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Regards sur l'entre deux

Fragmenta

Laurence Corbel et Ilias Poulos
p. 159-180

Notes de la rédaction

Pour toutes les photographies : copyright Ilias Poulos - ilias.poulos@gmail.com









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Alors que la fin de la Seconde Guerre mondiale marque, pour la plupart des pays occidentaux, le début d’une ère de paix, de prospérité et d’espoir pour l’avenir, la Grèce a vu la guerre antifasciste se transformer en guerre civile entre la résistance de gauche et le gouvernement en place. A la fin de cette guerre, en 1949, des milliers de civils et de combattants ont dû quitter e pays par peur des représailles. La population civile a été éparpillée un peu partout en Europe de l’Est.

En revanche, les combattants de l’Armée populaire ont été massivement transportés dans la République soviétique d’Ouzbékistan, à Tachkent. Déchus de leur nationalité grecque, ils n’ont pu regagner leur pays qu’après le retour de la démocratie, en 1975.













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Soixante ans après le début de la guerre civile, ces anciens réfugiés politiques ont été photographiés et interviewés par Ilias Poulos. Intitulé Anthropo-géographie, ce travail a été exposé, en automne 2007, dans la galerie Art-act à Athènes (14e Mois international de la photo) et au Musée d’Etat d’art contemporain de Thessalonique (Visual Arts in Greece2007). Au printemps 2008, il sera exposé par The American College of Greece.













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Entretien : Laurence Corbel et Ilias Poulos.













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Pourquoi ce travail sur cette période « noire » de l’histoire de la Grèce qu’a constituée la guerre civile ? Est-ce pour vous l’occasion de poser un regard critique sur l’histoire de la Grèce et sur la façon dont elle a occulté cet épisode de son passé ?



Bien que je sois fils de réfugiés politiques, ce qui m’intéresse, ce n’est pas la guerre civile, en tant que telle, ni la manière dont celle-ci a été abordée par la société grecque, mais les traces qu’elle a laissées, au fil des ans, sur les visages de ses principaux acteurs. Sur ces visages, dans ces yeux, se lit toute l’histoire mouvementée des peuples européens au cours du XXe siècle. Des visages habités de questions sans réponses.













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La mémoire est une dimension importante de votre travail : jusqu’ici elle était présente comme mémoire subjective et individuelle. Avec Anthropo-géographie, vous abordez la question de la mémoire collective : pourquoi avoir choisi d’aborder cet épisode de l’histoire à travers des « portraits » d’hommes et de femmes qui ont partagé un même engagement ? Dans quelles circonstances les avez-vous rencontrés ? Comment ont-ils participé à ce projet ?



Jusqu’il y a peu, je pensais que l’histoire des autres n’avait pas de place dans ma démarche artistique, que ma trajectoire incluait celles des autres, celles de ces réfugiés politiques. Je voulais garder la plus grande distance possible entre eux et moi. Maintenant, ceci n’est plus possible. Les fantômes trouvent des failles partout et pénètrent dans ce jeu de création et de savoir. Les silences et demimots ne me suffisaient plus. J’ai alors commencé à poser des questions concrètes à mes parents, en insistant pour qu’ils éclairent, pour la première fois, toute leur histoire dans la guerre civile et ses suites.













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Quand j’ai commencé ce projet, je me suis d’abord appuyé sur le réseau de ma famille et, ensuite, sur ceux de diverses associations. Dans un premier temps, j’ai eu à surmonter la méfiance des instances dirigeantes des associations et, dans un deuxième temps, celle des personnes que je souhaitais contacter – plusieurs ont décliné ma proposition. D’ailleurs, dans tous les cas, les personnes qui m’ont été proposées par les associations avaient été choisies selon des critères contestables, à mes yeux, tels que l’appartenance politique (au parti communiste grec), ou leur niveau d’instruction.













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L’événement de la guerre civile touche de très près à votre histoire personnelle. Vos propres souvenirs ont-ils une place dans ce travail ? A quel niveau ?



J’ai commencé ce projet en me battant contre mes propres fantômes, qui, le plus souvent, étaient les fantômes des autres, des adultes, de ceux qui ont fait la guerre. Moi, en tant qu’enfant, je n’entendais que des demi-mots, je n’apercevais que des fragments de leur histoire. Mes souvenirs sont cette installation photographique ; cette installation photographique, c’est mes souvenirs.













