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Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe : de la fusion sécuritaire au multipositionnement de la menace

Anastassia Tsoukala
p. 83-96

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Géographique :

Europe
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Texte intégral

1L'étude de l'évolution des mesures de contrôle policier du hooliganisme en Europe, depuis la fin des années 1960, pose d'emblée certains problèmes liés à la complexité de la question. Complexité juridique tout d'abord, puisque d'une part le hooliganisme revêt à la fois des aspects déviants et délinquants et, de l'autre, sa réglementation actuelle est la composante de décisions prises tant au niveau national qu'au niveau communautaire. Mais aussi, et surtout, complexité des cadres de référence spatiaux et conceptuels des stratégies d'action policières appliquées à son encontre.

2Situées initialement au seul niveau national, ces stratégies d'action ont subi l'impact du processus d'européanisation, auquel s'est ajoutée l'influence exercée en la matière par les instances sportives européennes. Ainsi, la gestion policière du hooliganisme en Europe est-elle actuellement déterminée par des décisions prises à trois niveaux différents, national, communautaire et européen respectivement, par des acteurs relevant de la sphère politique, du monde de la gestion de la sécurité et du milieu sportif. En même temps, cette distinction devrait être relativisée par le fait que, malgré leur autonomie institutionnelle, ces trois niveaux de prise de décisions partagent de plus en plus la même perception du phénomène et, par conséquent, des réponses à y donner en raison du renforcement de la coopération policière internationale et du multipositionnement de certains acteurs dans les principaux centres de prise de décisions.

3D'un autre côté, les stratégies d'action policières se sont successivement appuyées sur une série de registres conceptuels différents, allant de la perception du hooliganisme comme un problème d'ordre public ordinaire, qui pouvait être géré selon les principes appliqués en matière de gestion des foules en général, à la mise en avant de sa spécificité, qui est allée de pair avec le renforcement constant des mesures proactives et répressives, pour arriver aujourd'hui à une phase fusionnelle1, où le hooliganisme perd de nouveau sa spécificité et finit par être géré en tant que partie intégrante d'un ample spectre de menaces pour la sécurité intérieure des pays européens.

4Si nous croisons les critères ci-dessus, nous constatons que nous pourrions procéder, de manière schématique, à une division de l'évolution de la gestion policière du hooliganisme en Europe en trois phases principales. La première de celles-ci irait de la fin des années 1960 jusqu'au milieu des années 1980 et correspondrait à la prédominance des politiques publiques nationales qui, malgré leur degré de différenciation élevé, se caractérisaient par la perception du hooliganisme comme un phénomène d'ordre public ordinaire, ne nécessitant pas l'adoption de lois et de stratégies d'action policières spécifiques. La deuxième phase irait du milieu des années 1980 jusqu'à la fin des années 1990 et correspondrait à l'intervention croissante des acteurs communautaires et européens, laquelle, tout en impliquant l'homogénéisation progressive de la gestion policière du phénomène, a mis en avant sa spécificité normative et sécuritaire. Enfin, la troisième phase irait de la fin des années 1990 jusqu'à nos jours et correspondrait au renforcement des tendances uniformisatrices antérieures, ainsi qu'à la perte progressive de la spécificité du hooliganisme.

5L'enchaînement de ces trois étapes ayant déjà été étudié ailleurs2, nous nous focaliserons ici sur la dernière phase, que nous qualifions de phase de fusion sécuritaire. Tout en étant indissociable de l'étape antérieure, celle-ci reflète la diffusion progressive d'une nouvelle perception de la menace au sein des entrepreneurs politiques et moraux, des professionnels de la gestion de la sécurité et des médias dans beaucoup de pays européens. Caractérisée par le regroupement de nombreux phénomènes déviants et criminels, selon leur prétendu degré d'interconnexion aux niveaux national et international3, cette nouvelle perception a impliqué la mise en place d'une logique sécuritaire fusionnelle, où le terrorisme, la criminalité organisée, le trafic de stupéfiants, la pédophilie et la criminalité financière, par exemple, sont considérés comme menaces potentielles au même titre que l'immigration clandestine, la petite délinquance, la délinquance juvénile, le hooliganisme, les violences et incivilités urbaines, voire les manifestations anti-mondialisation4. Exprimée clairement dans nombre de documents officiels, cette perception globalisante de la menace a profondément modifié les politiques publiques de protection de la sécurité intérieure puisqu'elle est allée de pair avec l'adoption d'un dispositif de sécurité qui, faisant abstraction des spécificités des phénomènes qu'il était censé combattre, se développe désormais en fonction du seuil hypothétique de la menace que ceux-ci représenteraient globalement.

