article 5… ».

31La réponse de la SIAC à cet argument repose sur sa limitation liminaire de son propre rôle dans l'évaluation de la validité de l'exception. Sa compétence se restreignant à décider de l'aspect raisonnable de la décision de l'exécutif, et non de sa justification, le sujet de son examen peut donc se trouver extrêmement réduit. Elle déclare : « Il existe des documents fondant le caractère pleinement raisonnable de l'opinion que le risque encouru par le Royaume-Uni est bien supérieur [à celui que courent les autres pays] » 33. La SIAC laissant l'espace d'exception à l'exécutif et n'exerçant sa compétence que sur l'aspect raisonnable de la décision de déclarer l'exception, l'exécutif se trouve donc libre de déterminer le cadre de la justification de l'exception. L'exception elle-même est soumise à un test visant à déterminer si elle est raisonnable, mais le caractère secret des documents devant fonder ce test, c'est-à-dire leur inaccessibilité aux requérants, empêche toute évaluation publique de ce caractère raisonnable. Seuls les juges et l'exécutif ont accès aux informations sur lesquelles sont fondées les décisions, ce qui fait qu'ils se légitiment mutuellement. Il s'agit là d'une stratégie souvent dangereuse dans la mesure où cette légitimité est toujours fragile, car non sujette à vérification extérieure. Au vu d'indicateurs contraires comme l'approche différente adoptée face aux mêmes événements par tous les autres membres du Conseil de l'Europe (et même les pays ayant hébergé assez longtemps les personnes ayant perpétré les attentats contre les Etats-Unis), l'affirmation du caractère raisonnable de la décision de l'exécutif, suivie d'une confirmation judiciaire sur la base de documents non rendus publics, conforte l'unité des institutions étatiques observée par Agamben en ce qui concerne la position centrale du droit d'exception. Institution étatique la plus étroitement engagée par la relation du droit à l'exception (une relation qualifiée par Agamben de fondamentalement interdépendante quoique contradictoire), le pouvoir judiciaire, dans cet examen très sensible de la légitimité de la mise en oeuvre de l'exception, confirme la décision de l'exécutif, nonobstant la menace pour sa propre légitimité que cette position implique.

324. La décision de déroger était fondée sur des faits erronés, du moins ceux qui ont été rendus publics. Les requérants ont produit des preuves substantielles réfutant diverses déclarations du gouvernement sur les liens allégués entre Al-Qaida et d'autres organisations, lesquels liens comptent au nombre des raisons majeures fournies officiellement par le Royaume-Uni pour déroger.

33La SIAC avait accès aux documents secrets autant qu'aux documents publics. Or sa réponse à cette plainte ne se fondait pas sur les documents secrets mais sur son incapacité à exercer son devoir de décision judiciaire sur cette question. « Nous ne pouvons décider de faits tels que ceux-ci. Nous constatons que le ministre de l'Intérieur produit en guise de réponse des documents réfutant à première vue la plainte des requérants. Cela démontre apparemment de façon convaincante que la situation est telle que la déclare le ministre de l'Intérieur. Tout comme nous ne pouvons décider de ce qui est correct, le ministre de l'Intérieur ne peut être critiqué pour avoir pris en compte les conseils des services de sécurité » 34. En confinant son rôle à l'examen de la nature raisonnable de la question, la SIAC met elle-même en place un piège dans lequel elle tombe en se déclarant incapable de déterminer la valeur des preuves fondant la décision.

345. L'opinion de l'Etat sur certains des détenus est manifestement erronée.

35La SIAC traite rapidement cet argument du fait du type de procédure, qui exclut l'examen des situations individuelles dans la mesure où le procès ne porte que sur la légalité de la dérogation. Ces situations feront l'objet de procédures séparées.

36La commission conclut ainsi cette partie du jugement en confirmant à l'exécutif le droit de définir l'espace de l'exception et donc de la loi. L'espace séparé de l'exception est tenu à l'écart de l'application de la loi, ce que vient confirmer l'institution qui a le plus grand intérêt à voir les règles appliquées, à savoir le pouvoir judiciaire. « Nous sommes parvenus à la conclusion que les éléments qui nous ont été présentés dans les déclarations publiques générales et les autres documents des dossiers accessibles aux parties justifient la conclusion qu'il existe bien une situation d'urgence publique menaçant la vie de la nation au sens de l'article 15 »35.

