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Le monde-frontière. Le contrôle de l’immigration dans l’espace globalisé

Borderline-world. Immigration control in a globalize space
Paolo Cuttitta
Traduction de Francesco Ragazzi
p. 61-84

Résumés

Loin de marquer la fin des frontières, l’ère de la mondialisation met plutôt en lumière le processus continu de redéfinition de leurs formes et de leurs modalités opératoires. Cela est particulièrement visible dans le champ des contrôles de l’immigration. Le pouvoir territorial y opère à travers une double modalité. D’un côté, il agit directement sur ses frontières territoriales, en les diversifiant et en délocalisant l’action dans l’espace : les points constitutifs de la ligne de frontière sont clonés, multipliés et projetés en deçà et au-delà de la ligne même, en produisant un effet de flexibilisation introvertie ou extravertie de la frontière. La frontière peut ainsi passer de frontière fixe à frontière mobile, de matérielle à immatérielle, de linéaire à punctiforme ou zonale. D’un autre côté, le pouvoir territorial investit la sphère des frontières représentées par les statuts, par les conditions personnelles de migrants, en mettant en relief non seulement les différents statuts déjà existants, mais en les multipliant, en en remodelant les contours et en en différenciant les contenus.

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Texte intégral

  • 1 . Traduit de l’italien par Francesco Ragazzi. Cet article reprend une communication présentée à l’u (...)

1Comment les frontières du pouvoir territorial – c’est-à-dire les frontières des Etats et d’autres entités politiques territoriales, comme l’espace Schengen et l’Union européenne – opèrent et se manifestent-elles dans le champ de la gestion de l’immigration ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cet article 1.

2Nous aborderons la manière dont les frontières fixes, matérielles et linéaires – celles qui, à l’époque de la modernité stato-nationale, représentent de façon conventionnelle les frontières du pouvoir territorial, voire les frontières du pouvoir tout court – peuvent devenir mobiles, immatérielles et punctiformes ou zonales. Nous étudierons comment le pouvoir territorial peut reproduire ses propres frontières et en distribuer les différentes manifestations en deçà ou au-delà des tracés officiels de démarcation, selon des dynamiques que nous qualifierons de flexibilisation introvertie ou de flexibilisation extravertie.

3La dimension purement spatiale des contrôles de l’immigration – celle qui est liée au fonctionnement des frontières des Etats (c’est-à-dire des auteurs de ces contrôles) – rencontre une autre dimension, liée aux statuts, aux conditions personnelles des migrants (c’est-à-dire des sujets qui sont les destinataires des mesures de contrôle). Les statuts peuvent eux aussi représenter des frontières qui permettent ou empêchent, favorisent ou entravent, accélèrent ou ralentissent la traversée, dans un sens ou dans l’autre, des différentes frontières territoriales. En tant que tels, ils peuvent être utilisés par le pouvoir territorial.

4C’est en effet dans cette optique que semblent opérer les acteurs territoriaux : non seulement en prenant en considération les différents statuts existants, mais également en multipliant ces derniers et en en différenciant les contenus – en remodelant les frontières des statuts (qui en délimitent le contenu) afin de pouvoir mieux utiliser les frontières constituées par les statuts. Dans la prise en considération des statuts existants, c’est principalement l’aspect économique et social qui est en jeu, l’action de redéfinition concerne, elle, essentiellement leur aspect juridique.

5Au cours de l’analyse des principaux instruments des politiques de contrôle de l’immigration, nous tenterons donc de montrer comment les acteurs de ces dernières (essentiellement des Etats ou des ensembles d’Etats) opèrent selon une double modalité : d’une part en agissant directement sur leurs propres frontières territoriales, en en flexibilisant et diversifiant l’action dans l’espace ; de l’autre, en se servant des frontières des statuts préexistants, en les modifiant ou en en créant de nouveaux.

6Nous voudrions aussi placer cette analyse dans le contexte de ce que nous appelons le monde-frontière, c’est-à-dire dans le contexte d’une société globale où les différentes frontières, loin de disparaître, se reproduisent et se diversifient – en devenant soit potentiellement omniprésentes, soit potentiellement infinies en nombre et en type.

7La première partie de cet article vise donc à illustrer de façon générale les différentes formes et modalités selon lesquelles se manifestent les frontières du pouvoir et les frontières des statuts. La seconde partie est consacrée de façon plus détaillée aux dynamiques de ces frontières dans le cadre des politiques de contrôle de l’immigration mises en place par le pouvoir territorial.

Le monde-frontière

Reconfiguration des frontières du pouvoir

  • 2 . Voir Ohmae K., The End of the Nation State. The Rise of Regional Economies, New York, The Free Pr (...)
  • 3 . Une telle crise, qui apparaît pleinement seulement après la fin de la Guerre froide, a des origin (...)

8Au cours du xxe siècle, la grande accélération du progrès économique et technologique a posé les bases d’une reconfiguration générale des espaces politiques à l’échelle globale, en affranchissant les rapports de pouvoir des liens territoriaux les plus étroits et en les projetant dans une dimension toujours plus supra-territoriale 2. Ceci a remis en question l’ordre stato-national – bondé sur la souveraineté étatique et sur la territorialité – qui s’est imposé à l’époque moderne en Europe et qui s’est ensuite étendu, par le biais de la colonisation, au reste du monde 3.

9Non seulement les Etats aujourd’hui ne sont plus les seuls acteurs sur la scène mondiale, mais pour beaucoup d’aspects ils n’en sont même plus les acteurs principaux. Ils doivent en effet se confronter, cohabiter et entrer en compétition avec d’autres subjectivités capables d’agir à l’échelle globale, avec d’autres autorités qui se juxtaposent, se superposent et même, du moins en partie, se substituent aux Etats dans la prise des décisions importantes : organisations interétatiques, ONG, entreprises multinationales, cartels de la criminalité organisée, organisations terroristes, communautés ethniques et religieuses, entités hybrides telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale pour le commerce, etc. La liste est loin d’être exhaustive. Le résultat est que le pouvoir étatique apparaît sensiblement érodé à tout point de vue : économique, juridique, culturel, militaire, etc.

  • 4 . La situation du continent européen, où cohabitent et se superposent des espaces agrégatifs dotés (...)
  • 5 . Carlo Galli, au sujet du chevauchement des anciennes et des nouvelles typologies de sujets politi (...)
  • 6 . Voir : Febvre L., « Frontière : le mot et la notion », Pour une Histoire à part entière, Paris, S (...)

10A la pluralité des autorités correspond une pluralité de frontières, qui ne sont pas toutes matérielles, territoriales, linéaires et visibles comme les frontières étatiques. Certains sujets internationaux non étatiques sont – entièrement ou en partie – détachés des frontières territoriales : les entreprises multinationales, les communautés religieuses, les diasporas ethniques, les cartels criminels, les réseaux du terrorisme international. D’autres – les organisations internationales, par exemple – maintiennent, il est vrai, un lien avec les frontières territoriales linéaires, mais au même moment, en superposant les différentes frontières des différentes organisations, elles produisent une territorialité à géométrie variable qui fait disparaître la traditionnelle univocité du territoire et de l’appartenance typique des Etats-nations 4. Ce système d’autorités et de dépendances croisées rappelle par certains aspects le régime des multiples allégeances du Moyen Age 5, quand le système politico-hiérarchique en Europe était caractérisé par une pluralité de liens et de dépendances personnelles. Les multiples appartenances se chevauchaient et s’entrecroisaient sur différents territoires, mais différentes souverainetés, différents degrés d’obédience et de fidélité pouvaient aussi converger sur le même territoire 6.

11Territorialité fermée et Etats semblent donc moins pertinents dans les dynamiques du pouvoir. Avec eux, ce sont également les frontières matérielles, fixes et linéaires qui perdent de l’importance. Les frontières du pouvoir se multiplient en effet dans leur ensemble, avec le développement du nombre des diverses autorités : en se différenciant en d’innombrables formes, typologies et degrés de rigidité ; en s’entrecroisant et en se superposant, dans la mesure où ils délimitent des champs d’action, d’interaction et d’inclusion différents.

Reconfiguration des frontières de statut

  • 7 . Voir Cuttitta P., « Punti e linee. Topografia dei confini dello spazio globale », Conflitti globa (...)

12La déterritorialisation des rapports de pouvoir – et des frontières du pouvoir – ne doit pas étonner. L’Histoire enseigne en effet que les frontières du pouvoir ne sont pas nécessairement territoriales : les rapports entre autorité et individus n’ont pas toujours, et pas partout, eu recours au référent territorial. C’est seulement avec l’intervention de cette médiation – comme c’est le cas des Etats – que les frontières du pouvoir se transforment en frontières territoriales 7.

  • 8 . Voir Simmel G., Schriften zur Soziologie, Frankfurt M., Suhrkamp, 1983, p. 223.

13Simmel explique que seules des entités comme l’Etat possèdent la caractéristique de l’» exclusivité de l’espace ». Il qualifie ainsi de « supra-spatiales » – c’est-à-dire supra-territoriales – les formations sociales qui, à l’inverse de l’Etat, ne possèdent pas cette caractéristique et peuvent être présentes sur n’importe quel espace territorial sans pour autant exclure l’autre entité du même type 8. On peut donc définir comme « supra-territoriales » les classes sociales, les groupes ethniques, les cultures, les groupes linguistiques et, plus généralement, les ensembles de personnes qui partagent une certaine condition, un certain statut. Ceci n’empêche pas les frontières supra-territoriales d’être nettes et imperméables de la même façon, voire plus, que les frontières territoriales.

