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Les risques du métier. Engagements problématiques en sciences sociales. Partie 1

Daniel Cefaï et Valérie Amiraux

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Mots-clés :

sociologie, risques
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Texte intégral

1« Cette étude ne sera jamais publiée… Pourquoi ? … Parce qu'il ne peut plus obtenir les données pour la terminer. La ville d'Hésiode ne laisse plus un sociologue approcher à moins de quinze kilomètres… Enfin, je ne connais pas le fin mot de l'histoire. Tout ça n'est pas de mon temps. Mais d'après ce qu'on m'a dit, au départ, cette grande étude sur Hésiode était censée concerner le département tout entier. Ils ont travaillé sur la pré-enquête pendant environ deux ans, après quoi il y a eu désaccord méthodologique ou incompatibilité de caractère, et snobismes et ils se sont retirés du projet. Ils ont aussi quitté l'université. Mais sitôt partis, ils se sont empressés de publier leurs résultats de leur côté. Or, d'une manière ou d'une autre, le livre est parvenu jusqu'à Hésiode, où tout le monde l'a lu ; Sniggs et Murt n'avaient pas vraiment pris la peine de déguiser leurs données, de sorte que tout était étalé au grand jour. Le revenu annuel des notables de la ville, le fait que le P.-D.G. de la banque avait pour épouse une fille de ferrailleur, et que le pasteur presbytérien était irlandais et catholique de naissance ; qu'il y avait à Hésiode deux bookmakers et une prostituée de métier à plein temps ; qu'une élève sur sept devait quitter le lycée parce qu'elle était enceinte ; et tutti quanti.

2Rien de tout ça n'était nouveau pour les gens d'Hésiode, ils étaient déjà au courant ; mais maintenant c'était divulgué dans un livre, exposé à des regards extérieurs. Quand Mac Mann et ses étudiants se sont pointés à Hésiode, ils se sont pratiquement fait vider sur-le-champ ».

3Alison Lurie, Des amis imaginaires, Paris, Rivages, 1992, p. 17.

4En exploitant la veine comique, le livre d'Alison Lurie a su, comme les romans de Nigel Barley1, faire réfléchir sur le travail de l'ethnographe. Forçant le trait sans céder à la caricature, la description de l'enquête conduite par le professeur Mac Mann et son assistant auprès du groupe des Chercheurs de vérité (Truth seekers)2 passe méthodiquement en revue les avatars de l'enquête de terrain : entrée en contact avec les enquêtés, justification des raisons de l'enquête, immersion dans des séquences de vie ritualisées du groupe, séjour dans des motels minables, renoncement à toute vie privée, contagion des discours et des émotions, mélange de fascination et de haine pour les sujets d'étude, sentiments d'amour et de trahison, attitudes de défense, d'adhésion et de fuite, mésaventures de la diffusion des résultats…. L'éventail des états d'âme, des jeux de rôles et des problèmes à résoudre que traversent les deux protagonistes parle à toute personne qui s'est exposée au travail de terrain.

5Mais, à l'instar des auteurs de ce numéro de Cultures & Conflits, nous n'endosserons pas la totalité de ces problèmes techniques, éthiques ou politiques qui se posent au chercheur. Nous centrerons ce texte, à valeur d'introduction, sur deux ordres de questions. D'une part, nous explorerons une gamme de situations limites avec lesquelles l'enquêteur doit composer : la mise en danger de soi, en tant qu'organe de l'enquête, les interférences, fécondes ou dommageables, entre recherche et parcours biographique et les difficultés singulières qui surgissent dans des conflits violents. D'autre part, nous examinerons quelques dimensions du rapport entre la production des savoirs en histoire ou en sciences sociales et la gestion de leur restitution, de leur réception et de leur application dans l'espace de l'action et de la décision politique. Les pratiques d'expertise requièrent elles aussi des engagements problématiques et impliquent des positionnements délicats.