6Ceci étant, nous devons pourtant souligner que, en dépit des apparences, cette conception globalisante de la menace n'implique pas pour autant une définition homogène de chaque phénomène social à contrôler. En effet, une étude plus poussée de la gestion policière des phénomènes inclus dans ce nouveau schème conceptuel nous permet de voir que, au sein même de cette nouvelle perception, se dessine un nouveau processus de définition des phénomènes répréhensibles, caractérisé par une logique de multipositionnement. Comme si à la perte initiale de spécificité se succédait une perte d'unicité. Comme si l'image éclatée de chacun de ces phénomènes, résultat de leur immersion dans un ensemble conceptuel beaucoup plus vaste, impliquait la greffe de leurs éclats sur d'autres ensembles ou sous-ensembles conceptuels. Les phénomènes et, par extension, les menaces qu'ils représentent se trouvent ainsi inscrits simultanément sur des registres variés, relevant des logiques différentes qui, selon le cas, s'imbriquent ou se superposent.

7Observé déjà dans le cas de l'immigration5, cet effet de la fusion sécuritaire nous paraît également observable dans le cas du hooliganisme. Afin de mieux étudier les facteurs qui se trouvent à l'origine de ce nouveau phénomène et de mettre en évidence l'impact de celui-ci sur les sociétés européennes, nous proposons de procéder à l'analyse des dernières tendances de la gestion policière du hooliganisme en remontant jusqu'à la deuxième des trois étapes mentionnées ci-dessus.

La mise en avant de la spécificité du hooliganisme

8L'uniformisation progressive, depuis 1985, de la gestion policière du hooliganisme résulte de deux processus distincts, mais étroitement liés entre eux. Le tournant est marqué par le texte de la Convention européenne du 23 juillet 19856, adopté par le Conseil de l'Europe suite à la tragédie de Heysel. Indissociable de l'accélération du processus d'européanisation survenue à cette époque et de l'uniformisation progressive des politiques nationales de justice et de sécurité intérieure qui en résulta, l'homogénéisation des politiques policières qui s'échafaude alors s'est notamment traduite par l'application des options dominantes en matière de gestion des foules, au niveau national, et par le renforcement constant de la coopération, aux niveaux national et international.

9Dans tous les cas, la répression du hooliganisme s'appuie désormais sur des lois pénales spéciales. Sur le plan normatif, cette spécificité du hooliganisme reste, toutefois, paradoxale car elle se développe en l'absence de toute définition juridique du phénomène. Celui-ci est en fait décomposé en une série de comportements répréhensibles s'ils sont commis à l'occasion d'un événement sportif et notamment d'un match de football - le critère spatial retenu étant donc à la fois le principal élément constitutif de la définition du hooliganisme7 et la base d'une nouvelle circonstance aggravante, puisque les auteurs de certains actes délictueux encourent des peines plus lourdes s'ils agissent à l'occasion d'un événement sportif. Cette introduction de lois pénales spéciales a produit des effets considérables sur la répression des hooligans puisqu'elle a impliqué la mise en place progressive d'un ensemble de mesures dérogatoires8 et la création de nouvelles sanctions à l'encontre des personnes accusées pour hooliganisme9.

10La gestion policière du hooliganisme subit, quant à elle, l'influence du processus d'uniformisation, au niveau européen, des politiques de gestion des foules. Elle s'écarte donc progressivement des logiques purement répressives pour se tourner vers des logiques d'anticipation, privilégiant notamment la limitation du recours à la violence et la collecte de renseignements10. C'est cette dernière option qui a d'ailleurs impliqué la généralisation de la surveillance électronique à l'intérieur et à l'extérieur des stades, la création de centres de renseignements propres au hooliganisme et l'infiltration policière des groupes de supporters dans certains pays. Obéissant à une logique de prévention situationnelle, la mise en œuvre de ces mesures préventives et proactives a fini par réduire considérablement les incidents à l'intérieur des stades, mais elle n'a pas abouti pour autant à un contrôle efficace du phénomène car, contrairement à ce qui s'est produit en matière de gestion des foules, elle n'est pas allée de pair avec l'application du principe de la négociation. En effet, bien que le recours régulier à la négociation ait largement contribué à la pacification de la gestion des foules au cours des dernières décennies, les officiers de police ont le plus souvent refusé de négocier avec les hooligans. Comme ils n'accordaient aucune dimension sociale ou politique à ce comportement, ils estimaient que les hooligans n'étaient pas des acteurs sociaux agissant dans le cadre d'un système institutionnel donné et que, par conséquent, ils ne sauraient être érigés au rang d'interlocuteurs potentiels de la police11.