14Justement, quand la territorialité étatique et ses frontières sont remises en question, les frontières qui sont en soi supra-territoriales – frontières qui justement distinguent des conditions personnelles différentes – finissent non seulement par se multiplier, mais de plus en plus aussi par se durcir et s’imperméabiliser, en allant – dans certains cas – jusqu’à prendre les traits de la territorialité, tant au niveau local-national qu’au niveau global-international.

15Les Etats-Unis sont à la fois la patrie des gated communities (par ailleurs de plus en plus diffuses dans d’autres zones, au Nord et au Sud de la planète) et le pays avec le taux d’emprisonnement per capita le plus élevé. Alors que les communautés résidentielles clôturées sont les lieux où s’auto-isolent les classes moyennes et « moyennes-supérieures » (pour tenir à l’écart ceux qui sont considérés comme différents ou menaçant leur sécurité, leur tranquillité ou leur bien-être), les prisons hébergent quasi exclusivement les catégories les plus défavorisées : celles dont les membres, jusqu’à ce qu’ils arrivent en prison, sont souvent sujets, de toutes les façons, à d’autres formes de mises à l’écart – plus subtiles et plus élastiques – derrière les murs invisibles des ghettos, banlieues et bidonvilles.

  • 9 . Voir Bauman Z., Globalization: the Human Consequences, Cambridge-Oxford, Polity Press, 1998, pp. (...)

16Les mêmes individus et groupes sociaux qui voient leurs possibilités de participation politique et sociale ou d’accès aux espaces communs réduites au minimum ou à néant à l’échelle locale finissent par subir des limitations analogues à l’échelle globale, en premier chef à travers les restrictions des libertés de circulation d’un pays à un autre. Pour peu qu’ils arrivent à défier de telles restrictions, ils deviennent tout au mieux, comme le dit Bauman, des « vagabonds » (qui se déplacent par nécessité et manque d’alternative), mais sûrement pas des « touristes » (qui voyagent par choix) 9, et risquent de se retrouver territorialement réduits non plus à un ghetto (ou à une prison) dans le pays d’origine, mais à un centre de détention pour étrangers dans le pays de destination (ou dans le pays de transit dans lesquels ils sont arrêtés).

17En outre, non seulement les statuts ont des frontières, mais ils sont eux-mêmes des frontières. Les statuts ont en effet des frontières qui établissent les conditions qui caractérisent un individu ou un groupe. Elles sont en soi et pour soi aussi bien frontières supra-territoriales que territorialisées. Celles-ci sont les frontières des statuts. Mais y existent aussi des frontières représentées par les statuts, entendus comme les pré-conditions qui permettent de jouir de certaines opportunités, d’exercer certains droits, d’accéder à des territoires donnés. Les « vagabonds » dont parle Bauman, à y regarder de plus près, ne partagent pas tous le même statut, même du point de vue strictement juridique. Ils sont en effet sous-divisés en catégories différentes : demandeurs d’asile, bénéficiaires d’une protection humanitaire temporaire, titulaires d’un permis de séjour provisoire, clandestins, etc. Sans pour autant être dans une position de clandestinité, ils ne sont jamais complètement « légaux », et même ceux qui ne sont pas entièrement privés de droits sont seulement plus ou moins proches de l’idéal d’une condition pleine. C’est en ce sens que l’on peut dire que les frontières de statut, comme les frontières du pouvoir, semblent également se multiplier.

Le monde-frontière

18Alors que la multiplication des acteurs internationaux, que l’augmentation et l’accélération des mouvements et des échanges minent la solidité des frontières matérielles et linéaires propres à la territorialité étatique, de nouvelles frontières – territoriales ou supra-territoriales, matérielles ou immatérielles – viennent s’ajouter ou se substituer aux anciennes. Au processus d’ouverture s’ajoutent de nouvelles stratégies de fermeture, alors que les phénomènes de dématérialisation et de flexibilisation signifient non seulement une plus grande perméabilité des frontières mais également une plus grande élasticité de leur action négative, c’est-à-dire une plus grande possibilité que les frontières se reproduisent et se manifestent dans des modes, des formes et des lieux différents.

19Les frontières ne disparaissent donc pas, ne se réduisent donc pas, mais traversent plutôt un processus de remplacement et de transformation. Leur aptitude à moduler leur capacité d’intervention en fonction des différentes situations, exigences ou sollicitations s’accroît. Cela vaut autant pour les frontières territoriales que pour les frontières supra-territoriales.

  • 10 . Voir Ratzel F., Politische Geographie, München-Berlin, R. Oldenbourg, 1923, p. 385. A propos de l (...)

20Derrière l’image plus conventionnelle qui subsume les frontières du pouvoir dans les frontières des Etats, semble émerger l’image plus réaliste d’une zone de frontière universelle, l’image d’un « monde-frontiere » qui peut être expliqué en rappelant l’image ratzelienne de Grenzsaum. D’après Ratzel en effet, le Grenzsaum (littéralement : la marge, le bord de la frontière) constitue la réalité dont la ligne de démarcation est toujours et seulement l’abstraction 10. Ratzel se réfère d’une part aux marches (les zones-tampons qui, avant l’affirmation universelle des Etats, séparaient les diverses entités politiques territoriales) et, de l’autre, aux zones à cheval entre chaque frontière linéaire. Dans les unes comme dans les autres, des éléments (culturels, politiques, …) des deux entités en question peuvent se présenter de façon désagrégée et mélangée, des signaux que Ratzel appelle « manifestations éparses » de la frontière.

21C’est seulement dans la convention de la territorialité exclusive – que l’on peut définir comme « territorialité fermée » – des frontières linéaires et des Etats que règne l’uniformité et l’univocité. Dans la réalité de la territorialité inclusive du Grenzsaum – que l’on peut définir comme « territorialité ouverte » – cohabitent nécessairement différents signaux de différentes frontières.

22Ce à quoi on assiste aujourd’hui apparaît alors comme un processus où la convention a toujours plus de mal à masquer la réalité, un processus où la territorialité fermée cède le pas à la territorialité ouverte du monde-frontière. Dans cette zone de frontière « attrape-tout », de nombreuses frontières – de forme et de nature diverses, liées non seulement aux différentes autorités mais également à différents statuts individuels ou collectifs – se côtoient et se superposent les unes aux autres, s’opposent et se limitent, s’intègrent et se renforcent mutuellement. Le monde-frontière apparaît enfin comme un espace unitaire – et exhaustif de la réalité – mais polychrome, caractérisé par la coexistence de différentes présences, sillonné et ponctué par d’innombrables frontières de consistance et de formes différentes ; frontières multiformes et fuyantes dont la présence n’est pas nécessairement limitée dans l’espace, mais qui adopte les caractères d’une potentielle ubiquité.

  • 11 . Voir De Spuches G., « Oltre la frontiera : rappresentazioni geografiche e enigmi territoriali », (...)

23Dans ce monde-frontière parcouru par d’innombrables flux – constitués (au-delà et bien avant les mouvements de marchandises, de capitaux et de personnes circulantes) par les décisions prises ou imposées, par les politiques adoptées, par les influences exercées par les divers acteurs globaux – les frontières constituées par les statuts (économiques, sociaux, juridiques) apparaissent toujours plus comme les éléments (comme les frontières) qui permettent, entravent, ou empêchent l’accès au même réseaux de flux 11. Les individus représentent en ce sens des manifestations éparses des frontières constituées par les statuts dont ils sont titulaires.

24Dans ce contexte, par ailleurs, les Etats en tant que tels ne disparaissent pas : simplement, leurs frontières s’adaptent elles aussi au processus de reconfiguration, en affinant leur capacité à se manifester autrement qu’à travers leurs traditionnelles lignes de démarcation, sous de nouvelles apparences, en ayant recours à des modalités d’opération différentes. Cela advient de façon particulièrement évidente dans le champ du contrôle de l’immigration, comme nous le verrons en analysant les différents instruments que les Etats et autres acteurs territoriaux utilisent pour défendre leurs frontières face aux flux d’immigration non souhaitée.

Le contrôle de l’immigration : manifestations, stratégies et dynamiques des frontières

L’obligation de visa

25L’imposition de l’obligation de visa peut être considérée comme l’instrument premier de toute politique de contrôle de l’immigration.

  • 12 . Bigo D., Guild E., « Le Visa Schengen : expression d’une stratégie de “police” à distance », Cult (...)

26En imposant aux citoyens de certains Etats l’obligation de visa, les frontières du contrôle sont non seulement anticipées temporellement par rapport au moment de la tentative de traversée de la ligne de frontière, mais aussi délocalisées spatialement par rapport à cette même ligne, donnant ainsi vie à un phénomène de flexibilisation extravertie de la frontière. L’obligation en question opère en effet lorsque l’étranger se trouve encore dans le pays d’origine ou dans un pays de transit « et rencontre donc la frontière virtuellement avant de la passer physiquement 12 ».

