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AccueilNuméros18La génération de l'Intifada

Résumé

L’enfant palestinien se socialise dans un vécu individuel et collectif traumatisant. Ses jeux mêmes sont une symbolique d’assimilation d’une conjoncture dans laquelle se mêlent agression étrangère et déconsidération de l’encadrement social proche. Mais il trouve dans un engagement politique élémentaire et violent le moyen de s’adapter à un contexte agressif et frustrant. Appliquée à une cause « juste » une pratique précoce de la violence politique peut constituer, dans certaines conditions, une bonne réponse aux traumatismes vécus et, à terme, une contribution à la paix.

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Géographique :

Palestine

Chronologique :

1980 - 1990, 1990 - 2000
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Texte intégral

1Ce qui paraissait au début une révolte spontanée de « gamins » en colère s'est organisé en soulèvement général et les « gamins » y ont gagné leurs galons de capitaine. Le déclenchement de l'Intifada (décembre 1987), nouvel épisode aigu de révolte dans l'histoire de la résistance palestinienne, a certes été la conséquence d'un faisceau complexe de causes liées à une conjoncture locale et internationale mais beaucoup considèrent que les jeunes lanceurs de pierres ont joué un rôle primordial dans le processus, secouant « l'impuissance apprise » d'un certain nombre d'adultes. Même si en tous cas les enfants et les adolescents sont loin d'avoir été les seuls « actifs » dans le soulèvement, ils ont souvent « fait la une » des journaux. Parmi les photos transmises par les media, celle de cet enfant qui figure entre autres sur la couverture du numéro 27 de la Revue d'études palestiniennes : il a à peine 10 ans et tient une pierre dans chaque main ; il semble avoir froid avec sa veste devenue trop petite pour lui. De quelque côté que l'on regarde la photo, on a l'impression qu'il dirige vers nous ses yeux pleins de tristesse, de solitude et de reproche. Il symbolise « la violence politique des enfants palestiniens ». Comment en est-il arrivé là, comment assume-t-il ces responsabilités et où cela le conduira-t-il ? C'est à cette triple interrogation qu'il s'agit d'essayer de répondre. Comme on peut le pressentir, les réponses à ces questions doivent emprunter plusieurs niveaux d'analyse (l'individuel et le collectif) et adopter plusieurs angles d'approche (politique, psychologique, social et anthropologique). Au niveau méthodologique le psychologue doit donc non seulement s'appuyer sur ses « instruments » de travail habituels (l'entretien, les tests projectifs, l'analyse des dessins, les questionnaires, l'observation) mais aussi sur des techniques empruntées à la psychologie sociale et à l'anthropologie, en particulier l'observation participante.