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S’agit-il, à travers ce travail, de combattre l’oubli, d’apporter une contribution à la mémoire de cet épisode tragique de l’histoire grecque ? De rendre hommage à l’engagement et au combat de ces femmes et de ces hommes ? Vous considérez-vous comme un « passeur » de la mémoire de ces résistants ?



Le mot grec pour vérité (aletheia) signifie : non-oubli. C’est dans ce sens que je perçois mon travail. Je ne cherche pas à être un « passeur » de leur mémoire. Je veux transformer celle-ci en oeuvre d’art, la rendre visible au-delà du domaine des faits historiques.













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Comment ce travail a-t-il été accueilli en Grèce ? Quelles ont été les réactions de ceux qui ont vécu directement ces événements, de ceux qui ne connaissent cette période qu’à travers l’histoire ?



La première réaction fut un étonnement, qui, bien évidemment, est dû à des raisons diverses. Ceux qui avaient vécu ces événements y ont vu un reflet de la guerre, des morceaux de chair de leurs arades blessés ou tués. Les autres ont ressenti le besoin d’aborder une période de l’histoire récente du pays qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été explorée par les artistes. Certains spectateurs ont essayé de lier cette installation avec des enjeux politiques de l’époque ou d’aujourd’hui. Rares ont été ceux qui n’en ont retenu que la démarche artistique.













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Pourquoi évoquer cette guerre civile à travers un seul camp des protagonistes ? Ce choix renvoie-t-il à un parti pris personnel ?


Non. Tout simplement, l’autre partie, l’armée gouvernementale, reste pour l’instant inaccessible. Malgré mes efforts auprès du QG de l’armée grecque, je n’ai pas pu obtenir un seul nom parmi les soldats de l’époque.



Pouvez-vous expliquer le choix de ce titre Anthropo-géographie, qui semble mettre plus l’accent sur la dimension spatiale que temporelle ou historique ? Y a-t-il un rapport entre ce titre et le choix du dispositif de présentation des portraits ?


Le titre a été proposé par le critique d’art et sémiologue H. Kambouridis, quand je lui ai fait part de mon projet. A ce moment-là, je ne savais pas comment j’allais exposer ces portraits.













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L’idée d’une installation photographique fondée sur la déconstruction des portraits m’est venue plus tard. En fait, ce titre renvoie plutôt à une lecture du temps et de l’espace à travers ces portraits. Pour reprendre les propos de Kambouridis, les parties destructurées des visages cherchent à atteindre leur intégralité à travers le temps et le souvenir – un temps passé, qui transfère en discontinu des images vers un présent-absent. Ce présentdevient un nouvel ensemble de fragments de souvenirs pour le temps futur de l’oeuvre. Une fois préservés grâce à l’agrandissement photographique, les éléments plastiques de chaque partie se transforment en traces de mémoire – leur nouvelle recomposition dans l’espace proposant une interprétation du temps comme unité imaginaire puisque leur confirmation se situe toujours dans un passé.













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De quelle humanité ou de quelle part de l’humanité dressez-vous la géographie ?



Les personnes qui sacrifient leur vie au nom d’un idéal m’ont toujours laissé perplexe. La relation qu’elles établissent entre la vie et la mort, d’une part, et le matériel et l’intellectuel, de l’autre, peut être à la fois une forme de sublimation ou de vilénie de l’être humain. Ce n’est pas qu’une question d’appréciation de l’idéal ainsi défendu. Il n’y a rien de pire pour l’humanité que l’accession au pouvoir d’idéologues acharnés. Je suis fasciné par ce côté lumineux et ténébreux de la nature humaine.













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L’installation photographique qui présente un portrait de groupe est accompagnée dans l’espace de l’exposition d’une vidéo, qui donne des informations biographiques sur ces anciens réfugiés politiques (en particulier un souvenir de cette période que chacun a choisi). Quel est le sens de cette tension entre les photographies et la vidéo ?



Elle est étrange cette question. La vidéo relève d’un présent-passé. Les photographies que j’ai prises relèvent déjà du passé. Les témoignages de la guerre civile qu’ils m’ont confiés relèvent d’un passé-présent. L’installation photographique, c’est la mémoire même, dans le sens que c’est ainsi que je conçois son fonctionnement.