  • 13 . Article 4, alinéa 3 du décret législatif du 25 juillet 1998, n°286 ainsi que les modification suc (...)

27Il faut cependant noter la façon dont l’effet de flexibilisation extravertie de la frontière produit par l’obligation du visa opère également en attribuant de l’importance aux statuts individuels des étrangers candidats. En ce qui concerne les visas touristiques par exemple, les critères pour leur concession sont de nature économique (d’après la loi italienne « la disponibilité des moyens de subsistance suffisants pour la durée du séjour et […] pour le retour dans le pays de provenance 13 »). Les fonctionnaires des représentations diplomatiques et consulaires responsables de la délivrance jouissent par ailleurs d’une certaine marge de discrétion, non seulement vis-à-vis des différents pays, mais également vis-à-vis des conditions personnelles de chaque candidat au départ. Cela laisse un espace pour d’éventuelles discriminations, par exemple en relation à la capacité du demandeur d’influencer la décision à travers ses connections personnelles.

28Le bureau des visas fonctionne donc comme un instrument de flexibilisation extravertie des frontières linéaires des Etats, qui apparaissent sous une forme délocalisée et punctiforme. L’obligation du visa, en outre, donne de l’importance (sur la base du revenu, de la position sociale, de la possibilité d’influer sur la décision à travers des rapports personnels) aux statuts des demandeurs, en transformant ainsi ces statuts en frontières immatérielles qui déterminent les possibilités d’accès à un territoire.

  • 14 . Voir Cuttitta P., « I confini d’Europa a Sud del Mediterraneo. Strumenti e incentivi per l’estern (...)

29Les critères pour la délivrance d’un visa de travail peuvent agir de la même façon. En Italie, par exemple, au sein du quota maximum pour les entrées liées au travail, des quotas privilégiés sont prévus pour les ressortissants de certains pays, afin de récompenser les gouvernements des pays qui coopèrent dans la limitation des mouvements migratoires illégaux 14. Dans ce cas, les critères adoptés pour la concession du visa ne font pas de différence entre les citoyens de chaque pays d’origine (sur des bases socio-économiques, comme pour le cas des visas touristiques) mais entre les citoyens de différents pays d’origine, sur la base de la citoyenneté d’appartenance.

30Si un étranger n’obtient pas le visa demandé, il a deux possibilités : la première est d’accepter la décision et de renoncer à son projet migratoire, la seconde est de tenter par d’autres façons d’atteindre le pays qui lui a refusé le visa d’entrée. C’est pour faire face à cette seconde possibilité qu’ont été mis en place d’autres éléments de répression de l’immigration non voulue.

Les sanctions aux transporteurs

31Au cours des vingt dernières années, l’ensemble des pays européens de destination a imposé l’obligation aux compagnies de transport aérien, maritime ou terrestre (appelés « transporteurs ») de vérifier, avant le départ (ou avant le franchissement de la frontière), que chaque passager soit en possession des documents demandés par les lois en vigueur dans le pays de destination. Le transporteur qui permet l’entrée dans le pays (ou tout simplement l’arrivée à la frontière) de personnes dépourvues du titre requis est sujet à des sanctions pécuniaires et doit prendre en charge l’éloignement du territoire étatique de la personne transportée. Ces lois entraînent le fait que le personnel des compagnies de transport se trouve de facto contraint d’acquérir les compétences et d’effectuer un travail qui est celui des garde-frontières.

32Au même titre que l’imposition du visa d’entrée, les sanctions aux transporteurs constituent un exemple de flexibilisation extravertie de la frontière à travers la délocalisation des contrôles. Mais, dans le cas des visas, la fonction de contrôle – émanation de la souveraineté du pays de destination – est exercée directement par l’Etat lui-même. Les sanctions aux transporteurs, en revanche, délèguent la fonction de contrôle à des sujets privés.

33L’imposition des sanctions aux transporteurs modifie en outre le statut des potentiels demandeurs d’asile à but préventif, en en restreignant de fait les frontières afin de prévenir les entrées non voulues. En effet, bien que l’article 31 de la Convention des Nations unies de 1951 concernant le statut des réfugiés (Convention de Genève) prévoie la possibilité de présenter une demande d’asile dans un pays, y compris pour ceux qui y sont rentrés de façon illégale, le transporteur trouvera dans l’exigence d’éviter tout risque une raison suffisante pour empêcher l’embarquement de quiconque n’est pas en possession des documents nécessaires à l’entrée, y compris les potentiels demandeurs d’asile. Pour ces derniers donc, faire valoir la disposition de la Convention devient impossible, sauf à avoir recours aux services de transport offerts par les organisations criminelles, bien plus coûteux. Mais dans ce dernier cas, on peut répéter ce qui a été dit au sujet du visa : le statut économique devient déterminant en ce qui concerne le franchissement de la frontière territoriale de l’Etat.

Le refoulement successif au franchissement de la frontière

  • 15 . Article 10, alinéa 2 du texte unique sur l’immigration.

34Le refoulement successif au franchissement de la frontière est prévu pour les étrangers dépourvus de titre d’entrée qui ont pénétré le territoire d’un Etat en se soustrayant aux contrôles à la frontière. Ceci est différent de l’expulsion – une forme d’éloignement qui concerne ceux qui séjournent déjà sur le territoire – et représente au contraire la version « flexible » du refoulement à la frontière, c’est-à-dire la forme d’éloignement qui concerne ceux qui se présentent à la frontière et qui sont refoulés avant même l’entrée. La loi italienne établit que les étrangers qui, « en entrant dans le territoire de l’Etat en se soustrayant aux contrôles de frontière, sont arrêtés à l’entrée ou immédiatement après 15 », sont sujets au refoulement avec accompagnement à la frontière, sans préciser la portée temporelle du terme « immédiatement ». Dans les faits, l’intéressé peut donc être repoussé aussi bien s’il est arrêté après quelques mètres, que s’il est arrêté de nombreux kilomètres après la frontière.

35L’instrument de ce type de « repoussement » produit donc sur la frontière linéaire des effets spatiaux de flexibilisation introvertie, dans la mesure où la frontière – toujours immobile, sur la carte, le long de la ligne de démarcation – acquiert la capacité de s’étirer dans l’espace, de se tendre comme un élastique jusqu’au point où l’étranger est arrêté.

36Dans le même temps cependant, le même instrument produit des effets qui réduisent l’effectivité de certains droits, en restreignant les frontières des statuts des sujets destinataires de la mesure. Ces derniers jouiraient en effet de plus de droits s’ils étaient sujets à une décision d’expulsion ; la flexibilisation du refoulement permet en effet aux autorités d’expulser plus facilement cet étranger arrêté sur le territoire – d’après le jugement des autorités – « immédiatement après » l’entrée irrégulière.

  • 16 . L’article 33 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés affirme qu’» aucu (...)
  • 17 . Voir Andrijasevic R., How to Balance Rights and Responsibilities on Asylum at the EU’s Southern B (...)

37Les frontières de statut sont donc redéfinies, dans le cas du refoulement successif au franchissement de la frontière, non dans un but préventif (afin d’empêcher les entrées illégales, à travers une action de flexibilisation extravertie, comme dans le cas des critères adoptés pour la concession des visas d’entrée ou dans le cas des sanctions aux transporteurs), mais avec une visée répressive vis-à-vis de ceux qui sont déjà entrés dans le territoire, dans le but de permettre ou de faciliter leur refoulement à travers une action de flexibilisation introvertie de la frontière. Une telle redéfinition (à but répressif) des frontières des statuts peut se concrétiser dans des normes qui rendent un droit pratiquement ineffectif, par exemple en prévoyant la possibilité d’avoir recours contre la disposition seulement après son exécution, c’est-à-dire quand l’étranger en question se trouve dans le pays dans lequel il a été refoulé (la possibilité d’opposer un recours est donc toute théorique surtout pour ceux qui fuient les persécutions). Elle peut également se concrétiser dans des pratiques qui violent certains droits de l’étranger (le droit de ne pas être sujet au refoulement dans le sens de l’article 33 de la Convention de Genève ou de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme 16, le droit à une validation de la part des autorités judiciaires de la détention quand la mesure de détention adoptée avant le refoulement se poursuit outre les délais prévus par la loi), comme les faits l’ont souvent prouvé en Italie 17.

Les zones de frontière internes

  • 18 . Voir Cuttitta P., « Frontiere e controlli migratori tra Germania, Polonia e Repubblica Ceca », Di (...)

38En Allemagne, alors que l’activité de la police ordinaire est confiée aux corps de police de chacun des Etats, le contrôle des frontières de la République relève des compétences d’un corps de police fédéral. Une loi de 1998 a institué la « 30-Km-Zone », une zone de trente kilomètres en deçà de la ligne frontalière, en amplifiant le champ spatial d’intervention des agents fédéraux, auparavant limités à la ligne elle-même 18. Dans cette zone de frontière, la police fédérale jouit de pouvoirs spéciaux de dérogation au droit d’inviolabilité du domicile. En effet, alors que normalement l’accès aux domiciles privés contre la volonté des habitants est subordonné à une autorisation des autorités judiciaires, dans la zone frontière les agents fédéraux peuvent accéder aux habitations privées à n’importe quel instant, du moment qu’il y a des raisons de penser que des délits concernant le franchissement illégal de la frontière y sont en préparation, que des personnes responsables de tels délits s’y cachent, ou encore que des personnes dépourvues de titre de séjour s’y trouvent.