6L'engagement problématique de l'enquête peut être lié à la nature dangereuse3, sensible4 ou minée5 de l'objet. Le danger physique, bien réel sur certains sites de l'enquête, même si souvent passé sous silence6 n'est pas le seul. Celui qui nous préoccupe ici est d'abord encouru dans des situations limites. Celles-ci peuvent qualifier des contextes de menace pour le corps de l'enquêteur qui accompagne des rondes de police quand celles-ci sont la cible des opposants7, sillonne des zones de conflit ouvert8, s'engage dans des pratiques de sorcellerie9, se convertit à une religion apostolique10, s'expose aux rituels d'initiation de gangs urbains11, s'implique dans des réseaux de criminels12, fréquente des trafiquants de stupéfiants13 ou des toxico-dépendants14. Elles peuvent encore désigner des enquêtes sur des conflits armés, des guerres et révolutions, où l'enquêteur risque de laisser sa peau et met sans cesse en danger la vie de ses amis, contacts et informateurs15. Le meurtre de Myrna Mack Chang au Guatemala, probablement assassinée par des hommes aux ordres de l'armée, l'enlèvement de Michel Seurat au Liban puis son décès, en sont deux cas extrêmes parmi tant d'autres. Des situations limites, moins « dramatiques » - dans la mesure où la violence n'est plus de l'ordre du physique - mais non moins risquées, sont celles où l'enquêteur est irrémédiablement empêtré dans des parti-pris : il endosse les versions de l'une des parties en lutte, se laisser submerger par des flux d'émotions incontrôlables16 et accrédite des descriptions et des interprétations des faits qu'il ne pourra relativiser ou récuser qu'après coup, une fois sorti du cours des événements. Ces effets de position guettent plus particulièrement le chercheur travaillant dans des organisations partisanes, des sectes religieuses, des groupuscules politiques ou des mouvements extrémistes17. Le traitement des formes de la violence quotidienne, de la torture en état de guerre ou des tactiques de répression étatique peut aussi conduire à des perspectives « faussées » ou « forcées » : l'enquêteur n'est pas toujours à même de contrôler toutes les informations qu'on lui transmet, de maîtriser son rapport affectif, éthique ou politique à l'objet et de maintenir une attitude d' « engagement distancié », garantie de sens critique.

7Notre ambition n'est donc pas de couvrir la totalité des hot topics et des sensitive issues traités par l'histoire, les sciences sociales ou la science politique. La critique des sources, la production des notes de terrain ou le maniement de documents archivés, les interactions in vivo, dans l'observation participante ou dans l'entretien qualitatif, les postures de conseil ou d'expertise sont autant de contextes d'engagement problématique. Avec des variations, sans doute, pour un anthropologue chargé d'évaluer un projet de développement, pour un historien de la Guerre d'Algérie amené à se prononcer sur des témoignages d'exaction ou pour un spécialiste de relations internationales officiant comme conseiller politique dans le champ de la sécurité. Selon les cas, l'enquêteur se trouve intriqué dans de difficiles transactions avec soi-même, avec les enquêtés et avec leurs mondes, avec les commanditaires qui paient et attendent ses résultats et avec les publics auxquels ces résultats seront au bout du compte restitués.

8Ce sont ces différents éléments qui contribuent à constituer des « engagements problématiques » de nature variée que nous allons considérer. Les risques du métier seront examinés dans deux registres : celui des méthodes de recherche (activités de collecte, de catégorisation ou de quantification) et celui de la publication des résultats (effets d'une diffusion publique d'informations).

Dilemmes éthiques et politiques : la relation aux enquêtés

9R. Lee et C. Renzetti ont proposé une réflexion sur les « sujets sensibles » en tentant tout d'abord de les définir en termes de menace potentielle en rapport avec la collecte, la détention et la diffusion des données de recherche pour les enquêteurs ou pour les enquêtés18. Leur définition est multiforme. Elle touche la dimension peu honorable, parfois stigmatisante ou incriminante du thème d'étude. Elle prend aussi en compte les implications pour les enquêtés, au cours de l'enquête ou lors de la restitution des résultats. La nature sensible du sujet se perçoit par exemple à l'aune des problèmes que pose l'intrusion dans la sphère privée ou dans le récit d'expérience personnelle. Elle s'exprime également dans la difficulté du chercheur à se positionner par rapport à des phénomènes « déviants » ou des comportements « marginaux » : éviter les risques de confusion des sentiments, les jugements, ne pas heurter, blesser ou offenser ses interlocuteurs, préserver leur réputation et leur sécurité, s'assurer qu'ils ne pâtiront pas du passage de l'enquêteur. L'enquête sur des acteurs en position dominante économiquement ou politiquement est, elle aussi, périlleuse : elle induit des effets d'intimidation, de séduction ou de flatterie, renforcés par la capacité à manœuvrer de personnalités rompues à l'art de gouverner ou de communiquer. Les organisations bureaucratiques et partisanes disposent par exemple d'une panoplie de contraintes, de sanctions et d'interdictions que l'on ne retrouve pas sur d'autres terrains, mises en œuvre en vue d'orienter, de tronquer ou de bloquer le cours de l'enquête.