2Genèse de la violence politique de l’enfance palestinienne Pour répondre à la question « comment cet enfant palestinien en est-il arrivé là ? », il faudrait tout d'abord faire la chronique de sa vie, mais aussi celle de sa famille et raconter l'Histoire. On verrait alors que l'enfant palestinien porte sur ses épaules les humiliations et les frustrations qui ont fait le pain quotidien de ses arrière-grands-parents, de ses grands parents et de ses parents ; il a grandi et continue à grandir au rythme des drames qui secouent sa famille en Palestine, ses voisins, ses parents éloignés au Liban ou en Jordanie. Il est condamné à être partie prenante des événements non seulement à cause de son « roman familial », mais par le simple fait qu'il est palestinien et que perdure ce qu’il est convenu d’appeler le « problème palestinien ». Il a grandi aussi au rythme des évocations de la Palestine d'avant l'occupation israélienne. Il a tellement entendu parlé de la maison de sa famille dans le village d'origine qu'il a l'impression d'y être né et d'en avoir été arraché lui-même : c'est ainsi que dans un questionnaire d'identité de type « Qui-suis-je ? » 1, les jeunes se définissent souvent en fonction du village d'origine de leur famille en Palestine. Tous les ingrédients sont là très tôt pour contribuer de façon informelle, latente, continue, à sa socialisation politique. Depuis son plus jeune âge il a été confronté également à l'occupation israélienne, d'abord par personne interposée, puis plus directement. Tout petit, il a perçu intuitivement les angoisses et les révoltes de ses parents lorsqu'ils devaient faire face, dans le meilleur des cas, aux tracasseries de l'administration militaire israélienne et, dans le pire, à la violence des soldats (descentes nocturnes, arrestations...). Un peu plus grand, il a commencé à être le témoin de cette violence imposée, voire d'en être la victime. Une étude épidémiologique conduite en 1993 par le Gaza Community Mental Health Programme2 sur un groupe de 2797 enfants de 8 à 15 ans répartis entre les camps de réfugiés de la ville de Gaza, et les autres villes et villages de la Bande, donne les chiffres suivants : 92,5% ont été exposés aux gaz lacrymogènes, 42% ont été battus par les soldats, 4,5% ont eu des fractures ou des blessures sérieuses, 85% ont été exposés à des raids nocturnes de l'armée d'occupation dans leurs maisons et 19% ont été détenus pendant de courtes périodes. Rappelons aussi que dans la période qui va du début de l'Intifada au 31 octobre 1994, 257 enfants ont été tués par l'armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza3 : 68 avaient moins de 13 ans et 189 avaient de 13 à 16 ans. Alors, au lieu de jouer aux cow-boys et aux indiens, les enfants de Gaza et de la Cisjordanie se sont mis à jouer aux « Israéliens et aux Palestiniens », avec des scénarios reprenant les scènes dont ils avaient été les témoins ou dont ils avaient entendu parler par les adultes ou les autres enfants. « Les plus petits du quartier se sont regroupés, ils ont entre quatre et six ans ; ils jouent près d'un petit mur "au gendarme et au voleur", version locale. Le mur symbolise la prison, un groupe de "Palestiniens" y est retenu, tout à coup, les prisonniers s'échappent et commencent une grande "manifestation" : ils font tous le "V" de la victoire en criant "PLO ! PLO !" de toutes leurs forces et les "soldats israéliens" accourent, agrippent les "Palestiniens", les secouent puis les ramènent sur le mur en prison puis s'éloignent, satisfaits ; le jeu reprend, indéfiniment ... » 4, au plus grand plaisir des enfants. Quels sont donc les enjeux dans de telles activités ? D'une façon générale, « la plus grande importance du jeu est le plaisir immédiat que l'enfant en tire et qui se prolonge en joie de vivre. Mais le jeu a deux autres faces, comme le Dieu Janus : l'une qui est orientée vers le passé, l'autre vers l'avenir. Il permet à l'enfant de venir à bout, sous une forme symbolique, des problèmes non résolus du passé, et d'affronter, également d'une manière symbolique ou directement, les conflits du moment. Il est aussi pour l'enfant l'outil essentiel qui le prépare pour les tâches à venir » 5. L'observation du jeu des enfants de la guerre permet bien de saisir ce passage très progressif du ludique au sérieux, voire au grave6. D'abord, l'enfant qui joue emprunte bien évidemment les éléments de son jeu à la réalité qui l'entoure : les manifestations, les arrestations, les enterrements et les confrontations violentes avec les soldats étaient (l'imparfait n'est certainement pas encore le temps qu'il faudrait utiliser, en particulier pour les enfants de Naplouse ou de Hébron) la réalité quotidienne de l'enfant palestinien. Ensuite, un épisode de jeu ordinaire constitue bien souvent une « thérapie » improvisée : l'enfant rejoue les conflits et les scènes angoissantes dans lesquels il a été impliqué dans une tentative d'assimiler le monde extérieur, de mieux comprendre et de contrôler ce qui se passe en lui et autour de lui. Il se plaît à répéter la scène, à lui imposer des variantes, à l'apprivoiser, à la retourner, jusqu'à ce qu'elle lui procure un sentiment de maîtrise : pour tenter de faire face à l'accumulation des traumatismes quotidiens auxquels il est confronté, l'enfant dans le jeu troque son rôle passif contre un rôle actif. Ce n'est plus le soldat israélien qui a tout pouvoir, mais lui l'enfant qui, l'espace d'un instant, s'identifie à lui ou met en scène sa défaite dans un « combat » sans merci dans l'aire transitionnelle du jeu. Dans le même temps, ce qui est en jeu c'est un processus d'acculturation : le scénario est expression de la socialisation politique de l'enfant tout autant qu'il la nourrit, la renforce. Le jeu participe au développement de l'identité palestinienne de l'enfant : par son identification aux héros de l'Intifada il proclame qu'il se situe dans la continuité d'une ligne définie par sa famille et par le peuple palestinien. Comme l'écrit Annick Percheron : « Pour appartenir au groupe, l'enfant doit apprendre à le connaître, à s'en faire reconnaître et à se faire identifier par les autres comme lui appartenant. Il doit pour cela prendre en charge les valeurs qui fondent l'identité du groupe, c'est à dire...le passé, le présent et l'essence du projet du groupe tels qu'ils s'expriment dans le code symbolique commun qui fonde la relation entre ses membres » 7.