37La Cour d'appel, dans son jugement sur cette partie de l'affaire, confirma la position de la SIAC sur le champ de son examen. Constatant par ailleurs qu'elle n'avait pas eu accès aux documents secrets, elle laissa à la SIAC la décision sur les preuves.

L'exigence de stricte nécessité

38Selon l'article 15 de la CEDH,la dérogation à un droit énoncé par la Convention doit se limiter au minimum strictement nécessaire requis par la situation. Les requérants ont soutenu que cette exigence n'avait pas été remplie. Les mesures très autoritaires de l'Anti-Terrorism Crime and Security Act, notamment sur la durée potentiellement indéterminée de la détention, n'auraient pas de lien rationnel avec le but recherché. La SIAC commence par rappeler que ces mesures sont conformes à l'exigence de légalité parce qu'elles ont été votées par le Parlement. Mais les requérants soulignent que le ministre de l'Intérieur avait déclaré qu'il soumettrait les terroristes au droit pénal lorsque ce serait possible. Le Terrorism Act de 2000, voté bien avant les attentats du 11 septembre 2001, conférait déjà à l'exécutif des pouvoirs nouveaux et substantiels afin d'agir selon des règles exceptionnelles dans le cadre du droit pénal contre des personnes accusées d'actes terroristes. Le vote de cette loi a soulevé de vifs débats tant dans l'enceinte du Parlement qu'à l'extérieur. Elle représente le sommet de l'exceptionnalisme permis dans le cadre constitutionnel du droit pénal. La protection du droit de la défense en droit pénal est construite sur le principe implicite de la défense du citoyen. La limitation de l'emploi de l'exceptionnalisme y est bien plus stricte qu'aux termes des lois sur l'immigration, une question sur laquelle nous reviendrons. Un grand nombre de clauses du Terrorism Act ne sont entrées en vigueur qu'en février 2001 et n'ont donc pas eu l'occasion de se voir testées avant que les mesures subséquentes concernant la détention aient été prises. La nouvelle loi ne remplissait donc pas pour les requérants les normes d'exigence de « stricte nécessité ». La SIAC rejeta cet argument. Elle déclara : « LeTerrorism Act de 2000 reste en vigueur : et si les dispositions en cours d'examen fournissent une protection supplémentaire, on ne peut pas dire que l'existence de la loi de 2000 empêche les mesures de celle de 2001 d'être strictement nécessaires »36. Elle conclut qu'elle est d'avis que l'existence de mesures alternatives possibles ne porte pas préjudice à la position du gouvernement.

39Les requérants invoquèrent également en deuxième lieu dans cette partie de l'argument le manque de connexion rationnelle entre les mesures adoptées et l'état d'urgence. Ils soutinrent que ces mesures étaient si vastes qu'elles pouvaient « être utilisées contre des individus n'ayant aucun lien avec l'état d'urgence actuel. Deuxièmement, elles permettent même à un terroriste international certifié suspect de mettre fin à sa détention au Royaume-Uni s'il choisit de rentrer dans son pays d'origine ou s'il peut trouver un autre pays pour l'accueillir. Troisièmement, il est déclaré irrationnel de limiter les dispositions concernant la détention aux étrangers »37. Les deux premiers points, que nous allons évoquer, sont traités dans le verdict. Le choix de la SIAC, en ce qui concerne le troisième argument fondé sur la discrimination, constitue le tournant du jugement et le nœud de la résistance de la commission à l'Etat. Il transforme la relation entre la citoyenneté, la constitution et les droits fondamentaux, et nous y reviendrons après avoir analysé les deux premiers arguments.