10Confronté à ces difficultés, de manière distincte ou simultanée, l'enquêteur, sans qu'il s'en rende systématiquement compte au moment d'opérer sur le terrain, entre dans une relation complexe avec les enquêtés. Les différentes tractations qui vont lui donner accès à des interlocuteurs sélectionnés pour la pertinence de leur position, de leurs expériences ou de leurs connaissances présumées prennent rarement en compte ces difficultés synthétisées par Lee et Zanetti sous le label de « sujets sensibles ». L'analyse du rapport à l'objet intervient dans la plupart des cas a posteriori, comme un moment réflexif de la restitution des résultats et de l'exposition des méthodes de recherche. La délicate intersection entre l'engagement de l'enquêteur et ceux des enquêtés, la dimension personnelle, parfois intime, de ce rapport et ses implications pendant et après le passage du chercheur doivent être transformés en objets d'enquête de plein droit.

Engagement de soi

11L'auto-analyse en ethnographie ou l'ego-histoire ont ainsi réfléchi sur les « liaisons dangereuses » entre un choix d'objet et une histoire de vie. Nous retiendrons deux hypothèses de ces approches.

12En premier lieu, l'investissement intellectuel serait la transfiguration d'un investissement existentiel, parfois rendu méconnaissable à travers des séries de déplacements, de condensations et de sublimations, dont l'élucidation appelle un travail d'auto-analyse. Florence Weber19 en a ouvert la voie, en montrant les liens entre son itinéraire personnel, la carrière de sa famille et ses pérégrinations en Bourgogne. Maurice Agulhon20 a proposé, à partir de sa propre expérience de militant communiste, une étude des formes d'engagement, de sociabilité et de socialisation des militants du PCF dans les années 1950. Les fils directeurs de telle ou telle œuvre peuvent toujours après coup être rapportés à des accidents biographiques, à des épreuves vécues ou à des motifs personnels.

13En second lieu, cette texture invisible qui lie le mouvement de la vie et celui de la recherche peut devenir à son tour une ressource d'enquête, plus ou moins reconnue et plus ou moins avouée. Les résonances entre expériences traversées et objets d'enquête peuvent donner lieu à des processus d'abréaction ou d'anamnèse, incontrôlés après de longues phases de refoulement et de dénégation. Plutôt que de se laisser prendre par surprise, mieux vaut travailler sur soi et s'engager dans une interrogation socio-analytique, comme Jean-Claude Passeron21 et, sur le tard, Pierre Bourdieu22, nous y invitent. Ce qui risque de prendre le tour d'une interrogation obsessionnelle, d'une phobie méthodologique ou d'une répétition névrotique, une fois analysé, se transforme en atout de compréhension.