3La violence vécue Vient alors un moment où tout peut basculer : lorsque l'enfant transforme son jeu en protestation et lance à son tour un défi dans l'arène de la réalité, l'acte devient violence politique. C'est que, contrairement à ce qui se passe pour les enfants dans certains pays du monde, la socialisation politique de l'enfant palestinien n'est pas seulement « une mise en relation de concepts entre eux » 8 : elle passe par le support de l'expérience. Arrêtons nous un instant pour rappeler ce que les huit-douze ans disaient dans des entretiens menés en Cisjordanie dans le courant de l'été 1988 : « Ce qui frappe d'emblée quand on discute avec ces enfants ..., c'est leur conscience politique et leur implication dans le soulèvement : ils ne sont pas encore adolescents, ni même pré-adolescents, et ils se situent déjà dans le conflit. Ils en comprennent les racines et la dynamique, ils s'y identifient. Même les questions les plus ouvertes les ramènent à la réalité politique : pour la plupart leurs trois voeux à la fée ne concernent ni des désirs personnels de possession de biens de consommation, ni des espoirs de changements dans leur vie relationnelle avec leurs pairs ou les membres de la famille (comme l'indiquent en général les enfants à qui j'avais l'habitude de poser cette question dans les services de pédo-psychiatrie parisiens), mais concernent l'avenir de la Palestine et du peuple palestinien en général » 9. Les enfants décrivent et dessinent une vie quotidienne envahie par les soldats israéliens : ils sont partout, dans leurs écoles, dans les terrains vagues qui étaient leurs terrains de jeux, dans leurs maisons, dans leurs cauchemars. A des degrés divers (certains enfants ont été plus durement concernés que d'autres), l'occupation est une réalité tangible. On retrouve à plus forte raison chez les plus grands (les 13-17 ans) cette compréhension de la cause palestinienne et l'adhésion à la lutte de libération, en particulier à travers l'analyse du contenu d'un questionnaire d'identité (« Qui-Suis-je ? ») et d'un essai sur le Moi-idéal. Cette « précocité » de la socialisation politique entraîne des réactions variées de la part des adultes, suivant qu'ils sont ou non sympathisants de la cause que défendent les enfants et suivant qu'ils sont ou non concernés par ce que l'on appelle maintenant « l'intérêt supérieur de l'enfant ». S'ils ne sont pas sympathisants de la cause à laquelle adhèrent les enfants, ils commenceront par mettre en doute l'authenticité de leur engagement, par imputer cet engagement à une socialisation politique délibérée imposée par des adultes soucieux d'arriver à tout prix à leurs fins politiques. S'ils sont sympathisants mais peu concernés par l'intérêt de l'enfant, ils peuvent être tentés d'utiliser le militantisme des enfants et des adolescents pour atteindre leurs objectifs politiques, voire militaires ; on rencontre malheureusement ce scénario dans bon nombre de pays du monde touchés par la guerre. A moins encore qu'ils n'encouragent ce militantisme simplement pour ne pas être confrontés à l'angoisse des enfants et, ce faisant, à leurs propres angoisses et à leurs sentiments de culpabilité d'avoir fait naître des enfants dans un climat si dramatique. L'image de l'enfant-héros qui affronte le soldat sans angoisse est d'une certaine façon plus