40La SIAC rejette brièvement l'argument selon lequel ces mesures sont trop vastes sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme sur la question. Elle a considéré que l'application de la loi est aussi pertinente que le champ lui-même de la loi et que, dans ce cas, l'application n'en a pas été excessive38. En outre, l'argument de « la prison à trois murs », à savoir le fait qu'un détenu peut toujours quitter le Royaume-Uni s'il a une destination d'accueil, confirme la rationalité de la loi : « Le fait que le détenu soit libre de quitter le Royaume-Uni, loin de montrer l'irrationalité de ces dispositions, tend à prouver qu'elles sont en l'occurrence correctement adaptées à l'état d'urgence. Il est difficile de considérer que le pouvoir de détenir un étranger non accusé de délit criminel et souhaitant quitter le Royaume-Uni puisse facilement se justifier comme visant à l'empêcher de commettre[sic]des actes de terrorisme à l'encontre du Royaume-Uni »39. Ce paragraphe peut constituer une allusion voilée aux citoyens britanniques, apparemment en nombre supérieur à vingt, détenus à Camp Delta, à Guantanamo, par l'armée des Etats-Unis. Ils ont été déplacés d'Afghanistan où leur présence semblait légale, placés en détention et emmenés apparemment contre leur gré à Guantanamo où ils sont détenus sans accusation depuis le début de l'année. La Cour d'appel se trouve en accord avec la SIAC sur la conformité de cette mesure avec l'exigence de stricte nécessité de la CEDH. Il semble très probable que la Cour européenne des Droits de l'Homme finisse par être saisie de la question, auquel cas il sera intéressant de voir à quel point elle est prête à soutenir les juridictions inférieures. Une plus grande distance dans la relation entre le tribunal et l'Etat peut modifier la perspective de la stricte nécessité.

Etrangers, citoyens et discrimination

41La partie finale du jugement, la plus intéressante, présente les questions les plus fondamentales pour le cadre théorique d'Agamben. La SIAC y considère la légitimité de la dérogation à la lumière des engagements en matière de droits de l'homme allant au-delà de la liberté de la personne. L'argument le plus important se réfère à la différence de traitement entre les étrangers et les citoyens aux termes de la dérogation, et à la conformité de cette différence de traitement avec l'article 14 de la CEDH, qui stipule que la jouissance des droits et des libertés reconnus dans la Convention doit être assurée sans discrimination aucune, fondée sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

42Il nous faut résoudre deux points initiaux du jugement avant d'aborder l'examen des mérites de la plainte pour discrimination. Tout d'abord, l'article 14 dépend de l'entrée en jeu d'une autre clause de la CEDH. L'article 5 §1, sujet de la dérogation, peut-il encore être invoqué lors d'une plainte pour violation de l'article 14, ou existe-t-il une autre disposition de la CEDH à laquelle l'article 14 peut s'appliquer ? Ensuite, l'article 14 n'interdit pas spécifiquement dans son énumération la discrimination sur la base de la nationalité. La discrimination apparente dans la législation britannique sur la détention à durée indéterminée est-elle fondée sur un motif autre que la nationalité, encore qu'indirectement (par exemple sur des critères de race ou de religion), ou la nationalité peut-elle s'ajouter à la liste énoncée par l'article 14 ou s'interpréter comme partie intégrante de l'origine nationale ?

43En ce qui concerne la première de ces questions, la commission n'a pas eu de difficulté à conclure que l'article 14 peut s'appliquer à l'article 5 §1 même lorsqu'une dérogation efficace à ce dernier est en vigueur. Elle s'est fondée pour cela sur la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans le procès Ireland v. UK40 concernant la dérogation du Royaume-Uni à l'article 5 §1 à propos de l'Irlande du Nord, et sur le procès Abdulaziz v. UK41dans lequel la Cour européenne des Droits de l'Homme a conclu à une violation de l'article 14 dans le contexte d'une plainte concernant l'article 8 (le respect de la vie privée et familiale) mais sans qu'il y ait violation de l'article 8 lui-même. En ce qui concerne la seconde question, la commission conclut que la discrimination provient de l'origine nationale mais elle note ensuite la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans le procès Gaygusuz v. Austria42,édictant que le refus à des étrangers du droit de bénéficier d'indemnités sociales spécifiques du fait de leur nationalité, en l'espèce autre qu'autrichienne, représentait une violation de l'article 14 et du droit à la propriété (Article 1 protocole 1). La SIAC a notamment constaté que « la Cour européenne a énoncé clairement que toute discrimination sur la base de la nationalité exige une justification très solide »43. La commission évite également la question de l'éventualité d'une discrimination indirecte sur la base de la religion ou de la race, tous les détenus étant musulmans et considérés comme extrémistes.