11La combinaison de ces deux éléments, à savoir le renforcement des mesures de contrôle et de surveillance à l'intérieur des stades et l'absence de stratégie susceptible de pacifier la gestion du phénomène, a fini par produire de nombreux effets pervers. D'une part, elle a entraîné l'aggravation du hooliganisme puisqu'elle a largement contribué au déplacement spatio-temporel et à la radicalisation des activités des hooligans qui, cherchant justement à éviter le contrôle policier dans les stades, commencent à agir dans les centres-villes ou ailleurs, avant, pendant ou après le match, et à avoir souvent recours à l'usage d'armes, rendant de la sorte leur contrôle de plus en plus onéreux et difficile, voire impossible. D'autre part, comme cela a déjà été constaté ailleurs12, cette généralisation de mesures de surveillance a établi un vaste contrôle de la déviance, dont l'expansion a été davantage facilitée par l'absence d'une définition juridique du hooliganisme. Justifié au nom de la dangerosité que représenterait le hooliganisme pour la sécurité intérieure des pays européens, ce contrôle de la déviance n'a suscité de critiques ni de la part des sociétés civiles concernées13, ni de la part des instances communautaires. Ainsi, dans sa Résolution du 21 mai 1996 sur le problème du hooliganisme et de la libre circulation des supporters de football14, le Conseil dénonce le système existant de fiches et d'échanges d'informations pour avoir « déjà provoqué des arrestations ou des expulsions d'innocents »15, mais accepte les restrictions de la liberté de circulation imposées à des individus considérés comme fauteurs de trouble potentiels si ceux-ci « présentent un danger réel et sérieux pour la sécurité publique »16. Ne souhaitant toutefois pas cautionner l'établissement du vaste contrôle de la déviance qui en résulterait, il précise qu'il souhaite la future élaboration d'une définition de la notion de supporter à risques et d'une instauration de règles relatives à la collecte, la mise en commun, le traitement et l'échange des informations17.

12Situés désormais au cœur de la coopération policière, nationale et internationale, la collecte et l'échange de renseignements et de savoir-faire ont notamment impliqué la constitution de nombreux fichiers informatisés, ainsi que la mise en place d'un vaste réseau d'officiers de liaison et de policiers physionomistes (spotters). Ce renforcement constant de la coopération a également favorisé la transposition de pratiques policières. Le hooliganisme commence ainsi à faire l'objet de mesures déjà appliquées dans la lutte contre d'autres phénomènes criminels. La création d'un réseau d'officiers de liaison s'est de la sorte inspirée de réseaux analogues créés dans les années 1970 en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et développés depuis sous l'impulsion de TREVI18. Au niveau national, cette transposition de pratiques a impliqué l'application à l'encontre du hooliganisme de mesures jusqu'alors réservées essentiellement à la lutte contre le terrorisme, telles que l'infiltration policière des groupes de supporters, l'installation d'une ligne téléphonique recevant des informations sur d'éventuels incidents et leurs auteurs, ou alors les arrêtés d'expulsion adoptés suivant la procédure d'urgence absolue en France, lors de la Coupe du monde de 199819.

13De plus en plus répandus, ces modes de gestion policière du hooliganisme n'ont guère cessé de se renforcer depuis leur émergence, au milieu des années 1980. Cependant, à partir de la deuxième moitié des années 1990, ceux-ci semblent obéir à une nouvelle perception du phénomène, caractérisée par la baisse progressive de l'importance accordée à sa spécificité. Déterminant actuellement, à plusieurs égards, les politiques de lutte contre le hooliganisme, cette nouvelle perception, qui résulte de la perception globalisante de la menace déjà évoquée, ouvre une nouvelle phase en matière de gestion policière du phénomène.