14La compréhension d'un objet d'enquête ne se réduit pas, en effet, à l'ensemble des connaissances scientifiques ou des données factuelles qui ont pu être rassemblées à son propos. Le « flair » du chercheur, qui l'amène à voir des configurations de sens que d'autres ont ignorées ou à proposer des lectures hors des routines d'une discipline, n'est souvent rien d'autre que sa capacité pratique à user du raisonnement analogique, ou, plus largement, à recourir à des schèmes de perception et d'action, d'orientation et de jugement qu'il a incorporés au cours de sa trajectoire biographique. Ce principe de réflexivité est recommandé de longue date dans les recherches sur le travail de terrain aux Etats-Unis. Inutile de dire qu'il comporte une part de « mise en danger » de l'enquêteur. C'est avec et contre soi qu'il faut se battre pour produire du savoir. Et l'acquisition d'un savoir va de pair avec une transformation de soi, des manières de percevoir les choses et de poser les problèmes. Elle requiert de se rendre disponible à d'autres formes de vie, de se plonger dans des univers pratiques et symboliques, rituels et institutionnels étrangers, d'en déceler la cohérence interne, d'en repérer les configurations d'acteurs, d'en apercevoir les logiques de rationalité, d'en saisir les régimes de justification23. La dynamique d'interaction entre enquêteurs et enquêtés, les processus de catégorisation réciproque qui s'y jouent et les relations de confiance et de familiarité qui s'y nouent sont capitaux. Pour s'initier à d'autres mondes vécus et pratiques, pour comprendre des positions morales et politiques, des arguments de théologie pratique ou des activités de prosélytisme religieux, pour saisir des relations de loyauté vis-à-vis de collectifs ou d'affiliation à des communautés et pour les restituer avec le plus d'honnêteté, d'impartialité et d'objectivité, il faut d'abord « prendre sur soi ». La curiosité et le contentement, l'enthousiasme de découvrir et la passion d'apprendre, le plaisir de dériver au gré des situations ne sont qu'une part de l'affaire. Il faut surtout passer sous silence certains registres d'informations, pas seulement pour des raisons de confidentialité, mais par stratégie de savoir, travailler sur soi pour simuler l'accord ou mentir par omission. L'épreuve du « mensonge » ou de la « trahison » est partagée par tous les enquêteurs. Il est souvent choisi de naviguer dans le flou quant à ses opinions personnelles, de se déclarer croyant alors qu'on ne l'est pas pour « simplifier » les présentations. L'ambiguïté permet le maintien d'une communication entre enquêteur et enquêtés sur le terrain.

15Le travail sur des milieux militants ou sur des cercles religieux illustre bien ces enjeux. Comment réagir à une proposition de conversion ? Quelle réponse faire à une demande en mariage ? Quelle attitude adopter lorsque les personnes interrogées, avec qui les rencontres sont de plus en plus informelles, commutent du rôle d' « enquêtés » vers celui d' « amis » ? Comment faire face à la rencontre inopinée avec un « informateur » dans des situations distinctes de celles de l'enquête ? Comment la chercheuse acceptée à la table d'honneur d'un dîner de ramadan explique-t-elle aux femmes qui en sont exclues qu'elle n'est pas « passée dans le camp des hommes » ? Ces questions directes et intimes ne cessent de se poser sur le terrain sans que l'expérience accumulée ne permette de finaliser une règle applicable dans toutes les situations. Leur résolution ne peut qu'être laissée à l'appréciation de chacun, en fonction de sa volonté de continuer à travailler sur ce terrain, d'entrer en discussion avec les enquêtés sur ses convictions personnelles, d'exposer sa face privée à des interlocuteurs dont il exige parfois la même chose. Mais l'accès aux données et la réception du chercheur en dépendent. Les tensions s'exercent d'ailleurs tant dans les horizons de la « communauté d'enquête » que de la « communauté scientifique ». Dans un camp de réfugiés, un village isolé, une tribu nomade, le territoire d'un gang, quand le terrain est géographiquement étroit et que les occasions de sortie sont rares, le contrôle social exercé sur le chercheur envahit sa vie privée. A l'autre extrémité, le chercheur est souvent explicitement suspecté de « complicité », sinon de « fusion » avec son objet, d' « amour » pour lui24. L'impératif de « mise à distance » de l'objet paraît contrarié par l'exigence de participation. Les enquêteurs sur le terrain sont les premiers touchés : leur légitimité scientifique provient d'être-là, comme l'écrit C. Geertz, et de s'imprégner des situations indigènes, mais leur parole, du même coup, peut être indéfiniment mise en doute, leurs données étant difficilement vérifiables et éminemment personnelles25.

