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Logiques et pratiques de l’Etat délégateur : les compagnies de transport dans le contrôle migratoire à distance. Partie 1

Virginie Guiraudon

Texte intégral

1Le 28 juin 20011, à la suite d’une initiative de la République française de septembre 2000, le Conseil des ministres de l’Union européenne sous présidence suédoise a adopté la directive 2001/51/CE visant à compléter les dispositions de l’article 26 de la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 en harmonisant les sanctions pécuniaires2 et le dispositif fixant les obligations des transporteurs acheminant des ressortissants étrangers sur le territoire des Etats membres3. La directive ne fait aucune mention des conclusions du sommet de Tampere de 1999. Cette omission est cohérente : alors que Tampere annonçait une approche globale et équilibrée de l’immigration en Europe, la directive n’évoque comme priorité que « la maîtrise des flux migratoires et la lutte contre l’immigration illégale » (deuxième considérant). Elle ne propose pas non plus un cadre d’ensemble puisqu’il s’agit de procéder à l’ajustement d’un instrument de politique publique4.

2Par une lettre du 25 octobre 2000, le Royaume-Uni ---– qui avait figuré en 1987 dans la première vague des pays européens à avoir ré-institué5 un système de sanctions contre les transporteurs6 – a notifié son souhait de participer à l’adoption et à l’application de la présente directive conformément au protocole du Traité de l’Union européenne sur Schengen. Il est inutile de rappeler ici que les tensions entre le Royaume-Uni et le pays à l’initiative de la directive, la France, n’ont eu cesse de croître depuis lors car certain nombre de demandeurs d’asile potentiels cherchent à atteindre le Royaume-Uni depuis la France, entre autres en empruntant l’Eurotunnel. Cette entreprise mais également les transporteurs routiers et les compagnies de ferries n’ont cesse de s’indigner des sanctions qu’ils doivent payer et, plus généralement, de la somme que représente leur rôle de « contrôleurs des frontières ».

3Il semble donc opportun de s’interroger sur la logique qui a conduit à l’adoption de mesures nationales puis européennes infligeant des sanctions contre les transporteurs acheminant des étrangers « indésirables ». En outre, nous examinerons les pratiques qui en résultent afin de mieux appréhender les conséquences de la délégation du contrôle migratoire à des agents privés. Cette étude de cas nous permettra en effet d’étudier la délégation de certaines compétences par des agences centrales de l’Etat vers le secteur privé et vers des sites de contrôle situés hors des frontières du territoire national. Si la recomposition des prérogatives étatiques a fait couler beaucoup d’encre, il s’agit ici d’en analyser les effets au travers des pratiques des acteurs concernés.

4Une multitude de lois, règlements et traités internationaux ont impliqué un nombre croissant d’acteurs non-étatiques dans la politique migratoire : compagnies de transport, agences de sécurité, agences de voyage, employeurs, individus. Dans cet article, nous nous concentrerons sur un aspect de cette « co-optation forcée » en examinant le rôle des sanctions contre les transporteurs en Europe et en Amérique du Nord en nous appuyant sur des recherches effectuées sur les compagnies aériennes en France, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne tout en le resituant dans un contexte plus large7.

Théorie et contexte

5Brève historique des rapports entre Etat et acteurs privés

6Le rôle des acteurs privés dans la politique migratoire a changé au dix-neuvième siècle. Alors qu’auparavant certains systèmes de production économique donnaient à des individus privés un véritable pouvoir de contrôle sur la circulation des personnes (esclavage, servage, féodalisme), l’Etat a monopolisé cette fonction en ôtant également les privilèges municipaux et régionaux en la matière. Il s’agissait tout d’abord de répondre au besoin d’une économie capitaliste où la force de travail devait circuler librement8 mais aussi, alors que les Etats-nations développaient leur capacité bureaucratique, de répertorier, de catégoriser la population sur le territoire national9. Les acteurs privés furent relégués à un rôle de collaborateurs avec l’administration. Par exemple, les aubergistes étaient tenus de signaler la présence d’étrangers aux autorités de police selon une loi prussienne de 1753 et le personnel des sociétés de diligence pouvait se voir sanctionner selon une loi de 181310.