L'éclatement du hooliganisme

14Suite à la rapide expansion de la perception globalisante de la menace, les frontières entre les comportements déviants et criminels et entre les phénomènes criminels eux-mêmes se sont considérablement estompées, les professionnels de la gestion de la sécurité ont commencé à raisonner en termes de réseaux interconnectés de menaces transnationales, produites par des auteurs peu ou guère définissables selon les critères dominants du passé20, dont la dangerosité consiste justement en leur inscription dans un cadre de référence vague, mouvant, flou21. Comme ce nouveau schème conceptuel est structuré autour de la notion de la menace, les spécificités de chacun des phénomènes concernés et les motifs des acteurs impliqués perdent le rôle déterminant qu'ils occupaient jusqu'alors dans les politiques de contrôle social. Par conséquent, le renforcement croissant des mesures répressives et proactives s'effectue désormais aux dépens de la prévention primaire.

15Dans le cas du hooliganisme, ces tendances se manifestent déjà dans le texte de la Résolution du Conseil du 9 juin 1997 sur la prévention et la maîtrise du hooliganisme22, où, malgré l'absence de toute preuve étayant la thèse d'une « internationale hooligan », il est prévu que « les réseaux internationaux de groupes de supporters feront l'objet d'une attention particulière »23. La notion de menace comportant en elle-même un élément de potentialité, puisqu'elle consiste en une projection dans le futur de l'évolution prévisible des dommages déjà enregistrés24, l'affirmation de son existence et de sa gravité incontestée implique maintenant l'amplification de cet élément de potentialité afin de couvrir également le passé. Ainsi, en 1999, l'auteur du rapport « Le hooliganisme dans le football », établi pour la Commission de la culture et de l'éducation du Conseil de l'Europe25, procède à un exposé des politiques de maintien de l'ordre appliquées lors de tournois internationaux en précisant qu'il est « nécessaire de ne pas se limiter à l'analyse des incidents survenus mais aussi d'envisager ceux qui ne se sont pas produits »26.

16Bien qu'il ne soit pas aisé de fixer des dates charnières, il nous semble que la logique fusionnelle et, par extension, de multipositionnement de la menace émerge, elle aussi, dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix et se manifeste clairement dans le texte de l'Action Commune du 26 mai 1997 sur la coopération dans le domaine de l'ordre et de la sécurité publics27. Rédigée suite à la Recommandation du Conseil du 22 avril 1996 sur la prévention et l'endiguement des troubles susceptibles de se produire lors de matches de football28, cette action commune se dote d'une portée beaucoup plus large puisque, sous le terme de « rassemblements », elle couvre tant les compétitions sportives que les concerts de rock, les manifestations, les barrages routiers et des questions connexes, telles que la surveillance et la protection de personnes et de biens. Elle prévoit notamment le renforcement de l'échange de renseignements entre Etats membres, tenus d'informer leurs partenaires si « des groupes d'une certaine ampleur et susceptibles de constituer une menace pour l'ordre et la sécurité publics se déplacent vers d'autres Etats membres en vue d'y participer à des rassemblements »29 et appelés à « détacher momentanément des officiers de liaison dans d'autres Etats membres qui en font la demande »30.

17A partir de cette date, les effets de cette nouvelle perception de la menace deviennent de plus en plus visibles. Ainsi, les conclusions de la réunion du Conseil des ministres de la justice et de l'intérieur du 13 juillet 2001, relatives à la sécurité des réunions du Conseil européen et d'autres manifestations susceptibles d'avoir un impact comparable31, prévoient d'une part la création de centres de renseignements nationaux dans tous les Etats membres32 et, d'autre part, la constitution d'un réseau d'officiers de liaison33 et la généralisation d'une mesure réservée jusqu'alors aux hooligans, à savoir le recours systématique à despoliciers physionomistes. La proposition de cette dernière mesure, dont l'efficacité vis-à-vis de foules importantes est quand même très réduite, nous indique clairement que la lutte contre le hooliganisme cesse d'être seulement un terrain d'importation de pratiques policières appliquées dans d'autres domaines pour devenir aussi un laboratoire d'expérimentation de nouvelles pratiques en matière de protection de la sécurité intérieure34.