Observation clandestine

16La question des dilemmes éthiques et politiques est la plupart du temps posée, dans la littérature en sciences sociales, en termes de droit à l'observation clandestine (covert observation)26. A-t-on le droit de dissimuler aux enquêtés que l'on est en train de rassembler des informations sur leur compte, destinées à publication ?27 La procédure de « consentement informé », formulée dans tous les Codes d'éthique et de déontologie des associations professionnelles de science politique, d'anthropologie et de sociologie du monde anglophone, accepterait-elle des entorses selon les cas de figure ? Mais qui est habilité à couvrir de telles décisions ? Quelles justifications leur donner ? Ne viole-t-on pas les libertés individuelles des enquêtés, même si ceux-ci se préoccupent peu d'éthique et de droit ? Comment alors percer à jour les ressorts de la propagande de certains régimes politiques ou de la communication publique de certaines entreprises ? Comment rendre compte des types de militantisme extrémiste que le public mérite de connaître, pour les approuver ou les critiquer ? L'imaginaire libéral qui sous-tend la procédure de consentement informé a souvent été critiqué. Inspirée des codes d'expérimentation médicale, elle se limite à des risques anticipables, prend la forme d'un contrat quasi-juridique entre deux personnes et ignore la singularité de la dynamique des relations entre enquêteurs et enquêtés. Mais comment obtenir l'aval de tous les membres d'une collectivité, d'une organisation ou d'une communauté, sur laquelle on enquête ? Comment être assuré que des informateurs analphabètes sont à même de comprendre précisément le sens de formules juridiques et seront capables d'actionner la justice s'ils se jugent floués ? Comment un enquêteur et un enquêté peuvent-ils savoir a priori le cours que va prendre une enquête, si celle-ci ne se réduit pas aux formulaires à questions fermées de la survey research ? Et comment contourner les formes d'intimidation et de menace que des Etats, des entreprises ou des organisations font peser sur les chercheurs qui prétendent dévoiler leurs stratégies d'exploitation, de domination ou de répression28 ?

17Il serait limitatif de s'en tenir à cette controverse sur l'observation clandestine. L'enquêteur peut se retrouver, malgré lui, à son corps défendant, dans des situations de coopération avec ses enquêtés. Le compromis se fait parfois compromission. La recherche sur des associations de femmes islamistes semble vouée à être, trop souvent encore, instrumentalisée : la simple présence à des fêtes, à des tables de débat ou sur des plateaux de radio peut être interprétée par les protagonistes ou par les publics comme une caution scientifique ou un engagement politique. Jusqu'où le travail de compréhension ne se transmute-t-il pas en travail de justification ? Jusqu'où l'enquêteur, à force d'empathie, de décentrage et d'écoute, ne perd-il pas ses propres repères d'expérience et de jugement ? Comment maintenir son quant à soi moral, éventuellement signifier à ses interlocuteurs que l'on n'est pas forcément d'accord avec eux, sans briser la confiance patiemment gagnée, jour après jour, au point de rendre impossible la suite de l'enquête ? L'ambivalence est insoluble. L'épreuve d'une complicité avec les enquêtés a souvent pour revers un sentiment de double jeu. Le paradoxe est que pour restituer une réalité sans complaisance ni mauvaise foi, il faut s'immiscer dans des univers de croyances auquel on n'adhère guère, s'installer dans un sentiment de mensonge et d'usurpation vis à vis de personnes que l'on côtoie quotidiennement et avec qui l'on entretient des relations affectives, parfois intimes. La confrontation à des actes que l'on désapprouve sans pouvoir les dénoncer, en raison d'un devoir de réserve, n'est pas toujours facile à vivre. Et l'enquêteur est parfois conduit, en s'immergeant dans les mondes de ses enquêtés et en répondant à leurs sollicitations, à surfer dans des zones douteuses moralement, sinon hors des frontières de la légalité.