44La SIAC divise le problème de l'article 14 en quatre parties répondant aux questions suivantes :

45Des personnes ont-elles fait l'objet, dans des circonstances similaires, d'un traitement différent dans un domaine couvert par la Convention ?

46La différence de traitement se fonde-t-elle sur une notion telle que l'origine nationale ?

47Cette différence de traitement a-t-elle un but légitime ?

48Si tel est le cas, existe-t-il une relation raisonnable, selon le principe de proportionnalité, entre les moyens employés et les buts poursuivis ?

49La SIAC note au regard des deux premières questions, l'existence d'une nette différence de traitement entre étrangers et citoyens britanniques : « La loi de 2001 prescrit une différence de traitement entre individus sur la base de leur origine nationale. Aucun citoyen britannique ne peut être détenu selon les termes de cette loi »44. Elle fusionne de plus la question de la discrimination sur la base de l'origine nationale et de la nationalité. Sur le point suivant de sa liste, l'existence d'un objectif légitime, la SIAC constate que « le Procureur général déclare que (1) les mesures de la loi de 2001 font partie du contrôle de l'immigration, et qu'il est légitime dans ce domaine de faire une distinction entre les ressortissants britanniques et les autres ; et (2) qu'il existe des raisons objectives pour centrer le pouvoir de détention sur les étrangers dans la mesure où ils représentent la principale menace »45. La SIAC accepte le premier de ces arguments et confirme le droit de l'Etat à contrôler l'immigration et, ce faisant, à traiter différemment les étrangers et les citoyens britanniques. L'application de ce droit étatique s'étend selon elle du point d'entrée dans le pays jusque et y compris à l'expulsion. La commission s'appuie davantage sur la jurisprudence nationale46 pour émettre ce jugement que sur celle, très étoffée sur ce point, de la Cour européenne des Droits de l'Homme47. Elle se penche ensuite sur la question de la détention et sur l'argument du gouvernement fondant la légitimité de la discrimination : « Le Procureur général déclare que les étrangers n'ont pas le droit général de se trouver ici - en liberté, parmi la population - même lorsqu'ils risquent la persécution à l'étranger. Les ressortissants britanniques ont ce droit. Si le pouvoir de détention doit être étendu aux citoyens britanniques, cela implique un équilibre différent des droits et une telle distinction est donc légitime, les Etats ayant une marge d'appréciation en matière d'équilibrage de droits concurrents énoncés par la Convention »48. La théorie de la souveraineté d'Agamben trouve ici son aspect le plus brutal. L'exception qui est centrale à la souveraineté revêt son expression la plus forte en ce qui concerne les étrangers. Vis-à-vis de ceux-ci l'Etat est moins tenu de respecter leurs droits et l'équilibre est modifié dans le contexte de l'état d'exception.

50C'est cependant ici que la SIAC manifeste une résistance contre la position de l'Etat, fondant son autonomie sur la base de normes de droits fondamentaux qui dépassent le pouvoir de contrôle et de changement de l'Etat : « Nous acceptons que la Commission doive faire la part du respect d'une certaine primauté du gouvernement élu dans sa conclusion sur les meilleures modalités d'atteindre son objectif légitime. Nous acceptons également qu'il puisse être dit que les mesures de la loi de 2001 participent du contrôle de l'immigration, mais nous éprouvons davantage de difficultés à comprendre la raison pour laquelle il a été considéré comme nécessaire ou même approprié de se centrer sur le contrôle de l'immigration, en réponse à la menace de terrorisme posée par des personnes suspectées de terrorisme international »49. Il est évident que cette déclaration pourrait s'interpréter comme le témoignage d'un éventuel embarras de la SIAC devant des questions aussi centrales et aussi délicates - et qui auraient été portées devant un tribunal différent si les mesures concernées avaient relevé d'un autre domaine de la loi. Mais le rejet apparent de l'argument de l'Etat selon lequel la qualité d'un étranger en tant que tel est sa caractéristique constitutive, s'avère plus central. Cette qualité place l'ensemble de l'individu dans un état d'exception permanente du simple fait qu'il n'est pas citoyen.