18Lors de cette réunion, a été aussi examinée la possibilité d'appliquer, mutatis mutandis, aux personnes qui souhaitaient se déplacer vers un pays européen pour y manifester, l'interdiction de sortie du territoire applicable déjà aux hooligans. L'introduction éventuelle d'une interdiction pareille n'ayant pas fait l'unanimité, la version finale des conclusions se contente de prévoir que les Etats membres doivent utiliser « toute possibilité légale permettant d'empêcher les personnes notoirement connues pour des faits troublant l'ordre public de se rendre dans le pays qui accueille l'événement s'il y a des raisons sérieuses de croire qu'elles se déplacent dans l'intention d'organiser, de susciter ou de participer à des graves troubles de l'ordre public »35.

19Cette tendance fusionnelle sous-tend également la proposition de constitution d'un futur fichier européen sur les comportements collectifs puisque les conclusions de la réunion précitée du Conseil envisagent l'éventualité d'un accroissement des compétences d'Europol « en matière d'analyse commune des troubles violents, des infractions et des groupements »36. Cette idée de création d'un fichier européen a d'ailleurs été également formulée par la présidence belge qui, suite à une réunion d'experts sur le hooliganisme, tenue à Bruxelles les 22 et 23 mai 2001, a proposé la création d'un réseau de centres nationaux de renseignements sur le hooliganisme dont les données seraient intégrées à un futur SIS II37. Initialement, cette proposition a été vivement critiquée par les pays scandinaves, l'Autriche et la Grèce qui, d'une part, dénonçaient le fait que cette mesure ne tenait guère compte des spécificités nationales38 et, d'autre part, ne souhaitaient pas mettre en place un dispositif onéreux, dont l'efficacité restait en fait très limitée. Néanmoins, en avril 2002, le Conseil JAI de l'Union européenne a décidé la création de points nationaux d'information sur le hooliganisme, chargés de coordonner et de faciliter l'échange d'informations entre services de police à l'occasion de matches de football39.

20Si la juxtaposition de ces textes communautaires rend évidente la place prédominante qu'occupe la tendance de fusion sécuritaire lors de l'élaboration des politiques de protection de la sécurité intérieure en Europe, elle nous permet aussi d'entrevoir l'émergence d'une tendance de multipositionnement de chaque phénomène à contrôler. Le hooliganisme, en l'occurrence, se trouve ainsi inscrit sur trois registres conceptuels différents. Tout d'abord, suivant la logique établie par la perception globalisante de la menace, il fait partie d'un ample spectre de menaces pour la sécurité intérieure des pays européens, au même titre que la criminalité organisée, le terrorisme et l'immigration clandestine. Mais, en même temps, il se trouve inclus dans une première sous catégorie de menaces, relatives à la sécurité urbaine, qui le place à côté des violences urbaines, de la petite délinquance, de la délinquance juvénile et des manifestations anti-mondialistes, ainsi que dans une deuxième sous catégorie de menaces, liées simplement à l'existence de comportements collectifs potentiellement dangereux, qui le place à côté des concerts de rock, des manifestations de tout genre et des barrages routiers.

21Ces observations nous semblent mettre en évidence une des caractéristiques majeures des politiques publiques actuelles de contrôle du hooliganisme en Europe, en nous indiquant que, à défaut de disposer d'un cadre d'interprétation globale du hooliganisme, celles-ci procèdent de manière descriptive et restent, par conséquent, limitées à des visions fragmentaires du phénomène. Ainsi, à l'instar de ce qui s'est produit au niveau normatif, où l'absence de définition juridique du hooliganisme a impliqué sa décomposition en une série de comportements répréhensibles, la perte progressive de sa spécificité, au niveau des pratiques policières, a impliqué son éclatement en plusieurs registres de référence. Incluant des comportements aussi bien criminels que déviants, ceux-ci se superposent les uns aux autres et, le cas échéant, se recoupent.

22Cette perception éclatée du hooliganisme comporte pourtant de graves dangers pour les libertés fondamentales des supporters concernés puisque la multiplication de registres de référence tend désormais à entraîner la multiplication des fichiers de police. Une foiscréés aux niveaux national et européen et éventuellement interconnectés, ceux-ciélargissent davantage le contrôle de la déviance déjà établi et peuvent même entraîner une restriction de la liberté de circulation, dans la mesure où ils peuvent justifier une éventuelle interdiction de sortie du territoire. Il est donc clair que les critères d'introduction, de sauvegarde et d'échange des données à caractère personnel de ces fichiers revêtent une importance primordiale. Toutefois, si nous étudions la question au niveau national, nous constatons que la mise en place du fichier du NCIS/FU, en Grande-Bretagne, a provoqué l'établissement d'un large contrôle de la déviance, à travers la constitution de fichiers créés et communiqués selon des critères opaques, voire arbitraires40, et que même un fichier plus légaliste, comme celui établi par le CIV aux Pays-Bas, n'écarte pas complètement le contrôle de la déviance41.