7La responsabilité des compagnies de transport a été établie dès 1902 dans le Passenger Act américain à la grande époque de Ellis Island11. Les sociétés maritimes devaient rapatrier à leurs frais tout passager arrivé aux Etats-Unis non-admis généralement parce qu’on considérait qu’il ne pourrait subvenir à ses besoins (« likely to be a public charge »). Dans le cas des compagnies aériennes, la Convention relative à la réglementation de la navigation aérienne signée à Paris le 13 octobre 1919 mérite attention. En effet, les liaisons aériennes commerciales ne pouvaient se faire sans l’assentiment des gouvernements concernés. L’espace aérien relève donc de la souveraineté des Etats et les compagnies aériennes doivent se plier aux réglementations nationales. La Convention de Chicago du 7 décembre 1944 est allée plus loin en établissant que les compagnies aériennes devaient vérifier que leurs passagers étaient en possession des documents de voyage nécessaires (standards 3. 35 à 3.38 ).

8Ce n’est que plus tard cependant que les conséquences de ces instruments internationaux se firent jour. L’augmentation du trafic aérien à l’ère du tourisme mondial eut lieu en période de restriction des flux migratoires. Au moment où certains pays adoptaient les premières lois infligeant des amendes aux transporteurs, la Commission européenne estimait à 296 millions le nombre de passagers dans les 19 aéroports les plus fréquentés de la CEE en 198812. Le trafic a fortement augmenté depuis. Par exemple, en France, alors qu’un peu plus de 55 millions de passagers transitaient par les aéroports métropolitains en 1984, ils étaient plus de 90 millions en 199513. Outre-Atlantique, les Etats-Unis demeurent parmi les premiers pays de destination touristique.

9Si les compagnies de transport sont depuis longtemps responsables de leurs passagers, les législations actuelles ont augmenté les peines et amendes encourues. Ainsi, aux Etats-Unis, le Immigration and Nationality Act stipule que les compagnies de transport sont redevables de $ 3,000 par infraction, ainsi que du coût de reconduite du passager inadmissible (article 283) lequel comprend les frais d’hébergement lorsque les procédures sont en cours14. En Europe, les premières lois nationales étendant la responsabilité des transporteurs et prévoyant des amendes datent de 1987. Par l’article 26 de l’accord de Schengen de 1990, les parties contractantes se sont engagées à instaurer « des sanctions à l’encontre des transporteurs qui acheminent vers leur territoire des étrangers qui ne sont pas en possession des documents de voyage requis ». Depuis, des mesures en ce sens ont été adoptées dans tous les pays de l’Union, même au Luxembourg dans la loi du 18 août 1995 qui n’a d’ailleurs jamais pu être mise en œuvre et pour cause. L’Espagne, Etat Schengen, et l’Irlande qui ne l’est pas furent les derniers à en discuter15. Hors Union, l’Islande et la Norvège, qui ont signé des accords parallèles à Schengen ont adopté des lois contre les transporteurs. La Suisse se prépare également à adopter des mesures législatives.

10De manière générale, les sanctions sont devenues des amendes. De plus, alors que l’accord de Schengen stipulait que les compagnies devraient s’assurer que les passagers possédaient des documents de voyage, les réglementations nationales exigent la vérification de l’authenticité et de la validité des documents. Par exemple, en France, le ministère de l’Intérieur rappelle que les irrégularités à évaluer incluent « non seulement le défaut de document mais également l’usurpation, la falsification, la contrefaçon ou la péremption »16. On voit ainsi que les Etats ont fait plus que se conformer aux accords de Schengen et ont rédigé des textes plus contraignants pour les transporteurs avec très peu de motifs d’exonération prévus.