sécurisante pour l'adulte que celle de l'enfant réveillé chaque nuit par des terreurs nocturnes aux couleurs des uniformes des soldats israéliens. Quant aux proches des enfants et des adolescents, ceux qui comprennent leurs véritables besoins, comment réagissent-ils ? Les parents des enfants palestiniens engagés dans des « jeux militants » sont, d'une façon générale, écartelés entre des sentiments contradictoires. Ainsi, les femmes, rencontrées à El Bireh en 1988 à l'occasion de « focus groups » autour de leurs difficultés en tant que mères, expriment bien d'une part l'envie de protéger l'enfant de la violence (la violence intra-psychique et la violence extérieure), de le protéger des règles du jeu du monde adulte, et en même temps, un sentiment de fierté lorsqu'elles font le constat, surtout s'il s'agit d'un fils, que l'enfant se prépare à être un maillon dans la longue chaîne qui constitue l'histoire du peuple palestinien et de sa révolte. Lorsque l'enfant passe du « jeu militant » à l'engagement politique ou à la violence politique, lorsqu'il assume des responsabilités d'un autre âge, les points de repère habituels des jeunes et des adultes eux-mêmes sont remis en question. C'est en effet un modèle autoritaire qui caractérise au départ les relations parents-enfants ainsi que parents-adolescents dans la société palestinienne, modèle qui laisse très peu d'autonomie, en particulier en ce qui concerne les filles. Ce jeu traditionnel de l'autorité a commencé à être mis à mal depuis un certain nombre d'années :
- Le phénomène de l'urbanisation et la généralisation de la fréquentation scolaire ont introduit des changements progressifs dans la structure de la famille en Palestine comme dans toute la région du Moyen-Orient.
- La vie sous occupation depuis 1967 a conduit les familles à adopter des stratégies d'adaptation différentes : certaines se sont cantonnées dans « l'impuissance apprise » 10, tandis que d'autres réagissaient par un militantisme actif ; d'autres enfin pouvaient être amenées par les circonstances à des compromis avec l'occupant. On conçoit bien que ces différents scénarios ont pu avoir des impacts différents sur les relations intra-familiales et en particulier sur l'autorité du père.
- De même, depuis 1967, un certain nombres de pères de famille (surtout dans la Bande de Gaza, mais aussi dans les petites villes du nord de la Cisjordanie) se sont engagés dans le marché du travail israélien et on retiendra de cela deux conséquences en ce qui concerne les dynamiques familiales : d'une part l'absence quotidienne prolongée du père étant données les distances à parcourir, les enfants étant laissés à la seule autorité de la mère et, d'autre part, un ébranlement des valeurs traditionnelles résultant de la confrontation avec la société israélienne. Ziad Abu-Amr, analysant les conditions sociales dans la Bande de Gaza écrit : « ...ces travailleurs ne résident pas dans les villes israéliennes où ils travaillent mais reviennent quotidiennement dans leur ville, village ou camp. En dépit de cela, les travailleurs du territoire ont acquis certaines valeurs de la société de consommation israélienne, sans pour autant s'y intégrer et malgré les sentiments d'amertume et de haine qui naissent en eux des suites du traitement méprisant que leur réservent les israéliens qui les côtoient » 11.