  • 19 . Voir Viña S.R., Protecting our Perimeter: “Border Searches” under the Fourth Amendment, Crs repor (...)

39De même, aux Etats-Unis, la loi sur l’immigration permet depuis un certain temps aux garde-frontières, dans un rayon de cent milles de la frontière fédérale, d’effectuer des arrestations de personnes et des perquisitions d’automobiles et autres véhicules en dérogation au quatrième amendement de la Constitution, sans l’autorisation des autorités judiciaires, comme si les contrôles avaient lieu le long de la ligne frontière. Les possibilités d’intervention en dérogeant à la Constitution sont particulièrement amples dans le cas des « équivalents fonctionnels » de la frontière (functional equivalents of the border) : c’est-à-dire les aéroports internationaux, les ports des eaux territoriales, les postes de contrôle fixes proches de la frontière ou dans les points d’intersection de routes qui proviennent directement de la frontière 19.

40Les zones de frontière allemandes et états-uniennes sont donc des zones de flexibilisation introvertie de la frontière, dans lesquelles un régime spécial permettant d’effectuer des contrôles selon des modalités exceptionnelles est en vigueur. La ligne de frontière étatique peut ainsi se manifester d’une façon fragmentée, éparse, punctiforme, dans un domicile privé du Brandebourg oriental comme à un croisement routier de l’Arizona méridional. La différence étant que si, en Allemagne, la frontière ne peut se manifester que sous une forme mobile et provisoire, aux Etats-Unis, elle se manifeste aussi par une fixité dans l’espace et une persistance dans le temps. Dans chacun des deux cas cependant, la flexibilisation introvertie implique une réduction des statuts de ceux qui séjournent ou qui se trouvent simplement dans la zone territoriale en question, dans la mesure où leur statut juridique se trouve réduit par rapport à ceux qui séjournent ou qui se trouvent dans d’autres parties du même territoire étatique.

Les contrôles maritimes

  • 20 . Voir la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, article 33.

41Les eaux territoriales – qui peuvent s’étendre jusqu’à 12 milles nautiques au-delà de la côte – tombent sous la souveraineté de l’Etat côtier. Leur frontière externe – qui représente donc la vraie frontière étatique – n’est pas contrôlée de façon statique mais de façon élastique, éparse et diffuse dans la zone de frontière constituée par les eaux territoriales et les ports. A l’abri des eaux territoriales, peut se développer en outre la zone contiguë, une zone de frontière maritime ultérieure dans laquelle l’Etat riverain, tout en ne jouissant pas d’une souveraineté complète, dispose de certains pouvoirs de contrôle 20.

42Si les eaux territoriales constituent un exemple de flexibilisation introvertie de la frontière, la zone contiguë est un exemple de flexibilisation extravertie. Mais le contrôle élastique et diffus des mers s’étend également dans les eaux internationales, désormais sillonnées et survolées par des moyens aériens et navals à la recherche d’embarcations suspectes. Désormais, les pays de destination des mouvements migratoires ont forcé les pays riverains d’origine et de transit à participer eux aussi aux contrôles des eaux internationales. C’est par exemple le cas du Canal de Sicile, patrouillé par les bateaux italiens non seulement en coopération avec les autres pays de l’Union européenne, mais également avec les forces tunisiennes et libyennes.

43Ainsi, si la zone de compensation que la territorialité pré-moderne interposait entre une entité territoriale et l’autre (qui n’appartenait finalement jamais clairement et complètement à l’une ou à l’autre) était une zone de frontière terrestre entre deux territoires, les eaux internationales apparaissent comme une zone de frontière maritime entre toutes les eaux territoriales du monde, où peuvent avoir lieu des manifestation occasionnelles des frontières des différentes entités territoriales

  • 21 . Voir Cuttitta P., I confini d’Europa a Sud del Mediterraneo…, op. cit.

44Une question reste cependant ouverte : peut-on parler, dans le cas du Canal de Sicile, de manifestations occasionnelles et diffuses de la frontière tunisienne et libyenne ou, au contraire, faut-il parler de manifestations ultérieures de la frontière italienne, dans la mesure où celle-ci se présente non plus seulement directement, mais aussi par « souveraineté interposée », sous les traits de la frontière d’un autre Etat souverain – d’un Etat de transit, un Etat qui, sans les pressions exercées et sans les primes offertes par le pays de destination, n’aurait aucun intérêt à effectuer les activités de contrôle 21.

  • 22 . Voir la note 16.

45D’ailleurs, lorsque les eaux internationales deviennent le théâtre, plus ou moins occulte, d’actes illégitimes comme des refoulements de réfugiés en violation des articles 33 de la Convention de Genève et 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme 22, alors les frontières des statuts juridiques effectifs des personnes contrôlées se révèlent réduits à but préventif, en transformant les statuts en frontières (supra-territoriales) en protection d’autres frontières (territoriales).

La coopération transfrontalière

46La coopération entre pays de destination et pays d’origine ou de transit va bien au-delà des cas de contrôle commun des eaux internationales et a lieu, normalement, dans le cadre des accords formels entre les Etats. De tels accords peuvent prévoir : a) l’attribution aux pays d’origine ou de transit des financements pour l’acquisition d’équipement pour le contrôle des frontières (ou leur fourniture gratuite) ; b) des activités d’investigation et de formation communes (ce qui comprend les patrouilles conjointes, la création de bureaux communs, l’échange d’information, l’envoi d’officiels de liaison d’un pays à l’autre pour la coordination des activités coopératives, l’offre de formations pour agents de frontière) ; c) la réadmission – dans le pays d’orig ine ou dans le dernier pays de transit – des immigrés arrivés ou séjournant illégalement dans le pays de destination ; d) l’attribution de financements (ou la fourniture de services) aux pays de transit pour la construction et la gestion des centres de détention et pour l’éloignement des étrangers en situation irrégulière des territoires étatiques respectifs.

  • 23 . On pourrait considérer comme des exemples de flexibilisation extravertie essentiellement bilatéra (...)

47Bien que beaucoup d’activités de coopération se déroulent normalement dans chacun des pays coopérants, et bien que les frontières de chaque pays, incarnées par l’agent qui effectue une patrouille conjointe à l’étranger ou par l’agent de liaison en service dans la capitale étrangère, soient repoussées à l’intérieur du territoire de l’autre, la coopération s’effectue généralement par la volonté et suivant les intérêts du pays de destination, auxquels le pays d’origine (ou de transit) doit se plier, en fonction de sa position de subordination politique et économique. C’est ainsi que l’on peut parler d’un phénomène de flexibilisation extravertie non pas bilatéral, mais fondamentalement unilatéral 23.

48Pour conclure, la coopération transfrontalière, plus qu’un instrument comme les autres, représente le contexte formel au sein duquel les pays de destination emploient d’autres instruments : les pays d’origine et de transit qui sont impliqués dans la coopération. Les instruments de flexibilisation des frontières d’un Etat peuvent également être, en somme, les gouvernements d’autres Etats, avec leurs activités de police dont les buts et les modalités d’action sont dictés et contrôlés par les pays de destination.

  • 24 . Voir Cuttitta P., The Changes In The Fight against Illegal Immigration in the Euro-Mediterranean (...)

49C’est également le cas dans les activités de coopération transfrontalières où les cas de violation des droits, de restriction des statuts à but préventif ou répressif ne sont pas rares. Il s’agit encore de transformation des statuts en frontières, comme cela peut être le cas pour le refoulement de migrants en mer ouverte 24.

Le concept de pays sûr

50La définition de pays sûr est utilisée pour justifier le refus d’examiner une demande d’asile ou l’admission à une procédure spéciale accélérée qui limite fortement les possibilités pour le demandeur de démontrer son droit à l’asile, en présumant le caractère infondé de la demande. Le refus d’examiner la demande d’asile ou un résultat négatif de la procédure accélérée a pour conséquence le rapatriement (ou le refoulement vers un pays tiers) de l’intéressé. Un pays « sûr » peut être le pays d’origine (normalement le pays dont le demandeur possède la nationalité), mais cela peut être également un pays tiers avec lequel l’intéressé a une autre relation (par exemple parce qu’il y a transité avant de rejoindre le pays de destination ou parce qu’il jouit déjà d’une protection du pays en question).

51Le concept de pays sûr s’est progressivement affirmé au cours des vingt dernières années. Son application créé les conditions pour la flexibilisation introvertie de la frontière d’un territoire donné, dans la mesure où il permet – par rapport à ceux qui sont partis ou qui ont transité à travers un pays donné – non seulement le refoulement immédiat à la frontière, mais également le refoulement successif au franchissement de la frontière, soit suite à un refus d’examiner la demande, soit suite au résultat négatif de la procédure accélérée.