11L’idée selon laquelle ces mesures seraient imposées par des engagements internationaux n’est donc qu’à moitié exacte. Les contradictions du discours officiel en la matière méritent d’être soulignées. Prenons l’exemple de la France. La loi 92-190 du 26 février 1992 qui inséra un article 20 bis dans l’ordonnance de 1945 sur les modalités de la responsabilité des transporteurs a été adoptée parce que « l’instauration de mesures analogues chez la plupart des Etats voisins créait, à notre détriment, un déséquilibre dangereux [et] la France se devait de respecter l’obligation posée par l’article 26 » de l’accord de Schengen17. Si cela est le cas, on peut s’étonner que les pays de l’espace Schengen n’aient pas essayé de rapprocher les politiques et les pratiques ou de les comparer au sein des groupes de travail Schengen ou au niveau de l’Union18 et que la directive de 2001 ne le fasse que partiellement. D’ailleurs, sauf en Finlande, aucune des lois nationales ne distingue les transporteurs arrivant de l’espace Schengen de ceux arrivant d’autres pays. Le ministère de l’Intérieur souligne lui-même l’extrême diversité des modalités et de l’application des lois sur la responsabilité des transporteurs19.

12Comme le tableau comparatif en annexe le montre, il existe plusieurs types de lois sur la responsabilité des transporteurs. Les premières lois adoptées en Amérique du Nord, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Belgique et au Danemark (où les sanctions sont pénales) sont les plus contraignantes et coûteuses pour les compagnies non pas tant à cause du montant des amendes mais à cause du coût d’hébergement des étrangers non-admis et du coût des procédures d’appel ou pénales. La directive européenne de 2001 précise que le réacheminement incombe aux compagnies de transport. L’autre distinction importante concerne la charge de la preuve : est-ce au gouvernement de prouver la négligence des compagnies ou aux compagnies de prouver leur diligence ? Là aussi, il semble que le premier groupe de pays évoqués auxquels on peut ajouter la France exige des compagnies d’apporter la preuve de leur bonne foi. Sachant qu’il est difficile de photocopier des passeports sans prendre du retard ou de les confisquer jusqu’à l’arrivée sans attirer le courroux des passagers ou de discriminer entre étrangers suspects ou non, la différence pour les compagnies est de taille. C’est dans ces cas-là que les bénéfices opérés par les Etats qui délèguent au secteur privé des fonctions sont flagrants. C’est aussi pour cela que l’on peut s’attendre à ce que les compagnies ne prennent pas le risque de transporter des réfugiés potentiels.

13Esquisse théorique : Pourquoi déléguer et contrôler à distance

14Les variables internationales sont sans doute plus à même d’expliquer l’adoption tardive de lois similaires dans des pays qui ne sont pas exposés à de nombreuses arrivées aériennes (comme le Luxembourg) ou à de nombreuses demandes d’asile (comme le sud de l’Europe). Par contre, le fait que ces questions soient discutées dans des forums internationaux comme Schengen par des fonctionnaires des ministères de l’Intérieur et de la Justice avant d’être présentées aux parlements nationaux qui ne peuvent que ratifier ces accords dans leur ensemble permet de court-circuiter les éventuelles oppositions20. Il faut aussi souligner que ces mesures ont été envisagées et adoptées avant l’afflux de réfugiés qui suivit la fin de la guerre froide et l’augmentation des flux d’irréguliers. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre ces deux phénomènes même si cela a pu les justifier post facto.

15Depuis une vingtaine d’années, les démocraties libérales postindustrielles sont confrontées à un dilemme unique en ce qui concerne le contrôle migratoire. D’un côté, les gouvernements démocratiquement élus sont très sensibles aux attitudes des électeurs envers les étrangers, attitudes défiantes en période de restructuration économique alimentées par les médias et par les hommes politiques eux-mêmes, alors qu’ils se déchargent de toute responsabilité pour les problèmes sociaux causés par ces transformations. Cela les a conduit à tenir un discours ferme sur l’immigration. De l’autre, ces mêmes gouvernements cherchent à favoriser le commerce international, le tourisme et sont engagés, surtout en Europe, dans un processus d’intégration régionale. Enfin, les normes libérales de l’après-guerre garanties par les constitutions et interprétées par les plus hautes instances judiciaires imposent des limites au pouvoir discrétionnaire de l’Etat en matière d’entrée et de séjour des étrangers et en matière de droit d’asile. Comment concilier droits de l’homme, libre échange et tentations électorales populistes ? Comment rejeter les immigrés « indésirables » dans un cadre juridique contraignant tout en laissant biens et touristes circuler sans entraves ? Une réponse à ce dilemme consiste à déléguer à des agents privés et transnationaux une partie de leur autorité, qui opèrent à des points situés en amont de l’entrée sur le territoire comme une série d’écluses, connues sous le nom de « contrôle à distance »21.