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Pourquoi ce choix de cadrer les visages en gros plan et de les inscrire dans une grille ? La fragmentation des images fait-elle signe vers une mémoire qui est sélective, oublieuse et toujours fragmentée ?



Notre civilisation et notre mémoire fonctionnent quasiment de la même manière. Elle s'appuie sur des fragments, qui acquiert leur sens malgrés les écarts qui les séparent, suite à un travail de reconstruction permanente. Nous retenons, nous agrandissons des fragments du passé, à première vue préservés de manière chaotique, sans logique apparente. Pourquoi retenir ceci plutôt que cela ? Au niveau individuel, le choix est-il rationnel ou non ? Je n’en sais rien.













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Ces photographies reprennent certaines caractéristiques des anthropométries judiciaires du XIXe siècle (portrait frontal, neutralité, platitude) tout en les subvertissant car le découpage des photographies, en focalisant sur les détails des visages procède aussi à une forme de dé-subjectivation des portraits : on ne voit plus des visages singuliers, mais des nez, des fronts, des yeux, des bouches, etc. Il y a ainsi une forme de « violence » exercée contre l’intégrité et l’identité de ces visages. Vouliez-vous empêcher ou retarder toute visée d’identification chez le spectateur ?



D’habitude, le découpage de l’identité humaine est propre aux logiques de pouvoir. Identifier et catégoriser une personne à travers la forme de son crâne ou de son menton, la distance entre ses yeux, ou, plus proche de nous aujourd’hui, ses empreintes digitales ou génétiques ne vise pas seulement à mieux contrôler la personne, mais aussi à garantir le maintien, sinon le développement, du dispositif  













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de pouvoir. En même temps, dans nos sociétés contemporaines, la personne ne peut plus exister en dehors de ces moyens d’identification. Moi, en dépit des apparences, je cherche, au contraire, à mettre en lumière la personne qui transcende ces détails physiques.


Pour présenter ces « portraits », vous avez choisi de ne montrer qu’une partie du corps, le visage, qui est à la fois expressif et anonyme. On dirait que vous avez voulu préserver une sorte d’anonymat d’ailleurs accentuée par la fragmentation des visages qui les fait basculer dans une forme d’inquiétante étrangeté.


Nous ne reconnaissons que ce que nous connaissons déjà. Que cela soit fragmentaire ou intégral, limité au visage ou incluant le reste du corps, un portrait d’un inconnu reste in fine anonyme, sauf s’il s’accompagne d’autres informations, susceptibles de nous permettre de l’inscrire dans un contexte historique quelconque.













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Ce travail déstabilise le regard du spectateur : d’abord « on n’y voit rien » sinon des photographies inscrites dans une structure dense et quadrillée ; ce n’est que progressivement que l’on reconnaît des fragments de visages et que l’on peut ensuite recomposer le visage de chacune de ces personnes. La fragmentation de ces visages et leur présentation est-elle aléatoire ou répond-elle à une logique ?



La mise en place de cette installation relève du hasard dans la mesure où elle résulte d’un dialogue entre l’oeuvre et les spécificités architecturales du lieu d’exposition. Dans un autre lieu, elle aurait été complètement différente. Toutefois, la lecture, à savoir le positionnement des photos, n’a rien d’aléatoire. Je commence par le côté supérieur gauche de chaque portrait et je termine par son côté inférieur droit. Chaque portrait est développé sur le mur de manière linéaire – un clin d’oeil à la prétendue linéarité du temps, de l’histoire…













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Le spectateur reconnaît des parties de visages et (re)construit son propre portrait imaginaire.

Mais cet ordre n’est pas repérable pour le spectateur. Face à votre installation, il a le sentiment d’une perte de repères : de près, le détail des visages est à peine reconnaissable ; de loin, on peut identifier des fragments de visages mais il est quasiment impossible de reconstituer l’unité de chacun d’eux. Pourquoi frustrer ainsi le désir du spectateur de voir « quelque chose » ?


J’ai voulu, je veux que le spectateur soit, devienne partie prenante de cette installation, qu’il construise son propre portrait à travers ses propres images et ses souvenirs. Dans notre époque de « l’image », le spectateur qui se trouve confronté à cette installation pourrait, in fine, être amené à se demander ce qu’est un portrait, ce qu’est le souvenir, ce qui reste en lui de sa propre image.













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Quel rapport y a-t-il entre la personne actuelle et son identité passée ?













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