52Pour la décision liée à une demande d’accès aux procédures d’asile donc, c’est encore une fois aux frontières de statut que l’on donne de l’importance (ceux – déjà existants – constitués par la nationalité ou ceux créés ex novo sur la base d’éléments comme l’itinéraire du voyage) afin de renforcer les frontières territoriales. Le recours aux frontières supra-territoriales est de type répressif et non préventif, puisqu’il impose – ou rend plus probable l’éventualité de pouvoir imposer – aux intéressés la traversée en sens inverse des frontières territoriales qu’ils n’auraient pas dû traverser.

53D’un autre côté, on peut dire que l’application du concept de pays sûr produit des effets de flexibilisation extravertie de la ligne de frontière territoriale. C’est ainsi du point de vue de ceux qui sont refoulés, dans la mesure où – peu importe la distance du pays sûr en question – la frontière du pays qui refuse l’asile se tend idéalement dans l’espace, jusqu’à coïncider avec celle du pays sûr (en faisant exception des cas ou un pays de destination et un pays sûr sont limitrophes et partagent donc déjà territorialement une frontière). Le pays qui applique par ailleurs le concept de pays tiers sûr peut ne pas savoir jusqu’où se tendra sa propre frontière. Si l’on tient compte du fait qu’une personne peut transiter à travers différents pays, la frontière du pays de destination pourra finir par coïncider avec celle du premier pays tiers sûr traversé, ou même avec celle du pays d’origine, puisque c’est seulement là où va s’interrompre l’éventuel refoulement en chaîne d’un pays à un autre : tout dépendra des critères utilisés par chaque pays pour déterminer lesquels des autres pays doivent être considérés comme sûrs.

La protection alternative à l’asile

54Le concept de pays sûr a rendu plus difficile l’obtention de la reconnaissance de l’asile, et le simple fait de présenter une demande également. L’impossibilité de considérer tous les pays comme sûrs a cependant favorisé le développement d’autres stratégies afin de rendre plus difficile l’arrivée de demandeurs d’asile ou, dans les cas où cela est inévitable, afin de réduire la possibilité d’accès à la procédure ordinaire (qui offre de plus amples garanties au demandeur). L’une de ces stratégies est l’introduction de formes de protection alternatives à l’asile.

  • 25 . Voir Fitzpatrick J., “Flight from asylum: trends toward temporary ‘refuge’ and local responses to (...)

55Le pays où le réfugié demande ou entend demander la protection peut en effet décider de ne pas accorder à la personne intéressée le statut de réfugié, un statut qui garantit une protection temporellement illimitée en principe et une série de droits qui permettent une pleine intégration dans la société d’accueil, en attribuant un statut presque identique à ce des citoyens du pays. A partir des années 1990, s’est établie la pratique qui consiste à concéder un permis de séjour limité non seulement dans le temps (par exemple avec des durées de deux ou trois ans, éventuellement renouvelables) mais également limité dans les droits qu’il confère (par exemple en matière d’accès au marché du travail, d’accès à l’instruction, de regroupement familial) pour éviter de favoriser l’intégration des bénéficiaires et empêcher que des réfugiés (temporaires) ne se transforment en immigrés (stables), en les poussant au contraire au rapatriement le plus tôt possible 25.

  • 26 . Il s’agit des articles 22, 23, 23a, 24, 25, 26, 60 e 60a de l’Aufenthaltsgesetz.

56Les formes de protection alternatives à l’asile varient – en ce qui concerne la quantité, la qualité et la durée des droits qu’elles octroient aux bénéficiaires – en fonction des pays mais également à l’intérieur de chacun des pays : la législation allemande dédie huit articles à la définition des différentes formes de protection alternatives à l’asile et des droits qu’elles prévoient 26. Elles ont donc pour conséquence, dans leur ensemble, un effet de multiplication et de différentiation généralisé des statuts personnels.

  • 27 . Voir Rahola F., Zone definitivamente temporanee. I luoghi dell’umanità in eccesso, Verona, Ombre (...)

57A partir des années 1990, autre idée s’est affirmée, celle de la protection alternative délocalisée. Le pays auquel un réfugié demande ou a l’intention de demander protection peut en effet décider d’offrir des formes de protection temporaire dans la région d’origine, avant que les réfugiés arrivent sur le territoire 27. C’est ainsi que les pays de l’OTAN ont essayé de procéder (avec un faible succès) avec les réfugiés du Kosovo en 1998, en mettant en place des camps en Macédoine et en Albanie ; c’est également ce que l’Union européenne est en train d’expérimenter dans certaines régions d’Afrique et de l’Europe orientale. Ici encore, les conclusions tirées au sujet de la coopération internationale s’appliquent : la mesure en question ne représente pas seulement, pour les Etats (ou ensemble d’Etats) qui l’appliquent, l’instrument au travers duquel il est possible de poursuivre la flexibilisation extravertie des propres frontières, c’est également le cadre au sein duquel on peut utiliser les autres Etats comme instruments pour poursuivre un tel objectif.

58Les deux formes de protection alternatives à l’asile – que cela soit celle qui a lieu dans le pays de destination ou sa forme délocalisée – s’appuient donc sur des frontières qui caractérisent des statuts personnels différents. Dans le cas de la protection délocalisée, l’objectif est d’éviter que les étrangers indésirables n’arrivent sur le territoire étatique ; l’effet est celui d’une flexibilisation extravertie des frontières. Dans le cas de la protection dans le pays de destination, l’objectif est de faire en sorte que le même instrument qui permet – en les réglementant – l’entrée et le séjour d’étrangers sur le territoire étatique, soit en même temps utile pour permettre, faciliter ou accélérer l’éloignement de ces étrangers du territoire, en produisant donc un effet de flexibilisation introvertie des frontières.

La délocalisation de l’asile

  • 28 . Voir Levy C., The European Union and the Geneva Convention after 9/11: Towards an American or Aus (...)

59De même que la protection alternative à l’asile, l’asile à proprement parler – conçu comme la reconnaissance du statut de réfugié – peut être délocalisé 28.

  • 29 . Parmi les objectifs de l’actuel programme politique quinquennal, il y a celui d’encourager les pa (...)

60A y regarder de plus près, le concept de pays tiers sûr constitue déjà une forme de délocalisation de l’asile. L’Union européenne, par exemple, pousse les pays d’Afrique du Nord à se doter d’une législation et d’infrastructures destinées à répondre, au moins en théorie, aux obligations de fournir l’asile à ceux qui, autrement, seraient en droit de le demander dans un pays européen. Une fois rendus « sûrs », on pourrait ainsi transférer vers ces pays toute la responsabilité liée à l’asile, à partir de la réception et du traitement des demandes 29.

61Mais il existe aussi des formes de délocalisation de l’asile qui n’impliquent pas le transfert des responsabilités d’un Etat à un autre. L’Etat, en admettant sa compétence à juger sur la reconnaissance de l’asile, et prenant en charge les coûts, peut en effet délocaliser à l’extérieur du territoire au moins une partie significative des activités liées à cette responsabilité, éventuellement en délégant les aspects exécutifs à des sujets tiers non étatiques (par exemple des ONG). Dans ce cas, l’Etat tiers se limite à consentir à l’Etat responsable de la procédure d’asile l’usage de son territoire.

62Parmi les nombreux projets – élaborés dans de nombreux pays, dont des pays européens – ayant pour but ce dernier type de délocalisation de l’asile et des procédures liées à l’asile un seul a été appliqué : le projet australien, qui se limite à délocaliser la procédure, en permettant ensuite l’entrée en Australie uniquement à ceux qui ont déjà obtenu le statut de réfugié. La procédure délocalisée se déroule sur l’île de Nauru, un Etat indépendant situé dans l’Océan Pacifique à quelques trois mille kilomètres de distance de l’Australie et qui, contre paiement, met à la disposition de l’Australie son territoire pour la rétention des demandeurs d’asile et pour l’examen des demandes.

  • 30 . Il faut de plus noter qu’avec les demandeurs d’asile interceptés dans les eaux internationales so (...)

63Ainsi, cela évite que ceux qui sont en attente d’un jugement sur leur statut de réfugié séjournent tout de même sur le territoire australien, mais pour ceux dont la demande est refusée, cela évite aussi qu’ils puissent se soustraire au refoulement et rester en Australie (puisqu’ils n’y mettent pas réellement les pieds). Ainsi, le droit de recours est ainsi bien plus difficile, voire impossible à exercer 30.

64La délocalisation de l’asile – dans la forme adoptée par l’Australie et comme dans les différents projets européens – produit donc des effets de flexibilisation extravertie de la frontière des Etats et des frontières communes de l’Union européenne, de façon similaire à ce que l’on a déjà vu au sujet des autres instruments examinées auparavant (l’obligation du visa, les sanctions aux transporteurs, le principe du pays sûr et la protection alternative délocalisée). Le demandeur d’asile, dans les faits, se retrouve donc – à cause de la délocalisation des procédures – à affronter la frontière (plus précisément, une manifestation isolée de la frontière) du pays auprès duquel il a l’intention de présenter sa demande, bien avant d’arriver effectivement à la frontière territoriale : comme dans le cas de l’obligation de visa, celui-ci ne pourra entrer sur le territoire d’un pays qu’après avoir été soumis à un examen dans un autre pays.