16Si les modalités de mise en œuvre de ce principe varient, cette convergence mérite qu’on s’interroge sur sa logique. Il s’agit d’un exemple de délégation d’une fonction étatique à un agent privé. On parle de délégation en sciences économiques lorsqu’un principal attribue à un agent une partie des fonctions dont il avait le monopole parce qu’il estime que (a) ce dernier est plus à même d’atteindre ses objectifs en vertu de qualités ou d’informations qui font défaut au principal ou que (b) l’agent opère à un niveau de gestion plus approprié22. Cette grille de lecture permet de poser un certain nombre de questions : pourquoi le principal délègue-t-il ses fonctions ? Est-ce que l’agent se comportera comme prévu et si ce n’est pas le cas, comment le principal peut-il le savoir et corriger son comportement ?

17Dans le cas présent, on peut penser que les transporteurs ont accès aux immigrants indésirables à la source, c’est à dire avant qu’ils ne franchissent les frontières23. C’est un avantage du point de vue des pays d’accueil puisque cela empêche l’accès au système judiciaire et aux procédures d’asile. L’objectif à atteindre est donc d’éviter la venue de demandeurs d’asile potentiels. C’est d’ailleurs cet objectif en lui-même qui a été critiqué par le Haut Commissariat pour les Réfugiés, le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, certains parlements nationaux et nombres d’associations humanitaires comme Amnesty International, la FIDH ou le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE)24. Le fait que les sanctions puissent être levées dans certains pays si la personne sans document se voit reconnaître le statut de réfugié25 change peu la donne pour les transporteurs qui savent que les procédures sont longues et que le statut de réfugié est rarement octroyé, si on le compare à d’autres statuts humanitaires. James Forster, depuis longtemps responsable du département « gouvernement et affaires industrielles » qui traite de ces questions à British Airways, a annoncé que depuis la loi de 1987, 400 passagers qui ont embarqué sur British Airways « with apparently correct documentation and yet arrived in the UK without valid documents have been granted asylum status »26. Il faut d’ailleurs rappeler que le Royaume-Uni a introduit la législation contre les transporteurs à la suite d’une arrivée importante de demandeurs d’asile du Sri-Lanka. De même, la Présidence française de l’automne 2000 a annoncé un train de mesures visant à renforcer les contrôles aux aéroports de départ en s’appuyant sur une augmentation de 39% des demandes d’asile enregistrées en France en 199927.

18De plus, c’est une façon d’alléger a priori les contrôles aux frontières pour des pays qui admettent de nombreux touristes, ou du personnel commercial. Cette délégation se situe donc dans le cadre d’une « politique de contrôle à distance » qui comprend le régime des visas et la coopération des consulats, la cooptation des pays de transit et d’origine par le biais d’accords bilatéraux ou, comme c’est le cas pour l’Europe de l’Est et l’Europe Centrale par le biais des négociations pour adhérer à l’Union européenne. Cette stratégie a connu un nouvel essor dans les années 1980 lorsque les agences de contrôle migratoire (et les gouvernements) ont pris la mesure des contraintes légales qui pesaient sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière migratoire. C’est effectivement dans les années 1980 que l’asile est devenu la seule porte d’entrée légale pour ceux qui ne pouvaient bénéficier du regroupement familial. Les gouvernements ont cherché à modifier les procédures et à prévenir leur arrivée (avant de changer plus tard les lois sur le droit d’asile lui-même).