51Les déclarations les plus fondamentales en matière de liberté civile se trouvent dans l'habeas corpus, l'individu a le droit de ne pas être détenu sans procès. Agamben examine à loisir l'importance de ce droit dans le contexte du citoyen et de l'exceptionnalisme souverain50. Il constate néanmoins qu'en tant que liberté civile limitant le pouvoir souverain, l'habeas corpusest devenu l'apanage exclusif du citoyen. Ce droit n'étant garanti qu'à des citoyens (ou à des individus dont la situation est assimilée à celle de citoyen), les étrangers peuvent donc ne pas en avoir le bénéfice. La SIAC déclare au contraire : « Un particulier à qui on ne peut faire quitter le territoire du Royaume-Uni ne peut être détenu ni maintenu en détention simplement parce qu'il n'est pas un ressortissant britannique. Une autre justification doit présider à sa détention, comme par exemple le soupçon à son encontre de délit criminel. S'il doit y avoir une dérogation effective, concernant les personnes suspectées de terrorisme international, du droit à la liberté énoncé à l'article 5, et nous voyons qu'il existe des arguments puissants en faveur de cette dérogation, cette dérogation devrait rationnellement s'appliquer à toutes les personnes suspectées de terrorisme international ne pouvant quitter le territoire national. Il ne conviendrait de la limiter à la composante étrangère de la population que si, comme le déclare le Procureur général, la menace provient exclusivement, ou presque exclusivement, de cette composante étrangère »51. La SIAC déclare sur cette base : « Nous ne voyons pas comment cette dérogation peut être considérée autrement que comme discriminatoire sur la base de l'origine nationale »52.

52La nouveauté essentielle de ce jugement est l'assimilation des étrangers aux citoyens en ce qui concerne le droit fondamental à la liberté de la personne humaine. L'exception souveraine de détention, représentée par la détention à durée indéterminée, qui compte au nombre des formes de violence étatique les plus extrêmes permises légalement dans les démocraties occidentales, ne peut s'appliquer différemment aux étrangers ne pouvant être expulsés et aux citoyens. Les normes de droits de l'homme supranationales se situant au-delà du contrôle de l'Etat peuvent fournir à un tribunal national les outils lui permettant de se montrer autonome par rapport à l'Etat en matière d'application de l'exception souveraine. L'emploi de la violence étatique dans le champ protégé de l'exception elle-même peut être attaqué par le biais du principe de non-discrimination, qui place les étrangers dans le domaine des citoyens. Il ne semble pas qu'Agamben ait vu les effets sur sa théorie de l'exception souveraine d'une telle transformation.

53L'Etat pourrait certes éventuellement réagir à cette expression de résistance de la part d'un tribunal en instituant une dérogation à la clause de non-discrimination énoncée par la CEDH, sur la base de l'état d'urgence accepté par la SIAC. La commission fait donc figurer au dernier paragraphe de son jugement la phrase suivante, pour empêcher cette éventualité facilement réalisable : « Il ne serait d'aucun secours [au gouvernement] d'ajouter une telle dérogation en annexe à la loi, car nous ne pensons pas qu'il y ait là, en quelque circonstance que ce soit, de relation raisonnable entre les moyens employés et les objectifs poursuivis, en conséquence de quoi nous devons faire la déclaration d'incompatibilité qui a été demandée. Nous reconnaissons, évidemment, que cette déclaration serait presque, sinon totalement inutile pour les plaignants si le Parlement décide de traiter la discrimination que nous jugeons exister en étendant le pouvoir de détention aux citoyens britanniques »53. Cette dernière phrase constitue clairement un défi lancé au gouvernement - qui ne pourra chercher à détenir des ressortissants étrangers pour une durée indéterminée qu'en contrevenant au principe de liberté civile inhérent à l'habeas corpus en usage pour ses citoyens. La non-discrimination, si elle obligeait à étendre l'exception à tous les citoyens, aurait comme effet de rendre la mesure insupportable à tous les citoyens et aucun gouvernement ne veut prendre ce risque. Le pouvoir d'exception trouve ici sa limite. Il est encadré. Par ailleurs, toute tentative d'augmenter ainsi le champ de l'exception à tous les citoyens rouvrirait le débat controversé sur l'extension d'exceptions moins importantes dans le domaine des libertés civiles du Terrorism Act de 2000 et ce serait l'ensemble de l'édifice des lois antiterroristes qui serait en péril..