65En outre, suivant un projet de loi présenté par le gouvernement australien en 2006 (et actuellement retiré), le demandeur d’asile qui, au terme d’une procédure délocalisée, voit sa demande refusée voit également réduit, voire réduit à néant, son droit de poser un recours contre une telle décision. La même chose était prévue dans la proposition de délocalisation des procédures d’asile avancée par le ministre de l’Intérieur allemand Schily en 2004. Le concept a déjà été rencontré à propos de la protection alternative à l’asile – celui de la réduction du statut personnel à travers la réduction du paquet des droits fondamentaux – serait, en quelque sorte, perfectionné à travers le recours à l’élément territorial. Dans le cas de la protection alternative à l’asile, en effet, les droits sont niés en raison d’un statut particulier qui est attribué à l’intéressé. Dans le cas des demandeurs d’asile en procédure délocalisée, au contraire, les droits seraient niés en raison du statut et du lieu dans lequel se trouve l’intéressé.

66En conclusion, il faut rappeler ce qui a déjà été observé au sujet de la protection délocalisée : la délocalisation de l’asile de la part d’un Etat ne peut faire abstraction de la disponibilité d’un autre Etat à consentir que les procédures puissent avoir lieu sur le territoire. Cette mesure implique donc aussi qu’un Etat se prête à assumer le rôle d’instrument de la politique d’externalisation des frontières d’un autre Etat.

Le statut des demandeurs d’asile

67Les demandeurs d’asile sont généralement mis dans une condition d’infériorité – en matière de dotation de droits et de possibilités d’en jouir de manière effective – même quand leurs demandes d’asile sont examinées sur le territoire du pays responsable de la procédure. Beaucoup de demandeurs sont soumis à des procédures accélérées, dont l’issue est presque toujours négative. Dans le cas d’un refus, ils n’ont pas droit à un recours effectif, puisque le recours – quand bien même il serait possible de le présenter – n’a pas d’effet suspensif de la décision d’expulsion (il est vraiment rare qu’une personne refoulée dans un autre pays y ait la possibilité de suivre le recours en attente). Durant la procédure, ils sont sujets à des interdictions ou à des limitation de l’accès au marché du travail. Ils subissent des restrictions de l’aide sociale. Dans certains pays (comme en Italie) ils ne reçoivent souvent même pas une assistance de base en termes de nourriture ou de logement ; dans d’autres, ils sont sujets à de fortes limitations de la liberté de circulation (comme en Allemagne, où ils ne peuvent dépasser les frontières de leur district de résidence).

  • 31 . Le principe selon lequel le séjour de l’étranger, quoique régulier, ne doit pas permettre une int (...)

68Toutes ces mesures peuvent être considérées comme des instruments immatériels de flexibilisation introvertie de la ligne de frontière étatique, tout comme la protection alternative d’asile, étant donné qu’en rendant plus difficile un enracinement solide des demandeurs d’asile dans la société, elles réduisent les probabilités que se créent les conditions, dans le cas d’une issue négative de la procédure, pour que ces derniers puissent rester clandestinement sur le territoire ou demander un permis de séjour à un autre titre 31.

69Mais le plus souvent, désormais, les demandeurs d’asile sont contraints d’attendre le résultat de leur demande en détention. Dans ce cas, on assiste non seulement à une réduction du paquet minimum des droits fondamentaux (privation de la liberté personnelle), mais en outre le phénomène juridique d’une telle réduction s’accompagne du phénomène spatial de la territorialisation, dans la mesure où les frontières qui délimitent les statuts des demandeurs d’asile – frontières en soi supra-territoriales et immatérielles – sont traduites en frontières matérielles et linéaires.

Les centres de détention

70La détention des étrangers dans des centres spécialement conçus à cet effet a pour objectif de permettre ou de faciliter l’éloignement de ces derniers d’un territoire donné. Les centres de détention sont donc des manifestations punctiformes, des soutiens de la frontière territoriale. Grâce à ces derniers, la frontière peut ainsi se tendre dans l’espace jusqu’à rattraper ceux qui ont franchi illégalement le tracé linéaire (ou ceux qui ne possèdent plus de titre de séjour valide pour se maintenir sur le territoire), en le projetant ainsi idéalement – comme dans une antichambre de la frontière – au moment où ils passeront physiquement la ligne officielle de la frontière pour quitter le pays.

  • 32 . Pour l’Italie voir Leone L. (a cura di), Cpta – Anatomia di un fallimento. Rapporto di MSF, Sinno (...)

71Les centres de détention remplissent leur fonction en territorialisant la frontière du statut – en soi et pour soi supraterritoriale – des étrangers concernés. Ce statut est encore atteint lorsque les étrangers sont retenus, puisqu’ils perdent leur liberté personnelle. Les très nombreux témoignages de violation des droits fondamentaux des étrangers dans les centres de détention de différentes parties du monde 32 démontrent en outre que la territorialisation des frontières de statut pose également les bases pour davantage de réductions de fait des mêmes statuts – ayant pour fonction, elles aussi, l’éloignement.

  • 33 . Article 2, alinéa 2 de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative a (...)

72Dans différents pays, il existe en outre un type particulier de structures destinées à la détention où le législateur lui-même nie la reconnaissance de beaucoup de droits fondamentaux qu’auraient dû avoir, du moins en théorie, les étrangers détenus dans ces centres. Il s’agit de ce que l’on appelle les zones de transit, situées généralement au sein des aéroports internationaux ou aux lieux de passage des frontières terrestres. On a déjà vu comment certains droits fondamentaux peuvent ne pas être reconnus dans les zones de frontière états-uniennes et allemandes et dans certaines parties du territoire australien, en application de certaines dispositions législatives. A première vue, les zones de transit semblent agir de façon similaire, en introduisant à l’intérieur des territoires où elles apparaissent des éléments d’exceptionnalité par rapport à l’ordre en vigueur. En réalité, le principe qui inspire ces centres semble celui selon lequel un fragment du territoire d’un Etat, soumis à l’autorité effective de ce dernier, peut être considéré comme étranger au territoire même pour tout ce qui concerne les étrangers qui y sont détenus, comme suggère une proposition de directive communautaire, selon laquelle « les Etats membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers auxquels a été refusée l’entrée dans une zone de transit d’un état membre 33 ».

73La territorialisation des frontières de statut, tout comme l’ultérieure réduction de fait des statuts eux-mêmes produit donc des effets de flexibilisation introvertie de la frontière. Par ailleurs, les centres de détention peuvent également se révéler des instruments de flexibilisation extravertie s’ils sont construits dans un pays de transit pour le compte (ou avec la contribution financière) d’un pays de destination.

74Le pouvoir territorial, dans le but d’accroître l’imperméabilité et la capacité sélective de ses frontières en ce qui concerne les mouvements transnationaux de personnes, ne se limite pas à appliquer sur la ligne de frontière de nouveaux instruments statiques de contrôle et de filtre. Il alimente en réalité un incessant processus de reproduction de cette ligne sous des formes multiples, dans des manifestations complémentaires, occasionnelles et éparses de la frontière même.

75Ces reproductions de la frontière linéaire sont projetées en deçà et au-delà de la ligne de référence, en produisant une double effet de flexibilisation spatiale, à la fois introvertie et extravertie. L’effet de flexibilisation introvertie se produit essentiellement au travers de mesures législatives internes (en matière de franchissement de la frontière, de séjour des étrangers, d’asile) et de leurs modalités d’application : c’est le cas des zones de frontière interne, des centres de détention et du refoulement successif au franchissement de la frontière. L’effet de flexibilisation extravertie se produit non seulement avec les mêmes moyens de la flexibilisation introvertie (comme c’est le cas avec les lois introduisant l’obligation du visa ou les sanctions aux transporteurs, dans le cas de la délocalisation des procédures de protection et de l’asile, ou encore dans le cas des patrouilles dans les eaux internationales), mais aussi au travers d’accords avec les pays d’origine et de transit des mouvements migratoires indésirables (qui rendent possibles les activités de coopération transfrontalière) et, plus généralement, au travers des pressions politico-diplomatiques destinées à exporter dans ces pays soit certaines politiques de contrôle des mouvements migratoires, soit les instruments d’application (par exemple les centres de détention). Dans ce dernier cas, ce sont les pays d’origine et de transit qui deviennent les instruments de flexibilisation extravertie de la frontière des pays de destination.

76En fonction des instruments employés, l’effet de flexibilisation peut être unidirectionnel (seulement introverti – comme dans le cas du refoulement successif au franchissement de la frontière, ou de la protection alternative dans le pays qui l’offre – ou seulement extraverti – comme dans le cas des sanctions aux transporteurs, de la délocalisation des procédures d’asile, de la protection alternative délocalisée) ou bidirectionnel (aussi bien introvertie qu’extravertie). Dans ce dernier cas, il est possible de distinguer deux concepts différents de bidirectionnalité : l’un comprend les cas – comme le recours aux centres de détention – dans lesquels un instrument de flexibilisation introverti peut être également exporté par un pays de destination vers un pays de transit, en se transformant ainsi en un instrument de flexibilisation extravertie ; l’autre comprend les cas – comme l’application du concept d’Etat sûr – dans lesquels le recours à l’instrument en question implique en soi aussi bien des effets de flexibilisation introvertie que de flexibilisation extravertie.