19La délégation peut avoir d’autres avantages, par exemple la réduction des coûts de la politique qui sont supportés par les agents privés. Ce sont les compagnies qui doivent assurer la formation et la rémunération du personnel de sécurité qui contrôlera les documents de voyage. En bref, non seulement les compagnies de transport se voient obligées de remplir des fonctions d’immigration mais d’en assumer les coûts. En 1997, James Forster de British Airways, estimait dix ans après la mise en œuvre de la loi anglaise sur les transporteurs que les compagnies aériennes desservant la Grande-Bretagne avait dû payer £ 100 millions au service de l’immigration britannique et British Airways £ 23.5 millions. Sa compagnie se voyait infliger plus de £ 4 millions par an d’amendes auxquelles il fallait ajouter plusieurs millions de livres sterling en coûts de personnel pour assurer la formation, le contrôle lui-même et la gestion bureaucratique des amendes28. A Heathrow, British Airways dépensait un demi-million de livres par an pour payer les spécialistes des documents de voyage sachant que British Airways dessert 200 autres aéroports dans le monde29.

20Une question récurrente dans l’analyse des phénomènes de délégation est de savoir si le comportement des agents peut être facilement surveillé et rectifié le cas échéant. C’est le cas pour les compagnies aériennes alors que c’est bien plus difficile en ce qui concerne les employeurs eux aussi pourtant soumis à des sanctions s’ils emploient des étrangers en situation irrégulière. Par contre, on peut se demander si les employés des transporteurs qui ne sont pas des fonctionnaires compétents en matière d’immigration sont les plus à même de prendre des décisions.

21En résumé, la logique de la délégation de fonctions de contrôle migratoire s’inscrit dans un souci d’empêcher l’accès de migrants indésirables au système de protection légale et au droit d’asile, qu’elle permet de transférer les coûts du contrôle migratoire aux agents privés, et qu’il est relativement aisé de surveiller l’application par les compagnies de leurs nouvelles responsabilités. Mais l’implication du secteur privé ne va pas de soi étant donné les objectifs commerciaux de ces derniers. Nous nous tournons ainsi sur la pratique de cette délégation.

22Mise en œuvre : pratiques et conséquences

23Dans le système des sanctions contre les transporteurs, c’est le transfert de compétences publiques à un secteur privé (même si en Europe les compagnies étaient souvent publiques) qui a été souligné. La Commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées du Sénat français avait en effet souligné que les transporteurs ne devaient pas devenir des agents de contrôle30. Qui entre, séjourne et sort du territoire national est considéré comme une prérogative de l’Etat-nation au XXème siècle et les législateurs ont sans doute été sensibles à ce symbole de la souveraineté nationale.

24Bien sûr, dans de nombreux domaines de politique publique y compris dans le domaine de la sécurité, le monopole de l’Etat a été remis en cause et les acteurs privés ont acquis un rôle important. Cette évolution normative à tendance néo-libérale31 n’est cependant saluée par les entreprises que dans les cas de « sous-traitance » (contracting out) lucrative. Par exemple, aux Etats-Unis, la plupart des places pour étrangers en situation irrégulière sont louées par l’INS (Immigration and Naturalization Services) à des entreprises privées ou des municipalités avec une marge de profit autour de $ 26 par détenu et par jour32. Sur les treize centres de détention nationaux, quatre sont gérés par des entreprises. Les compagnies aériennes sont aussi partie prenante dans le système de reconduite à la frontière sur leurs vols réguliers33.

25Dans le cas des sanctions, le secteur privé l’a d’abord ressenti comme une ingérence de l’Etat dans leurs activités. Dans les déclarations des compagnies lors de décisions d’appel ou de lettres au Parlement, ces dernières insistent sur le fait que non seulement le contrôle migratoire relève des compétences de l’Etat et donc que le transfert de compétences est illégitime mais aussi que les employés du secteur privé, exposés à des tentatives de corruption et d’intimidation, ne jouissent pas de la même protection que les fonctionnaires de l’Etat, par exemple la protection consulaire dans les pays de départ34. Les phénomènes de corruption touchent tous les agents du système de contrôle à distance, y compris les consulats.