54L'emploi de l'outil de la non-discrimination restructure la relation entre citoyenneté et nationalité étrangère. Les principes des libertés civiles du citoyen sont étendus aux étrangers sur la base de la norme supranationale de non-discrimination, même lorsque la norme de droits de l'homme, corollaire international de la liberté civile, a été suspendue par l'exercice d'une dérogation étatique. En termes de théorie de la souveraineté d'Agamben, ce jugement soulève des questions sur les effets de l'application par les juges nationaux des normes supranationales dépassant la souveraineté de l'Etat. Les effets de ces normes supranationales appliquées par des acteurs étatiques dans la sphère nationale modifient l'espace permis pour la dérogation/exception. L'Etat n'est pas monolithique dans sa création et sa défense du territoire d'exception qu'il place au centre du droit. Les tribunaux eux-mêmes sont des acteurs fonctionnant sur la base de devoirs envers les droits fondamentaux dépassant le cadre de la souveraineté étatique. Ils peuvent reformuler la nature du territoire de l'exceptionnalisme d'Etat jusque dans son champ le plus large, le pouvoir sur les étrangers. Le domaine supranational du droit peut intervenir à l'intérieur du pays par le biais des institutions nationales et donner une autre expression à la relation des citoyens, de la souveraineté étatique et des étrangers.

La Cour d'appel et la déférence envers l'exécutif

55En ce qui concerne le jugement de la SIAC, son indépendance vis-à-vis de l'exécutif se fonde sur sa capacité à toucher, au-delà des compétences légales que lui confère le gouvernement, les obligations internationales en matière de droits de l'homme. Ces dernières ont été intégrées par les législations nationales mais leur interprétation ultime échappe à la sphère nationale et incombe à un tribunal supranational. Le tribunal national peut s'appuyer sur la signification donnée aux dispositions internationales par la Cour internationale pour fournir une interprétation à la loi nationale à laquelle s'oppose l'Etat. L'Etat a réagi au jugement de la SIAC en annonçant l'emploi d'autres pouvoirs lui permettant de poursuivre la détention des neuf personnes et en faisant appel. La Cour d'appel a adopté une approche très différente en matière de discrimination. Tout d'abord, Lord Woolf a accepté dans le jugement principal la justification par l'Etat de l'emploi qu'il a fait de l'immigration comme outil principal pour traiter les personnes suspectées de terrorisme, en se fondant sur le fait qu'il s'agit d'un domaine relevant de la seule appréciation de l'Etat. « Il est impossible pour la Cour d'adopter une position différente de celle du ministre de l'Intérieur sur la question de savoir si celui-ci avait le droit de parvenir à la conclusion qu'il ne fallait agir qu'envers des ressortissants étrangers soupçonnés de terrorisme ne pouvant faire l'objet d'une expulsion. Les décisions sur les exigences de sécurité nationale entrent de toute évidence dans la catégorie des décisions pour lesquelles la Cour doit montrer une déférence extrême au ministre de l'Intérieur parce qu'il est mieux qualifié pour évaluer l'action nécessaire »54.