23Au niveau communautaire, les conclusions de la réunion précitée du Conseil des ministres de la Justice et de l'Intérieur du 13 juillet 2001 ne prévoient rien quant à la durée de sauvegarde des données et laissent sous-entendre que les fichiers en question incluront des données sur des fauteurs de troubles tant connus que « potentiels », ce qui va renforcer inévitablement le contrôle de la déviance déjà observé au niveau national. Dans le cas concret du hooliganisme, alors que la Résolution du Conseil du 6 décembre 2001 sur un manuel pour la mise en place, à l'échelle internationale, d'une coopération policière et de mesures visant à prévenir et à maîtriser la violence et les troubles liés aux matches de football revêtant une dimension internationale et concernant au moins un Etat membre42, consacre beaucoup d'attention au fonctionnement des futurs centres de renseignements nationaux, la question du contrôle de ces fichiers est abordée de manière sommaire, en citant que « l'échange des informations personnelles s'effectue conformément à la réglementation nationale et internationale applicable »43. La même attitude semble d'ailleurs prévaloir parmi les députés européens. En effet, lorsque ceux-ci ont été appelés à se prononcer sur le projet de décision du Conseil concernant la sécurité lors de matches de football revêtant une dimension internationale et proposant à cette fin la création dans tous les Etats membres de centres de renseignements sur le hooliganisme, ils ont majoritairement considéré l'approche sécuritaire comme la seule réponse possible. Ainsi, le rapporteur Deprez déclare-t-il que « le meilleur moyen de prévenir les troubles et d'assurer le maintien de l'ordre à l'occasion des matches est de disposer, en tout premier lieu, d'un système organisé et performant d'échange d'informations »44. Le bien-fondé de cette mesure n'est guère discuté, la plupart des débats se tournant autour de l'éventuelle amélioration de son efficacité45. Seuls deux députés soulèvent la question de l'absence de contrôle démocratique sur ces structures policières et des menaces sur les droits de l'homme qu'impliquerait la mise en place de ce nouveau dispositif46. La version finale de la décision du Conseil prévoit, quant à elle, l'échange d'informations générales et des données à caractère personnel en précisant que la protection de ces dernières tombe sous les principes de la Convention n° 108 du Conseil de l'Europe du 28 janvier 1981 et, éventuellement, de la Recommandation n° R (87) 15 du Comité des ministres du Conseil de l'Europe du 17 septembre 198747. Force est pourtant de constater que cette protection ne peut assurer le contrôle efficace ni des critères d'introduction des données à caractère personnel sur des fauteurs de troubles « potentiels », ni des pratiques policières d'échange de ces données.

24Ceci étant, il est à craindre que, loin d'assurer une meilleure gestion du hooliganisme, ces nouvelles tendances de contrôle du phénomène ne finissent par amplifier les effets pervers des politiques publiques antérieures, en aggravant davantage la manifestation du hooliganisme, en minimisant les possibilités de changement futur du comportement des supporters, à cause de la marginalisation de la prévention primaire, et en continuant de porter atteinte aux libertés publiques des citoyens européens à travers l'établissement d'un contrôle de la déviance de plus en plus vaste. Facilité par l'absence de définition juridique du hooliganisme, ce contrôle de la déviance se trouve d'autant plus renforcé que les logiques de fusion et de multipositionnement de la menace qui sont déjà en œuvre risquent de le rendre de moins en moins visible.