26Il est intéressant de voir comment les autorités justifient cette délégation de l’Etat central vers le privé. Vendelin Hreblay commissaire de police impliqué dans le groupe de négociation Schengen écrit ceci au sujet des compagnies aériennes : « Ne doit-on pas considérer que l’importance économique et stratégique de ce secteur d’activité lui donne inévitablement un rôle actif, et non plus seulement passif, pour faire face au problème de l’immigration illégale ? »35. Le paradigme sous-jacent est celui de « l’entreprise citoyenne » qui doit rendre à la société puisqu’elle en tire des profits.

27Nos recherches sur les compagnies aériennes ont montré que les agents privés avaient dû assumer un rôle « d’auxiliaire de police » (« sheriff’s deputy »)36. C’est clair dans les instructions précitées du ministère de l’Intérieur français mais aussi dans les formations du personnel aérien. BARUK (Board of Airlines Representatives in the UK) a ainsi critiqué les formations organisées par le Carriers Liaison unit du Home Office comme « plus appropriées pour un officier de l’immigration ayant une connaissance approfondie de la fraude »37. Mais le rapport entre principal et agent, entre public et privé est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Ce que l’on observe est plutôt un déplacement et une différence des enjeux qu’une réelle délégation. Ainsi, nous discuterons à tour de rôle :

28L’appropriation de la technique du marchandage et de la négociation financière par les agents de l’Etat sous la forme de « protocoles d’entente » avec les compagnies.

29Le redéploiement des agents de l’Etat (police des frontières, officiers de liaison) dans les lieux de départ pour aider les compagnies de sécurité privée à accomplir leurs tâches.

30Le déplacement du discours sécuritaire au sein des entreprises, la reconversion de fonctionnaires de la sécurité en responsables de la sécurité privée, et l’institutionnalisation des activités liées à l’immigration.

31La réorientation du débat public sur l’immigration en termes de coûts et de bénéfices pour les entreprises commerciales en dehors des préoccupations humanitaires.