56Sur le débat central touchant à la discrimination, la Cour d'appel emploie l'argument de la stricte nécessité contre la plainte pour discrimination. Le ministre de l'Intérieur ne pouvant agir que dans la mesure où son action est strictement nécessaire selon la clause de dérogation de l'article 15, seul un nombre minimum et vraiment nécessaire de personnes doit être détenu. Il incombe au ministre de l'Intérieur de déterminer qu'il n'était pas strictement nécessaire de détenir également des citoyens britanniques et aussi de décider qu'il ne l'est pas non plus de détenir des étrangers cherchant à quitter le Royaume-Uni. Ce raisonnement en boucle se voit ensuite amplifié : les motifs justifiables et pertinents ne donnant pas lieu, selon le jugement principal, à une discrimination interdite, sont « le fait que les étrangers ne pouvant être expulsés n'ont, contrairement aux citoyens, plus le droit de rester, mais seulement le droit de ne pas être expulsés, ce qui signifie juridiquement qu'ils appartiennent à une autre catégorie que ceux qui ont le droit de résidence permanente »55. Le fait que l'Etat refuse le statut d'immigrant à des individus (ou qu'il puisse dans certains cas leur avoir retiré un statut d'immigrant assurant leur sécurité) lui permet donc d'opérer une discrimination à leur encontre. Le pouvoir de l'Etat d'appliquer une exception est ancré dans le droit d'enlever ou d'accorder un statut. Les individus deviennent, selon les termes du juge, une catégorie identifiable pour des fins de discrimination du fait de la décision de l'Etat de les traiter de manière spécifique - c'est-à-dire de leur refuser ou de leur retirer le droit de résidence. Il existe donc un lien rationnel entre leur détention et l'objectif recherché, qui est l'expulsion. Le fait que cette dernière soit ajournée à une date indéterminée n'empêche pas qu'il ne s'agisse pas d'une discrimination.

57Le tribunal national a accepté le droit de l'Etat de déclarer l'exception. Le citoyen, incarnant une partie de l'exception par le biais de la souveraineté, ne peut être comparé avec l'étranger qui ne jouit pas d'une participation symbolique à la souveraineté. On ne peut laisser l'interdiction de la discrimination interférer avec la position fondamentalement différente de ces deux catégories. Si une telle situation était permise, la définition de la souveraineté et, avec elle, l'exception, en serait affaiblie.

58Il reste à savoir comment cette question sera considérée et résolue lorsqu'elle parviendra devant la Cour supranationale. Comme le note la Cour d'appel dans son jugement consécutif à la décision de la SIAC, le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a exprimé une opinion argumentée sur la dérogation à l'article 5 du Royaume-Uni. Ainsi que le constate Lord Woolf, « le commissaire soulève un certain nombre de questions concernant la pertinence, la proportionnalité et la nécessité de la décision prise par le gouvernement britannique. Certains arguments sont également repris, ce qui n'est pas surprenant, par les défendeurs en appel, et j'espère avoir exprimé dans ce jugement mon opinion sur ces sujets. Je rejoins néanmoins l'avis du commissaire sur le fait qu'une décision telle que celle qu'a prise le gouvernement britannique 'ne peut se justifier que dans des circonstances très limitées' »56.

59La relation entre l'Etat, les tribunaux nationaux et la Cour supranationale soulève au long de notre analyse des questions sur la nature de la souveraineté. Le respect de l'Etat dans le domaine de l'exception s'est vu remis en cause par l'adoption d'obligations supranationales en matière de droits de l'homme. Le bref défi de la SIAC sur la base de ces obligations se trouve pour le moment anéanti par la Cour d'appel. La Cour européenne des Droits de l'Homme, en nous indiquant dans quelle mesure une Cour supranationale participe à la protection de l'exceptionnalisme souverain, constituera la prochaine étape dans la mise au clair des relations entre la souveraineté et l'exceptionnalisme. Agamben et ses thèses sont dans les mains des juges européens.