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Notes

1 . Sur cette notion de fusion sécuritaire, voir aussi : Tsoukala A., « Le hooliganisme et la protection de la sécurité intérieure en Europe. Quels enjeux ? », Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, 2002, 3, pp. 310-322.
2 . Tsoukala A., op. cit.
3 . Bigo D., « Le champ européen de la sécurité », in Bigo D., Hanon J.-P., Tsoukala A., Approche comparative des problèmes de sécurité intérieure. Rapport final, ministère de la Défense, Paris, 1999, pp. 135-136.
4 . Bigo D., « The European internal security field stakes and rivalries in a newly developing area of police intervention », in Anderson M., Den Boer M. (éds.), Policing Across National Boundaries, Pinter, London, 1994, p. 164 ; Anderson M., Apap J., Changing Conceptions of Security and their Implications for EU Justice and Home Affairs Cooperation, CEPS, working paper n° 15, 10/2002.
5 . En tant que menace pour la sécurité intérieure des pays européens, l'immigration est à la fois inscrite sur le registre du terrorisme, de la criminalité organisée, de la petite délinquance et des violences et incivilités urbaines. Sur ce point, voir : Dal Lago A., Non-persone. L'esclusione dei migranti in una società globale, Feltrinelli, Milano, 1999 ; Tsoukala A., « Le traitement médiatique de la criminalité étrangère en Europe », Déviance et Société, 2002, 1, pp. 61-82.
6 . Convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives et notamment de matches de football, Série des Traités européens, n° 120, Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1987.
7 . Ceci nous paraît bien illustré par les intitulés des textes de loi adoptés en la matière tant au niveau communautaire que dans nombre de pays européens, lesquels mentionnent invariablement cet élément spatial. A titre indicatif, nous citons : la Convention européenne de 1985 sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives et notamment de matches de football ; la loi française n° 93-1282 relative à la sécurité des manifestations sportives et les lois britanniques Sporting Events (Control of Alcohol, etc.) Act 1985, Football Spectators Act 1989, Football (Offences) Act 1991, Football (Disorder) Act 2000.
8 . Comme l'interdiction de la vente d'alcool à l'intérieur et aux abords des stades lors de matches à hauts risques, ou l'installation de dispositifs de surveillance électronique à l'intérieur des stades. Parmi les mesures dérogatoires adoptées ultérieurement, nous citons les arrestations préventives des fauteurs de troubles potentiels.
9 . Comme l'interdiction de pénétrer dans une enceinte sportive pendant une période fixée par le juge lors du prononcé de la peine principale. Plus tard, dans certains pays, comme l'Allemagne et la Grande-Bretagne, la loi a prévu également la possibilité d'interdire à une personne condamnée pour hooliganisme d'assister à des rencontres sportives internationales.
10 . Della Porta D., Reiter H. (éds.), Policing Protest. The Control of Mass Demonstrations in Western Democracies, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1998.
11 . Tsoukala A., « La gestion policière du hooliganisme : Angleterre, Italie, Pays-Bas », in J.-C. Basson (dir.), Sport et ordre public, IHESI/La Documentation française, Paris, 2001, p. 168 et s.
12 . Idem, p. 163.
13 . Sur ce point, voir Tsoukala A., « La construction médiatique de la figure du hooligan dans la presse française », in SSSLF, Dispositions et pratiques sportives. Recherches et débats actuels en sociologie du sport, L'Harmattan, Paris (sous presse) ; Tsoukala A., « The Media Coverage of Sports Crowd Disorder. The Case of the 2000 European Championship », 2e Congrès International de l'ISSA, Cologne, 18-21 juin 2003.
14 . A4-0124/1996.
15 . Résolution du 21 mai 1996, op. cit., Aspects généraux, 10.
16 . Ibid, Libre circulation des personnes, 26.
17 . Ibid, point 50.
18 . Massé M., « L'espace Schengen. Développement de l'entraide répressive internationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1992, 4, p. 805 ; Bigo D., L'Europe des polices et de la sécurité intérieure, Complexe, Bruxelles, p. 52 et s.
19 . Ces arrêtés ont été adoptés à l'encontre de certains supporters qui, à peine arrivés sur le territoire français, ont été identifiés par des spotters comme potentiellement dangereux pour l'ordre et la sécurité publics.
20 . Nous pensons notamment à des critères spatiaux (distinguant, par exemple, la menace située à l'intérieur du territoire de celle située à l'extérieur des frontières, ou la menace située à l'échelle locale de celle située à l'échelle nationale) et à des critères établissant une hiérarchie des menaces en fonction de leur degré de dangerosité, partant de la petite délinquance et allant à la criminalité organisée et au terrorisme.