4Après 1988, le processus de l'évolution des relations familiales s'est accéléré :
- Le stress auquel la famille est soumise s'est intensifié : en conséquence on assiste parfois, surtout dans les contextes les plus exposés à la violence et à l'accumulation chronique de frustrations (familles et écoles des camps de réfugiés surpeuplés), à des « dérapages » de l'autorité de l'adulte sur les jeunes12, dérapages sous forme de violence morale et physique, imposée en dehors de toute cohérence éducative, réactions incontrôlées qui surviennent lorsque les mécanismes de défense habituels deviennent inopérants. L'impact de tels comportements impulsifs est particulièrement déstabilisant pour les jeunes à la recherche de points de repère et de modèles identificatoires.
- De plus en plus de familles ont été privées de la présence du père avec l'intensification des emprisonnements, certains adolescents n'hésitant pas alors à adopter des comportements tyranniques envers leurs mères et leurs soeurs.
- Rappelons aussi que la dureté de la vie quotidienne apprend très vite aux enfants de Gaza et de Cisjordanie que leurs parents sont loin d'avoir la toute puissance que les enfants leur attribuent spontanément dans des circonstances habituelles : par exemple, quelle protection espérer des parents, une fois que l'on a été témoin de leur humiliation par les soldats ? Il n'était pas rare en effet dans les premières années de l'Intifada que les soldats battent les enfants en présence de leurs parents et même battent les parents en présence des enfants. Si certains enfants ont réagi en développant des symptômes d'anxiété -voire de panique -, d'autres ont été amenés à mettre en avant un « faux-self », à afficher une hyper-maturité dans le but de protéger leurs parents déstabilisés par la situation. Les initiatives des enfants et des adolescents dans le contexte de l'Intifada coexistent mal avec la position assez infantilisante à laquelle les réduisait traditionnellement l'autorité paternelle toute puissante. Liées directement à une réaction à l'occupation israélienne, il faut aussi les replacer dans le contexte de l'évolution des relations parents-enfants : elles sont tout à la fois une conséquence des transformations antérieures du modèle autoritaire et un facteur moteur actuel de ces transformations. Reportons-nous là encore à une observation réalisée pendant l'été 1988 dans un collège de Ramallah : jusqu'au moment de la récréation, la situation se présentait comme dans toutes les écoles du monde : va-et-vient des professeurs pour assurer leurs cours, atmosphère studieuse, d'autant qu'il s'agissait de passer les contrôles de fin d'année en cette veille de fermeture des écoles. A la récréation, une délégation des plus grandes classes est venue rencontrer le directeur pour lui faire part de la décision des élèves d'organiser un sit-in silencieux dans la cour, en signe de protestation contre la fermeture des écoles. Les élèves invitaient les professeurs à se joindre à eux pour cette manifestation silencieuse. Les professeurs ont essayé, sans succès, d'infléchir la décision des élèves (...) Entre eux, ils ont laissé échapper leur exaspération face à ce projet : le lundi d'avant, la direction unifiée du soulèvement avait invité les élèves à tenir de telles manifestations silencieuses dans les écoles dans un créneau horaire bien précis. Les professeurs avaient, bien sûr, souscrit à cette décision. Cette fois-ci, c'étaient les élèves qui prenaient l'initiative de mettre les adultes devant le fait accompli et qui, de plus, leur demandaient de participer à cette action ! Le sit-in a eu lieu et nous aussi, les adultes, étions présents. Les élèves sont remontés ensuite dans les bâtiments de l'école en chantant à tue-tête des chants révolutionnaires, tandis que les professeurs remarquaient avec un certain agacement : Ils nous ont fait monter et descendre comme ils veulent (...). A l'école aussi les changements sont amorcés. Alors que le système pédagogique traditionnel est fondé sur l'obéissance aveugle au professeur et la soumission à l'adulte qui, seul, sait ce qui est bien pour l'élève, la contestation arrive sur la pointe des pieds comme dans la famille et dans la société globale. La graine du changement