  • 34 . Voir par exemple les tours de contrôle érigées le long de la frontière orientale de la Pologne en (...)

77On assiste en somme, dans l’espace, à une multiplication numérique et à une différentiation typologique des manifestations délocalisées des frontières des entités politiques territoriales. Sans renoncer à leur linéarité, ni aux modèles de renforcement fidèles aux canons traditionnels de la rigidité la plus statique 34, ces frontières se détachent, dans la pratique, de leur fixité linéaire et se représentent ailleurs, avec d’autres aspects extérieurs et d’autres modalités opératives. Elles peuvent apparaître sous forme de zones dotées d’une extension bidimensionnelle (les zones de frontière) ou en forme de points (les bureaux pour la délivrance des visas, les agences de voyage, les « équivalents fonctionnels » de la frontière des Etats-Unis, comme également tout autre lieu où opère un agent dans une zone de frontière interne) ; dans leurs différentes formes elles peuvent être parfois mobiles, d’autres fois immobiles ; parfois intermittentes, d’autres fois continues. En d’autres termes, la ligne de frontière clone ses propres points, multiplie ses propres éléments constitutifs, en se reproduisant à travers une myriade de manifestations occasionnelles et éparses, désagrégées bien qu’articulées entre elles. Par opposition à ce qui se passe le long de la ligne frontière – unique, stable, homogène et persistance – il n’a pas nécessairement de continuité spatiale à joindre les points ou les séries des points qui constituent ces manifestations de la frontière – potentiellement infinies (en nombre) et ubiques (en distribution spatiale) – ni continuité temporelle qui en garantisse la persistance dans des lieux donnés.

78En outre, les politiques adoptées par de telles entités territoriales – et les instruments spécifiques qu’elles adoptent – afin de renforcer les frontières linéaires en rapport aux mouvements migratoires agissent souvent aussi au travers d’éléments comme les différentes conditions, les différents statuts personnels des sujets concernés – conditions et statuts sur lesquels ces politiques et ses instruments interviennent ; en les modifiant, en les remodelant, en les différenciant, en les multipliant. Les frontières supraterritoriales comme celles des statuts peuvent donc être fonction des objectifs de défense et de renforcement des frontières territoriales comme celles des Etats. Ceci advient aussi bien dans les processus de flexibilisation extravertie que dans les processus de flexibilisation introvertie des frontières.

79Dans le contexte des processus de flexibilisation extravertie des frontières les frontières de statut peuvent être utilisés à but préventif, afin d’empêcher ou de rendre plus difficile l’accès non voulu d’étrangers sur un territoire donné. C’est le cas des critères pour la délivrance du visa, de la délocalisation des procédures d’asile, de la protection alternative délocalisée.

80Dans le cadre des processus de flexibilisation introvertie des frontières, les frontières de statut peuvent être utilisées après l’entrée et l’éventuel séjour afin de permettre, faciliter ou accélérer l’éloignement volontaire ou forcé des étrangers du territoire. C’est le cas des refoulements successifs au franchissement irrégulier de la frontière, de la rétention dans les centres de détention ou des interventions sur les statuts des détenteurs d’un permis de séjour temporaire (par exemple en qualité de demandeur d’asile ou en tant que bénéficiaire de la protection alternative à l’asile).

81Dans les processus de flexibilisation extravertie, tout comme dans les processus de flexibilisation introvertie, les paquets de droits des individus ou des catégories d’individus peuvent être multipliés ou différenciés. La différenciation peut concerner aussi bien le contenu concret que la durée des droits liés à ces statuts.

82Cette action de multiplication et de différenciation des statuts peut se dérouler à la fois sous des formes visibles et officielles – au travers de la privation de certains droits (par des lois ou des actions conformes à la loi) de certaines catégories de personnes – et sous des formes non officielles et occultes, qui se concrétisent à travers des violations de certains droits : dans les cas de refoulement successif à la traversée de la frontière, dans le cadre de la coopération transfrontalière et des contrôles maritimes, dans les cas de rétention dans les centres de détention. Dans ce dernier cas, le rapport de fonctionnalité où les frontières de statut sont au service des frontières territoriales, les frontières immatérielles au service des frontières matérielles, se trouve renversé : c’est précisément la nature éminemment territoriale de telles structures, dotées de frontières linéaires rigides, concrètes et impénétrables, qui rend ces dernières propices à la création de nouvelles frontières de statut. Les zones de transit semblent en outre vouloir introduire des différentiations de statut qui paradoxalement seraient le résultat non pas de la présence de certains individus sur un territoire donné mais de leur non-présence sur aucun territoire (sinon dans les « non-territoires » représentés par de tels espaces).

83Tout cela s’insère de façon cohérente dans le contexte d’une reconfiguration générale des frontières – dans le contexte, donc, d’un monde-frontière dans lequel les frontières sont omniprésentes, dotées d’identités multiples, de formes changeantes de manifestation et de modalités opératoires différentes.

84Les entités politiques territoriales, en effet, dans le but de résister – au moins dans le champ de l’immigration – aux processus érosifs de leurs frontières linéaires, ne font que s’adapter à ce contexte de reconfiguration générale. Même les « signaux de frontière » de la territorialité fermée, alors, se multiplient numériquement et se différencient qualitativement, en se chevauchant et en s’entrecroisant avec les autres, et comme les autres en mélangeant matérialité et immatérialité, territorialité et supra-territorialité, staticité et mobilité. Eux aussi, en somme, contribuent à alimenter la complexité d’un monde-frontière dans lequel les frontières – loin de disparaître – jouissent d’espaces toujours plus amples, de marges de manœuvre toujours plus importantes ; un monde-frontière dans lequel les frontières territoriales et les frontières de statut, frontières matérielles et frontières immatérielles cohabitent et interagissent, les unes au service des autres. Il est difficile, dans ce contexte, de distinguer dans quelle mesure ce sont les nouvelles frontières de statut qui s’avèrent la fonction du renforcement des frontières territoriales et dans quelle mesure ce sont, au contraire, les frontières territoriales qui rendent plus facile la démarcation de frontières de statut toujours plus nombreuses.

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Notes

1 . Traduit de l’italien par Francesco Ragazzi. Cet article reprend une communication présentée à l’université Ca’ Foscari di Venezia à l’occasion du séminaire de mars 2007 de la série « I lunedì della geografia cafoscarina ». Nous avons approfondi ce même thème dans une monographie en italien : Segnali di confine. Il controllo dell’immigrazione nel mondo-frontiera, Milano, Mimesis, 2007.

2 . Voir Ohmae K., The End of the Nation State. The Rise of Regional Economies, New York, The Free Press, 1995 ; Badie B., La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 2000 ; Galli C., Spazi politici. L’età moderna e l’età globale, Bologna, Il Mulino, 2001 ; Zolo D., Globalizzazione. Una mappa dei problemi, Roma-Bari, Laterza, 2004 ; Schroer M., Räume, Orte, Grenzen. Auf dem Weg zu einer Soziologie des Raums, Frankfurt M., Suhrkamp, 2006.

3 . Une telle crise, qui apparaît pleinement seulement après la fin de la Guerre froide, a des origines bien plus lointaines. D’après Carl Schmitt, le déclin du système westphalien commence dans les années 1880 (voir Schmitt C., Der Nomos der Erde im Jus Publicum Europaeum, Berlin, Duncker & Humblot, 1997, pp. 200 et suivantes ; 1re éd. Köln, Greven, 1950). Schmitt a également vigoureusement dénoncé l’obsolescence de l’opposition entre terre et mer : si auparavant il était possible d’identifier, dans la conquête territoriale et dans le contrôle maritime, les deux clefs opposées qui permettaient d’accéder à la maîtrise de la planète, cet ordre semble désormais remis en question par les événements. L’espace représente simplement le champ de force où les activités et les énergies humaines se déploient, se rencontrent et produisent leurs effets, d’une façon toujours plus supra-territoriale. En 1942 – année de parution de la première édition de Land und Meer. Eine weltgeschichtliche Betrachtung (Leipzig, Reclam ; dernière éd. Stuttgart, Klett-Cotta, 2007) – Schmitt identifie comme troisième dimension possible la dimension aérienne. Aujourd’hui, il faudrait y ajouter la dimension informatique (voir Schroer M., Räume, Orte, Grenzen…, op. cit., pp. 252-275).

4 . La situation du continent européen, où cohabitent et se superposent des espaces agrégatifs dotés de fonctions et de compositions diverses (avec des degrés d’importance tout aussi variables) – l’Union européenne occidentale, l’OTAN, le Conseil de l’Europe, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’Espace économique européen, l’Union européenne, l’espace Schengen, Euroland – est à ce titre exemplaire.

5 . Carlo Galli, au sujet du chevauchement des anciennes et des nouvelles typologies de sujets politiques, affirme que « la coprésence de ces spatialités politiques produit un effet de new medievalism postmoderne », in Galli C., Spazi politici…, op. cit., p. 139.

6 . Voir : Febvre L., « Frontière : le mot et la notion », Pour une Histoire à part entière, Paris, Sevpen, 1962, p. 18 ; Maravall J.A., Estado moderno y mentalidad social (Siglos XV a XVII), Madrid, Ediciones de la Revista de Occidente, 1972, t. 1, pp. 102-109.