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Notes

1 . Nous tenons à remercier les personnes qui ont accepté de s’entretenir avec nous ainsi que les collègues ayant contribué à ce travail, en particulier Elpeth Guild, Isabelle Saint-Saens, Kees Groenendijk, Han Entzinger, Antonio Cruz, Gallya Lahav, et Aristide Zolberg. Je remercie également les participants du colloque « sécurité intérieure, sécurité extérieure » de septembre 1999 à Coëtquidan et le colloque « frontières et zones d’attente » du 19-20 octobre 2001 au Sénat.
2 . Les sanctions doivent se situer dans une fourchette de 3000 à 5000 euros par personne transportée et les sanctions forfaitaires s’élèvent au maximum à 500 000 euros quel que soit le nombre de personnes transportées.
3 . Paru au Journal officiel L 187 du 10/07/2001, pp. 45-46.
4 . Pour reprendre la typologie tripartite de Peter Hall, il s’agit de « policy setting » et non de la création d’un instrument ou d’un paradigme de politique publique. Hall, Peter, « Policy Paradigms, Social Learning, and the State : The Case of Economic Policymaking in Britain », Comparative Politics (avril), 1993, pp. 275-296.
5 . Nous utilisons le terme « ré-institué » car ce type d’instrument de politique migratoire n’est pas nouveau comme nous le verrons ci-dessous. Dans le cas anglais, Frances Nicholson a retrouvé un règlement de 1793 s’appliquant aux capitaines de navire qui devait payer une amende de £10 s’il ne déclarait pas les noms et occupations des passagers à leur bord. Nicholson, Frances, « Implementation of the Immigration (Carriers’ Liability) Act 1987 : Privatising Immigration Functions at the Expense of International Obligations ? », International and Comparative Law Quarterly 46/3 (juillet), 1997, p. 598.
6 . Les autres pays ayant voté des lois en 1987 comprenaient l’Allemagne, la Belgique et le Danemark.
7 . La question du transport maritime ne sera pas abordée ; elle est très bien analysée dans Le Bourhis, Kristenn, Les transporteurs et le contrôle des flux migratoires, Paris, L’Harmattan, 2001.
8 . Torpey, John, « Aller et venir » in « Sécurité et migration », numéro spécial de Cultures & Conflits 31/32, 1998, pp. 63-100.
9 . Noiriel, Gérard, Le creuset français : histoire de l’immigration, XIXe-XXe, Paris, Seuil, 1988 ; La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe, 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
10 . Torpey, John, « Le contrôle des passeports et la liberté de circulation : le cas de l’Allemagne au XIXe siècle », Genèses 30, 1998, pp. 53-76.
11 . Zolberg, Aristide, « The Great Wall against China : Responses to the first Immigration Crisis, 1885-1925 », in Jan and Leo Lucassen (dirs.), Migration, Migration History, History : Old Paradigms and New Perspectives, New York, Peter Lang, 1997 ; Peter Lang. Gilboy, Janet, « Implications of ‘Third-Party’ Involvement in Enforcement : The INS, Illegal Travelers, and International Airlines », Law and Society Review 31/3, 1997, pp. 505-529.
12 . Cole John et Francis Cole, The Geography of the European Community, London, Routledge, 1993, p.188.
13 . Carrère, Gilbert, Le transport en France, Paris, PUF, 1997, p. 33. Pour relativiser ces chiffres par rapport au flux global des personnes, 13% des 300 millions de personnes qui franchissent les frontières de la France le font par voie aérienne (Lejeune, Roger, « Problématique du contrôle aux frontières », Cahiers de la sécurité intérieure 19/1, pp. 34-45).
14 . Le montant de ces frais s’est élevé jusqu’à plus de six cent mille dollars dans certains cas (Cruz, Antonio, Nouveaux contrôleurs d’immigration : transporteurs menacés de sanctions, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 40). En 1994 on a finalement tenté d’alléger ce système trop onéreux. Les sections pertinentes du Immigration and Nationality Act (8 U.S.C) sont les sections 1181, 1225, 1226, 1227, 1321, 1323.
15 . Le projet de convention sur le franchissement des frontières extérieures de l’Union européenne contenait également un article 14 sur la responsabilité des transporteurs.
16 6. Ministère de l’Intérieur, Rapport au Parlement : responsabilité des transporteurs, 1996, p.10, italiques dans l’original.
17 . Ministère de l’Intérieur, Rapport au Parlement : responsabilité des transporteurs. L’application de la loi no. 92-190 du 26 février 1992 du 1er mars 1993 au 31 décembre 1995, Paris, DLPAJ, 1996, p. 2.
18 . Cruz, A., op. cit. p. 21.
19 . La France a par ailleurs d’autres engagements internationaux et les organisations chargées de les faire respecter pensent que la loi sur la responsabilité des transporteurs est incompatible avec lesdits engagements (Convention de Genève, Convention de Chicago, article 7a du traité de Rome).
20 . Guiraudon, Virginie, « European Integration and Migration Policy : Vertical Policy-making as Venue Shopping » in Journal of Common Market Studies 38/2 (juin), 2000, pp. 249-69.