est dans la contradiction entre les deux « chapeaux » que porte l'adolescent : il est « sujet » dans la dynamique du soulèvement, il ne peut plus être « objet » face aux symboles traditionnels de l'autorité 13. Les filles et les femmes ne s'y sont pas trompées : à l'heure où toute une communauté se mobilisait face à l'occupant, pouvait-on interdire à une adolescente ou à sa mère de se rendre à une réunion d'un comité de quartier ? Les acquis vont-ils être engrangés ou bien le changement est-il susceptible d'induire chez les jeunes des sentiments de toute puissance dont ils auront du mal à se démettre, une fois le temps de la paix arrivé et, parallèlement, d'induire chez les adultes des fantasmes plus ou moins justifiés d'une prise de pouvoir par les jeunes, avec en corollaire une crispation de l'autoritarisme ? On peut penser que les deux scénarios se rencontreront. Mais revenons sur ce passage entre le jeu militant et la violence politique. De quoi parle-t-on lorsque l'on évoque « la violence politique » de l'enfant palestinien ? Dans la majorité des cas, cette étiquette recouvre la participation de l'enfant aux manifestations contre l'armée d'occupation et en particulier le fait qu'il lance des pierres aux soldats14. Quand on sait à quelle violence politique l'enfant palestinien est confronté dans sa vie quotidienne15, on arriverait presque à s'étonner que l'explosion de violence ne soit pas plus grande. Il ne s'agit ici ni de la justifier ni de la condamner, mais de la contextualiser et de la ramener à ses dimensions réelles. Cette violence peut bien sûr, dans des histoires personnelles, devenir incontrôlable, compulsive : c'est ce que l'on peut parfois pressentir déjà lorsque l'on observe le jeu ordinaire et le jeu « post-traumatique » de l'enfant. Le jeu « post-traumatique » est une manifestation fréquente de l'anxiété d'un enfant qui a été confronté à une ou des situations difficiles qui ont submergé ses mécanismes de défense et donc ses capacités à faire face. Les caractéristiques du jeu post-traumatique sont les suivantes : une compulsion à la répétition ; l'existence d'un lien inconscient entre le thème du jeu et l'événement traumatisant (qui pourra être interprété par le thérapeute si l'enfant est référé à un professionnel de la santé mentale) ; la pauvreté du scénario du jeu, le manque de créativité ; le fait que le jeu ne conduit pas à une diminution du niveau d'anxiété (contrairement à ce qui se passe dans le jeu ordinaire, l'enfant est encore plus tendu et anxieux ; en l'absence d'un thérapeute, l'activité ne comporte pas la dimension thérapeutique habituelle) ; enfin, le jeu post-traumatique peut devenir dangereux, pour celui qui joue et pour les autres. Ce n'est bien évidemment plus du jeu, c'est un symptôme qui requiert attention et traitement pour éviter que ne s'organise une pathologie franche. De même que le but de l'analyse n'est ni de justifier, ni de condamner, il n'est pas non plus de psychiatriser la violence politique des enfants. Nous savons très bien que l'agressivité a des racines très complexes. Un contexte dans lequel les enfants sont confrontés à des agressions et à une violence récurrente de la part de leur environnement tend à induire davantage d'agressivité, de même que les frustrations chroniques. Un certain degré d'agressivité est nécessaire à la survie : l'enfant doit pouvoir avoir prise sur les événements et sur les autres. De quels moyens l'enfant palestinien peut-il disposer pour avoir prise sur sa vie quotidienne ? Quels sont en particulier les critères d'une adaptation réussie à une accumulation de stress : un engagement politique, qui peut éventuellement déraper vers la violence, mais donne un sentiment de maîtrise, ou l'installation dans un certain fatalisme qui fait l’économie du passage à l'acte mais qui est fréquemment associé avec des symptômes16 ? Sans doute la seule façon de trancher serait-elle de considérer le devenir à long terme d'enfants ayant utilisé des mécanismes d'adaptation différents (actifs/passifs). Peut-être pourrait-on alors comprendre quels sont les modes d'adaptation qui sont les plus susceptibles de jouer un rôle protecteur du capital « santé mentale » de l'enfant dans une perspective à long terme ?