21 . Bigo D., « Le champ européen de la sécurité », op. cit., pp. 135-136.
22 . J.O. des Communautés Européennes, n° C 193 du 24 juin 1997.
23 . Résolution du 9 juin 1997, op. cit., art. 2.
24 . Beck U., La società del rischio, Carocci, Roma, 2000, p. 44.
25 . Conseil de l'Europe, doc. 8553, 30 septembre 1999.
26 . Valk G., « Le hooliganisme... », op. cit., D.41.
27 . J.O. des Communautés Européennes, n° L 147 du 5 juin 1997.
28 . J.O. des Communautés Européennes, n° C 131 du 3 mai 1996.
29 . Action commune, op. cit., art. 1.
30 . Ibid., art. 2.
31 . Newsletter Justice et Affaires Intérieures de la présidence belge de l'Union européenne, 27 août 2001.
32 . Cette mesure avait déjà été proposée en 1999, dans un projet de recommandation du Conseil de l'Europe (Doc. 8553, 30 septembre 1999).
33 . A cette époque, la question des officiers de liaison était réglée par l'action commune 96/602/JAI (JO L 268 du 19 octobre 1996). Actuellement, elle est réglée par la décision 2003/170/JAI du Conseil du 27 février 2003 (JO L 067 du 12 mars 2003).
34 . Il suffit de rappeler, à cet égard, que le développement de la coopération policière internationale est largement redevable à l'expérience acquise à travers la mise en place de stratégies de coopération à l'occasion de chaque tournoi international de football en Europe depuis la fin des années 1980, et notamment depuis le Championnat d'Europe de Football de 1988.
35 . Newsletter, op. cit.
36 . Ibid.
37 . Initiative du Royaume de Belgique en vue de l'adoption de la décision du Conseil concernant la sécurité lors de matches de football de dimension internationale (JO C 258 du 15 septembre 2001).
38 . Ce nivellement des politiques nationales vers le plus sécuritaire fait abstraction des différences observées dans chacun des pays concernés quant à la composition et au comportement des hooligans. Ainsi, si la constitution d'un fichier sur des hooligans connus pourrait être efficace en Allemagne, par exemple, où l'adoption de l'identité de hooligan s'inscrit dans la durée, elle est plutôt inappropriée en Angleterre, où tout supporter peut potentiellement se trouver impliqué dans des incidents de violence, et complètement inadaptée au cas grec, où la participation à des actes de hooliganisme est le plus souvent signe d'un processus classique de passage à l'âge adulte, lequel s'arrête à la fin de l'adolescence. De plus, les hooligans se différencient aussi quant à leur degré d'implication dans des incidents à l'étranger, lequel est très fort parmi les hooligans anglais et allemands et très faible parmi les hooligans néerlandais, italiens, grecs et français, par exemple.
39 . Décision 2002/348/JAI du Conseil, 25 avril 2002.
40 . Les données de ce fichier concernent des fauteurs de troubles tant « connus » que « potentiels » et la collecte de renseignements a souvent été dénoncée pour son caractère arbitraire. Voir sur ce sujet, Armstrong G., Hobbs D., « Tackled from behind », in Giulianotti R. et al., Football, violence and social identity, Routledge, London, 1994, pp. 215-225 ; Tsoukala A., « La gestion policière du hooliganisme... », op. cit., pp. 164-167.
41 . Tsoukala A., « La gestion policière du hooliganisme... », op. cit., pp. 166-167.
42 . JO C 022 du 24 janvier 2002.
43 . Résolution du 6 décembre 2001, op. cit., IV.1b.
44 . Deprez (PPE-DE), séance du 8 avril 2002.
45 . Voir, par exemple, les interventions respectives de McCarthy (PSE), de De Clercq (ELDR), de Karamanou (PSE), de MacCormick (Verts/ALE), de Buitenweg (Verts/ALE), ainsi que celle du Commissaire Vitorino (séance du 8 avril 2002).
46 . Sörensen (Verts/ALE) et Schröder, Ilka (GUE/NGL), séance du 8 avril 2002.
47 . Décision du Conseil du 25 avril 2002, op. cit., art. 3.3.
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Pour citer cet article

Référence papier

Anastassia Tsoukala, « Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe : de la fusion sécuritaire au multipositionnement de la menace »Cultures & Conflits, 51 | 2003, 83-96.

Référence électronique

Anastassia Tsoukala, « Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe : de la fusion sécuritaire au multipositionnement de la menace »Cultures & Conflits [En ligne], 51 | automne 2003, mis en ligne le 02 février 2004, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/961 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.961

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Anastassia Tsoukala

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