21 . Zolberg, Aristide, « Matters of State : Theorizing Immigration Policy » in International Migration in the Remaking of America, New York, Russell Sage, 1998.
22 . Williamson, Oliver E., « Transaction Cost Economics and Organization Theory » in Industrial and Corporate Change 2, 1993, pp. 107-56.
23 . Sur les politiques d’interdiction à la source, voir : UNECE (United Nations Economic Commission for Europe), International Migration and Integration Policies in the UNECE Region, Genève, Population Activities Unit, 1997 ; UN (United Nations), World Population Monitoring : Issues of International Migration and Development, New York, Population Division, 1997.
24 . Recommandation 1163/1991 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à l’arrivée de demandeurs d’asile dans les aéroports européens adoptée le 23 septembre 1991 (Doc. 6490), Résolution du Parlement européen sur l’incompatibilité des contrôles de passeports effectués par certaines compagnies aériennes avec l’article 7 A du traité CE adoptée le 11 mars 1994 (Doc A3-0081/94). ECRE, The Role of Airline Companies in the Asylum Procedure (Copenhague, Danish Refugee Council, 1988) et ECRE, « Country Up-Date on the Application of Carriers’ Liability in European States », February 1999 research paper (Londres, ECRE, 1999). Contribution d’Amnesty International et de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme à la Conférence interparlementaire « Perspectives de la politique de l’Union européenne en matière de droit d’asile », Bruxelles, 24 et 25 mars 1999.
25 . C’est le cas au Royaume-Uni. En France, suite à l’avis du Conseil d’Etat du 7 novembre 1991 confirmé par celui du Conseil constitutionnel du 25 février 1992, c’est aussi le cas si la demande d’asile n’est pas « manifestement infondée ». Consulter le tableau comparatif pour l’étude des autres cas.
26 . Migration News Sheet, décembre 2000, p. 10. Nota bene : son titre en Anglais est « facilitation manager ».
27 . Cf. Note de la Présidence française du 4 juillet 2000 sur un « plan d’action pour améliorer le contrôle de l’immigration », Conseil de l’Union, Bruxelles, DOC 10017/00, p. 1.
28 . Si l’on se fonde sur les chiffres donnés par le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur britannique et de la Carriers Liaison Unit du même ministère, entre 1987 et 1994 inclus, le montant s’élevait à 41,35 millions d’amendes payées. Ces chiffres incluent les transporteurs maritimes (Cruz, A., op. cit. p. 77).
29 . Forster, James, « Internal and Devolved Responsibility for Controlling Illegal Immigration : How Effective ? », Communication au 497ème colloque de Wilton Park « Migration : Prevention, Control and Management », 7-11 avril 1997.
30 . de Villepin, Xavier, Rapport 406, seconde session ordinaire 1990-1991. Sénat français, 1991, p.44.
31 . Jobert, Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994.
32 . Guiraudon, Virginie, « De-Nationalizing Control : Analyzing State responses to Constraints on Migration Control » in Virginie Guiraudon et Christian Joppke (dirs.), Controlling a New Migration World, Londres, Routledge, 2001, pp. 31-64.
33 . Le Bourhis, K., op.cit.
34 . Forster, J., op.cit.
35 . Hreblay, Vendelin, Les accords de Schengen. Origine, fonctionnement, avenir, Bruxelles, Bruylant, 1998, p.76.
36 . Dans le cas des sociétés de transport maritime, il semble que la logique des sanctions contre les transporteurs peut aller jusqu’au mimétisme des pratiques policières par les commandants de bord. Ainsi la compagnie internationale Robmarine Shipping Consultants Ltd., dont le siège est en Angleterre, suit les développements politico-juridiques et collecte des données sur les passagers clandestins à travers le monde. Consciente du rôle de police du capitaine de navire pour se débarrasser des passagers clandestins à bord sans subir de sanctions ou être retenu au port d’arrivée, le site de la compagnie contient des indications très précises sur la marche à suivre : questionnaire d’interrogation, prise de photographies, enquête pour découvrir la nationalité du passager. Cette même compagnie tente par ailleurs de faire pression sur le gouvernement britannique pour mettre fin aux sanctions mais, en attendant, elle remplit avec zèle son rôle de contrôle migratoire. Cf. le site http://www.robmarine.com rubrique « stowaways ».
37 . « more appropriate to an immigration officer such as a detailed knowledge of forgeries », Nicholson F., op.cit., p. 592.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Virginie Guiraudon, « Logiques et pratiques de l’Etat délégateur : les compagnies de transport dans le contrôle migratoire à distance. Partie 1 »Cultures & Conflits [En ligne], 45 | printemps 2002, mis en ligne le 22 mars 2006, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/771 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.771

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