5Le devenir des combattants juvéniles de l’Intifada La question du devenir de l'enfant confronté à et engagé dans la violence politique est loin de faire l'unanimité des chercheurs. Kerry Gibson, qui fait une revue de la littérature concernant "Les enfants dans la violence politique" pour un numéro spécial de Social Science and Medicine consacré à La violence politique et la santé dans le tiers-monde, rapporte : « Les chercheurs en Irlande du Nord ont exprimé leurs inquiétudes particulières quant aux effets de la participation à la violence sur les enfants. Les premiers chercheurs, dont Lyons et Fraser, avaient prédit un effondrement moral inévitable en réponse à ce phénomène. Ceci est illustré en particulier dans la référence de Lawson aux jeunes de l'Irlande du Nord comme à "une génération perdue". Cette approche va dans le même sens que la théorie de Kelman sur les propriétés déshumanisantes de la violence sur les agresseurs et sur les victimes. La recherche ultérieure en Irlande du Nord a rétorqué que ces inquiétudes étaient plus basées sur des affirmations que sur des connaissances bien fondées. Heskin, par exemple, note que l'augmentation des comportements anti-sociaux en Irlande du Nord s'avère être statistiquement beaucoup plus corrélée à des conditions sociales qui se détériorent qu'à la participation des jeunes à la violence politique. McWhirter montre le lien entre la résilience des enfants et leurs conceptions de la société, la force des valeurs religieuses et la solidité des liens familiaux permettant d'éviter l'éruption tant crainte de comportements anti-sociaux chez les jeunes. Ces résultats soulèvent l'hypothèse que les enfants sont capables de maintenir une distinction entre la violence pour une juste cause et la violence qui est perçue comme injuste. Il est ainsi possible que la différence morale essentielle entre celui qui a raison et celui qui a tort soit maintenue et que la violence en elle-même ne soit pas considérée comme acceptable, ni comme généralisable à toutes les situations » 17. Pour revenir à la situation des enfants palestiniens, tous ceux qui ont jeté des pierres aux soldats israéliens sont loin d'être des « Rambo » en puissance. Pour tenter de prédire quelles seront les conséquences de cette expérience sur leur développement et en particulier sur la gestion de leurs pulsions agressives, il semble qu'il faille prendre en considération à la fois le degré d'implication personnelle dans la violence politique active (« jeux militants », confrontation « en réaction », confrontation activement recherchée, escalade dans la violence ...) et le degré de confrontation à la violence politique passive (confrontation indirecte : a été témoin de violences dans la rue ; confrontation directe : lui ou l'un de ses proches a été battu par l'armée, blessé, arrêté, sa maison a été démolie...). Tout cela est ensuite à pondérer en tenant compte d'un certain nombre de variables avec lesquelles la recherche sur les réactions des enfants aux situations traumatisantes nous a familiarisées : certaines sont liées aux caractéristiques de l'enfant (âge, sexe ...), d'autres aux caractéristiques de sa famille18, à la dynamique familiale (la résolution des conflits s'y fait-elle par la violence, le passage à l'acte ou par la concertation ?), d'autres encore aux caractéristiques de la société dans laquelle vit l'enfant (contexte socio-politique, situation économique, formes de « socialisation morale » proposées à l'enfant...). Ces variables sont des éléments cruciaux du « contexte éco-culturel » 19, comme l'appelle Dawes, dans lequel vit l'enfant, ou d'un « modèle écologique intégré » 20, susceptibles de rendre compte des variations des réactions des enfants confrontés à des situations adverses. En attendant les éléments qu'apporteront peut-être les études épidémiologiques qui pourront être menées dans les années qui viennent, on peut penser que l'enfant palestinien a des atouts pour se débattre avec ses traumatismes : une tradition d'endurance que sa famille a développée depuis des décennies à travers son histoire douloureuse et surtout le fait qu'il n'est pas dans la situation de vivre passivement un drame injuste qu'il ne comprend pas. Enfants et adolescents se situent dans un conflit dont ils sont partie prenante. Ils ont une conscience politique et une conscience aiguë de leur identité palestinienne et celles-ci débouchent tout naturellement sur l'idée d'une action, d'un combat à mener. Certains développeront certainement des troubles qui rendront nécessaire une intervention de professionnels de la santé mentale, mais la grande majorité puisera sans doute dans ses propres ressources, dans les ressources de la famille, de la société et de la culture, la force d'émerger des traumatismes vécus. D'autres encore en sortiront avec le sentiment gratifiant d'avoir joué un rôle constructif sur le chemin de la paix, même s'il leur est arrivé parfois de « jouer » les lanceurs de pierres. Tout ceci, bien sûr, est un scénario qui suppose que la société palestinienne réussira sa transition vers la paix et la reconstruction, qu'elle sera capable de prendre en compte les besoins spécifiques de ces enfants.