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Notes

1 . A, X, and Y and others v. Secretary of State for the Home Department [2002], EWCA Civ 1502, paragraphe 110.
2 . A & Ors v. Secretary of State for the Home Department SC/1-7/2002, 30 juillet 2002.
3 . Le gouvernement a également institué une dérogation au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le PIDCP), mais la SIAC n'a pas examiné directement cette question, sauf en ce qui concerne la validité de la procédure de dérogation en elle-même, dans la mesure où le Pacte n'a pas été intégré dans la loi nationale.
4 . G. Agamben, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil, 1997, p. 35.
5 . G. Agamben, op. cit., p. 74.
6 . G. Agamben, op. cit., p. 137.
7 . Lawless (No. 3) v. Ireland (1961) 1 EHRR 15 ; Brannigan & McBride v. UK (1993) 17 EHRR 539.
8 . Paragraphe 5.
9 . Special Immigration Appeals Commission Act, 1997.
10 . (1996) 23 EHRR 413.
11 . Paragraphe 4.
12 . Secretary of State for the Home Departement v. Rehman [2001] UKHL 47.
13 . La très forte reconnaissance internationale du Centre for the Independence of Judges and Lawyers, une ONG domiciliée à Genève, témoigne du souci généralisé de protéger la légitimité des tribunaux dans le monde.
14 . « Le président Robert Mugabe a remis en question le pouvoir et l'indépendance des tribunaux du Zimbabwe en demandant aux plus hauts magistrats du pays de démissionner pour avoir remis en cause son engagement envers l'Etat de droit, après que le gouvernement eut désobéi à l'ordre du tribunal de remettre en liberté deux journalistes ayant annoncé un projet supposé de coup d'état », The Guardian, 8 février 1999.
15 . Chandler v. DPP [1964] AC 763.
16 . Secretary of State for the Home Department v. Rehman [2001] UKHL 47.
17 . H. Yourow, The Margin of Appreciation Doctrine in the Dynamics of the European Court of Human Rights Jurisprudence, Londres, New York, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, Kluwer Press, 1996 ; E. Benvenisti, Margin of Appreciation, Consensus and Universal Standards, International Law and Politics vol. 31, pp. 843-854.
18 . International Transport Roth GmbH & Others v. Secretary of State for the Home Department [2002] EWCA Civ 158.
19 . Ibid., paragraphe 85.
20 . Marchiori v. The Environment Agency & The Secretary of State for Defence & AWE plc [2002] EWCA Civ 03.
21 . Les difficultés des tribunaux, et notamment au Royaume-Uni, face aux actions collectives en justice, illustrent ce fait. Devant l'incompatibilité du rôle du pouvoir judiciaire et de la détermination collective, le mécanisme employé est celui de l'action représentative par le biais de laquelle le tribunal traite le cas d'un individu qu'il peut examiner et comprendre, alors que cet individu masque une collectivité invisible.
22 . R v. Governor of Durham Prison ex parte Hardial Singh [1984] 1 WLR 704.
23 . R v. Secretary of State for the Home Department ex parte Saadi (FC) and others (FC) [2002] UKHL 41, paragraphe 25.
24 . Paragraphe 9.
25 . Paragraphe 14.
26 . R (Daly) v. Secretary of State for the Home Department [2001] 2 AC 532.
27 . Brannigan &McBride v. UK (1993) 13 EHRR 539.
28 . Paragraphe 21.
29 . A, X and Y and Others v. Secretary of State for the Home Department [2002] EWCA Civ 1502, paragraphe 34.
30 . G. Agamben, op. cit., p. 45.
31 . Paragraphe 24.
32 . Paragraphe 29.
33 . Paragraphe 30.
34 . Paragraphe 33.
35 . Paragraphe 35.
36 . Paragraphe 42.
37 . Paragraphe 46.
38 . Paragraphes 48 et 49.
39 . Paragraphe 51.
40 . (1978) 2 EHRR 25.
41 . (1985) 7 EHRR 471.
42 . (1997) 23 EHRR 364.
43 . Paragraphe 80.
44 . Paragraphe 79.
45 . Paragraphe 82.
46 . R (Saadi) v. Secretary of State for the Home Department [2001] 4 AII ER 961.
47 . Notamment le verdict du procès Chahal qui hante le jugement comme un fantôme.
48 . Paragraphe 89.
49 . Paragraphe 92.
50 . G. Agamben, op. cit., p. 133.
51 . Paragraphe 94.
52 . Paragraphe 95.
53 . Paragraphe 96.
54 . Paragraphe 40.
55 . Paragraphe 47.
56 . Paragraphe 62.
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Pour citer cet article

Référence papier

Elspeth Guild, « Agamben face aux juges. Souveraineté, exception et antiterrorisme »Cultures & Conflits, 51 | 2003, 127-156.

Référence électronique

Elspeth Guild, « Agamben face aux juges. Souveraineté, exception et antiterrorisme »Cultures & Conflits [En ligne], 51 | automne 2003, mis en ligne le 02 février 2004, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/967 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.967

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Elspeth Guild

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