7 . Voir Cuttitta P., « Punti e linee. Topografia dei confini dello spazio globale », Conflitti globali, n°2, 2005, pp. 16-29 (trad. anglaise : “Points and lines. A topography of borders in the global space”, Ephemera, n°1, 2006, pp. 27-39).

8 . Voir Simmel G., Schriften zur Soziologie, Frankfurt M., Suhrkamp, 1983, p. 223.

9 . Voir Bauman Z., Globalization: the Human Consequences, Cambridge-Oxford, Polity Press, 1998, pp. 77-102.

10 . Voir Ratzel F., Politische Geographie, München-Berlin, R. Oldenbourg, 1923, p. 385. A propos de la notion de « Grenzsaum », voir plus généralement, ibid., pp. 384-403 ; Ratzel F., Anthropogeographie, 2e éd., Stuttgart, J. Engelhorn, 1899, pp. 259-281.

11 . Voir De Spuches G., « Oltre la frontiera : rappresentazioni geografiche e enigmi territoriali », Geotema, n°1, 1995, pp. 19-26, qui pose la question de cette façon : « si l’on voit s’opposer à une modalité de représentation métrico-aerielle […] une modalité de représentation topologico-réticulaire qui donne la primauté au contrôle des flux par rapport au contrôle territorial, […] où se trouvent les frontières ? Sans doute se posent-elles comme des barrières dans les points d’accès au réseau. » (pp. 22-23).

12 . Bigo D., Guild E., « Le Visa Schengen : expression d’une stratégie de “police” à distance », Cultures & Conflits, n°49-50, 2003, pp. 22-37.

13 . Article 4, alinéa 3 du décret législatif du 25 juillet 1998, n°286 ainsi que les modification successives constituant le « texte unique des disposition concernant la discipline de l’immigration et des normes sur la condition des étrangers ».

14 . Voir Cuttitta P., « I confini d’Europa a Sud del Mediterraneo. Strumenti e incentivi per l’esternalizzazione dei controlli », in Cuttitta P., Vassallo Paleologo F. (a cura di), Migrazioni, frontiere, diritti, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 2006.

15 . Article 10, alinéa 2 du texte unique sur l’immigration.

16 . L’article 33 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés affirme qu’» aucun des Etats contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » ; l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales établit que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». L’interprétation extensive de cette dernière disposition a été confirmée par des sentences de la Cour européenne : les Etats doivent non seulement s’abstenir directement des comportements qui font l’objet de l’interdiction, mais éviter également d’exposer indirectement tout individu à l’action des autres Etats qui serait en violation de la norme en question.

17 . Voir Andrijasevic R., How to Balance Rights and Responsibilities on Asylum at the EU’s Southern Border of Italy and Libya, Central European University – Center for Policy Studies, International Policy Fellowship Program, 2006.

18 . Voir Cuttitta P., « Frontiere e controlli migratori tra Germania, Polonia e Repubblica Ceca », Diritto, Immigrazione e Cittadinanza, n°4, 2003, pp. 61-79.

19 . Voir Viña S.R., Protecting our Perimeter: “Border Searches” under the Fourth Amendment, Crs report for Congress, mis à jour le 17 mai 2005 : www.opencrs.net/document/RL31826/2005-05-17%2000:00:00

20 . Voir la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, article 33.

21 . Voir Cuttitta P., I confini d’Europa a Sud del Mediterraneo…, op. cit.

22 . Voir la note 16.

23 . On pourrait considérer comme des exemples de flexibilisation extravertie essentiellement bilatérale les rapports de coopération entre polices des pays de l’espace Schengen de libre circulation qui visent à empêcher les passages irréguliers de ressortissants de pays tiers d’un pays à l’autre. Dans de tels cas également, par ailleurs, il est fréquent que l’on puisse rencontrer une unilatéralité substantielle : par exemple dans le cas des patrouilles mixtes mises en place entre l’Italie et la Grèce pour le contrôle des ports d’Ancône, Brindisi, Patras et Igoumenitsa, les mouvements migratoires qui font l’objet des contrôles sont de fait unidirectionnels (de la Grèce vers l’Italie et non l’inverse). Cependant, il y a aussi des cas – ceux qui concernent les frontières entre pays de l’Europe centrale et occidentale (Allemagne, France, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg) – dans lesquels on peut parler de bilatéralité effective.

24 . Voir Cuttitta P., The Changes In The Fight against Illegal Immigration in the Euro-Mediterranean Area and in Euro-Mediterranean Relations, Working Paper, Month 24 – Work Package 8 – European Commission, Sixth Framework Programme, Priority 7, project : “The Changing Landscape of European Liberty and Security” : www.libertysecurity.org/article1293.html

25 . Voir Fitzpatrick J., “Flight from asylum: trends toward temporary ‘refuge’ and local responses to forced migrations”, Immigration and Nationality Law Review, n°16, 1994, pp. 407-464 ; Kjaerum M., “Temporary Protection in Europe in the 1990s”, International Journal of Refugee Law, n°3, 1994, pp. 444-456.

26 . Il s’agit des articles 22, 23, 23a, 24, 25, 26, 60 e 60a de l’Aufenthaltsgesetz.

27 . Voir Rahola F., Zone definitivamente temporanee. I luoghi dell’umanità in eccesso, Verona, Ombre Corte, 2003.

28 . Voir Levy C., The European Union and the Geneva Convention after 9/11: Towards an American or Australian Solution?, paper presented at the ECPR 2004 Joint Session of Workshops, University of Uppsala, 13-18 April 2004 ; Noll G., “Visions of the exceptional: legal and theoretical issues raised by transit processing centres and protection zones”, European Journal of Migration and Law, n°3, 2003, pp. 303-342 ; Schiavone G., « L’esternalizzazione delle procedure di asilo. Le principali proposte alla luce del diritto internazionale dei rifugiati », in Cuttitta P., Vassallo Paleologo F. (a cura di), op. cit.

29 . Parmi les objectifs de l’actuel programme politique quinquennal, il y a celui d’encourager les pays des régions d’origine et de transit à « renforcer leurs capacités en matière de protection des réfugiés » (Programme de la Haye. Renforcer la liberté, la sécurité et la justice dans l’Union européenne, annexe I aux conclusions de la présidence du Conseil européen de Bruxelles du 4 et 5 novembre 2004).

30 . Il faut de plus noter qu’avec les demandeurs d’asile interceptés dans les eaux internationales sont également déplacés à Nauru ceux qui débarquent sur l’une des îles au Nord des côtes australiennes ; des territoires australiens mais à partir desquels – selon ce qui a été établi par le gouvernement en 2003 – on ne peut présenter de demande d’asile. Il s’agit d’un phénomène de flexibilisation introvertie de la frontière étatique qui rend inapplicable un droit donné dans une partie donnée du territoire, comme dans le cas des zones de frontière allemandes et états-unienne. Dans ce cas, cependant, les effets sont limités aux seuls étrangers.

31 . Le principe selon lequel le séjour de l’étranger, quoique régulier, ne doit pas permettre une intégration facile et rapidement transformable en stabilisation semble valoir, outre le cas des demandeurs d’asile et des bénéficiaires de protection alternative, également pour d’autres types de permis de séjour. Par exemple, les titres de séjour pour raisons de travail sont toujours délivrés dans un premier temps pour des périodes limitées (même en présence de contrats de travail à durée indéterminée) et, souvent, ils ne sont renouvelables qu’à des conditions particulièrement onéreuses et difficiles à réaliser (voir Santoro E., « Riduzione del danno da contratto di soggiorno : dalla discriminazione alla garanzia », in Diritto, immigrazione e cittadinanza, n°3, 2005, pp. 59-74).

32 . Pour l’Italie voir Leone L. (a cura di), Cpta – Anatomia di un fallimento. Rapporto di MSF, Sinnos Editrice, Roma 2005 ; Dentico N., Gressi M. (a cura di), Libro Bianco : I centri di permanenza temporanea e assistenza in Italia, 2006, www.comitatodirittiumani.org

33 . Article 2, alinéa 2 de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux normes et procédures communes applicables dans les états membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, présenté à la Commission le 1er septembre 2005.

34 . Voir par exemple les tours de contrôle érigées le long de la frontière orientale de la Pologne en vue de son entrée dans l’Union européenne ; les clôtures construites par l’Espagne pour protéger ses enclaves africaines à Ceuta et Melilla et celles érigées par les USA à la frontière avec le Mexique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Paolo Cuttitta, « Le monde-frontière. Le contrôle de l’immigration dans l’espace globalisé »Cultures & Conflits, 68 | 2007, 61-84.

Référence électronique

Paolo Cuttitta, « Le monde-frontière. Le contrôle de l’immigration dans l’espace globalisé »Cultures & Conflits [En ligne], 68 | hiver 2007, mis en ligne le 23 avril 2008, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/5593 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.5593

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Auteur

Paolo Cuttitta

Paolo Cuttitta est chercheur au département d’études sur la politique, le droit et la société de l’université de Palerme. Il a récemment publié : Segnali di confine. Il controllo dell’immigrazione nel mondo-frontiera, Mimesis, Milano 2007.

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