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Notes

1 Mansour S., L'identité de l'adolescent palestinien dans un camp : Tel al Zaatar, Thèse de doctorat non publiée, Paris, 1977. Mansour S., Des enfants et des pierres. Enquête en Palestine occupée, Paris, Les livres de la REP, 1989.
2 El Sarraj E. Peace and the Children of the Stone. Gaza Community Mental Health Programme, June 1993. Papier non publié. El Sarraj E. Abu Hein F. Trauma, Violence and Children : The Palestinian Experience. Gaza Community Mental Health Programme, May 1993. Papier non publié.
3 Ces chiffres sont tirés du rapport de B'Tselem (Centre des Droits de L'homme israélien) paru le 2 novembre 1994. Voir aussi The Jerusalem Times, vol I, n° 40, November 11, 1994.
4 Mansour S., Des enfants et des pierres, op. cit. PLO, sigle (anglais) pour : Organisation de Libération de la Palestine.
5 Bettelheim B., Pour être des parents acceptables. Une psychanalyse du jeu, Paris, Robert Laffont, "Réponses", 1987.
6 Mansour S. (dir.), L'enfant et le jeu. Les fonctions du jeu, ses limites, ses dérives, Paris, Syros, Enfance et sociétés, Centre International de l'Enfance, 1994.
7 Percheron A., L'univers politique des enfants, Paris, Armand Colin et Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1974.
8 Percheron A., op. cit..
9 Mansour S., Des enfants et des pierres, op. cit.
10 Seligman M.E.P, Helplessness : On Depression, Development and Death, San Francisco, W.H. Freeman, 1975.
11 Abu-Amr Z., « Les conditions sociales dans la Bande de Gaza », in Mansour C. (dir.), Les Palestiniens de l'intérieur, Les Livres de la Revue d'études palestinienne, Paris, 1989.
12 Cf. Mansour S., Rapports de mission dans la Bande de Gaza (dans le cadre de l'évaluation et du suivi d'un Centre d'animation et de rattrapage scolaire dans le camp de Khan Younes), Enfants Réfugiés du Monde, juillet-août 92, septembre 93, mai-juin 1994. Paris, Centre International de l'Enfance.
13 Mansour S., Des enfants et des pierres, op. cit.
14 Kuttab D., "A profile of the Stonethrowers", Journal of Palestine Studies, vol. XVII, n°67, printemps 1988.
15 On pourra se référer, à propos du lourd tribut payé par les enfants palestiniens à l'occupation israélienne, Kate Rouhana, "Children of the Intifadah", Journal of Palestine Studies, vol XVIII, n° 4, été 1989, pp. 110-121 et aux études réalisées par le Gaza Community Mental Health Center et en particulier par son directeur Eyad Sarraj.
16 Punamäki R.L., « Historical, Political and Individualistic Determinants of Coping Modes and Fears among Palestinian Children », International Journal of psychology, 23, pp. 721-739, 1988.
17 Gibson K., "Children in political violence", Social Science and Medicine, vol 28, n°7, 1989, pp. 659-668.
18 Wyman PA., Cowen EL., and al., "Interviews with children who experienced major life stress : Family and child attributes that predict resilient outcomes", Journal. Am. Acad. Child Adolesc. Psychiatry, 31, 5, September 1992, pp. 904-910.
19 Dawes A., "Political and moral learning in contexts of political conflict", intervention à la conférence sur le thème de "La santé mentale des enfants exposés à des environnements violents", Refugee Studies Programme, University of Oxford, january 1992.
20 Elbedour S., Bensel RT., Bastien DT., "Ecological integrated model of children of war : individual and social psychology", Child Abuse and Neglect, vol.17, 1993, pp. 805-819.
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Référence électronique

Sylvie Mansour, « La génération de l'Intifada »Cultures & Conflits [En ligne], 18 | été 1995, mis en ligne le 24 avril 2003, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/455 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.455

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