Interactions, informations

18Le point capital est qu'il n'y a pas de « données » à observer, à décrire et à interpréter sans interactions entre enquêteur etenquêtés, avec des modalités différentes pour l'observation participante, l'entretien approfondi ou le récit de vie. L'accès aux « informations » est en effet rarement donné ou immédiat. Il a un coût. Il est piégé. Qui les a produites ? Avec quelles finalités ? A qui sont-elles destinées ? Quels effets en sont attendus ? Le travail de vérification de la fiabilité des données de n'importe quel processus d'enquête est ici compliqué par le fait que les conditions de production, de conservation et de diffusion des données ne sont pas toujours explicites. L'accès aux terrains ou aux archives est contrôlé par des « parrains » (sponsors) et des « portiers » (gatekeepers) à qui il faut payer des droits d'entrée et promettre quelque rémunération matérielle ou symbolique, qu'il faut « se mettre dans la poche », dont il faut s'assurer la bienveillance et à qui il faut soutirer des autorisations et des cautions, des passe-droits et des rendez-vous. Cela n'est d'ailleurs pas systématiquement une garantie d'accès au terrain, même si cela permet dans certains cas de désamorcer certains problèmes. Si nécessaire, les « traducteurs » et les « informateurs » introduisent une autre médiation extrêmement sensible. La plupart d'entre eux ont des parcours atypiques, à cheval entre deux mondes, comme ces interviewés semi-professionnels qui prennent la parole au nom des « jeunes des banlieues »29 ou comme les anthropologues indigènes, à l'image de M. B. Lukhero, initialement assistant de John A. Barnes au Rhodes Livingstone Institute. Ils sont parfois mandatés par une organisation ou une collectivité comme anges gardiens de l'enquêteur, pour contrôler ses activités, sélectionner ses interlocuteurs, canaliser son regard, donner un coup de pouce à ses interprétations. De façon générale, l'enquêteur est toujours pris dans des jeux d'interaction stratégique et confronté à des techniques, plus ou moins élaborées, de gestion des apparences (impression management)30. Les acteurs fabriquent des façades (fronts) derrière lesquelles ils se protègent, distillant les informations en fonction des effets qu'ils escomptent provoquer, orientant la perception et le jugement de l'enquêteur selon leurs anticipations du rapport final qu'il rendra public et des conséquences de cette publication pour leurs propres intérêts.

19Quelles informations divulguer et lesquelles taire ? Quelles informations censurer et lesquelles rendre anonymes ? Il est d'usage de taire les noms des lieux et des personnes, réelles ou morales, et d'être prudent dans la divulgation des faits et des opinions, pour ne pas provoquer de conflit entre des entités que l'on décrit ou ne pas se retrouver dans la peau du délateur, qui « balance » ses sources, compromettant ainsi tout travail ultérieur sur le même terrain31. La confidentialité peut être aussi préservée pour éviter des sanctions ou des représailles contre les informateurs - personnes atteintes du Sida ou toxico-dépendantes, membres de réseaux religieux ou politiques plus ou moins clandestins, migrants en situation irrégulière, criminels « repentis » ou cadres « dissidents ». Les entretiens ne sont parfois pas enregistrés pour ne pas laisser de trace confiscable et utilisable par les ennemis politiques, les forces répressives ou les services secrets. Les notes de terrain sont codées, les noms propres systématiquement gommés pour éviter de pouvoir remonter jusqu'aux acteurs. L'autocensure est une pratique courante de l'ethnographie. Tout élément risquant de compromettre les enquêtés est détruit. Goffman disait que les chercheurs ne citent jamais que ce qui leur est arrivé de moins grave sur le terrain et taisent les vrais dangers32. Cette forme de syndrome de Stockholm de la recherche vise autant la protection de soi que celle des autres. Peut-on par exemple restituer les propos antisémites, occasionnels ou réguliers, des membres d'une association islamique ? Doit-on rendre compte d'une réunion secrète, capitale pour saisir les enjeux d'un conflit syndical, si cela risque d'en modifier le cours ? Faut-il révéler l'intégralité des calculs stratégiques ou des positions discursives des acteurs, ou bien les taire au motif qu'ils ne sont pas pertinents pour la problématique retenue et qu'ils peuvent les mettre dans l'embarras ?33 Comment maintenir le partage entre « donner la parole à… » ou « faire entendre la voix de… » et devenir la caisse de résonance d'un groupe politique ou religieux ? Toutes ces questions ne cessent d'être posées, par exemple, dans les coulisses du petit monde des spécialistes de l'islam politique au point de polariser les positions des uns et des autres. On reproche à ceux qui se sont trop éloignés des terrains d'enquête de n'avoir qu'une vision de surplomb au détriment d'une comparaison minutieuse entre différentes situations ; tandis que d'autres sont accusés de s'identifier à leur objet d'étude au point d'en perdre tout sens critique. Le fil est parfois mince qui sépare ceux qui s'efforcent d'atteindre la plus grande compréhension de leurs enquêtés, devenant leurs familiers ou leurs amis, et ceux qui ne sont jamais rentrés du terrain, glissant vers la place d'alliés et finissant par se fondre et se confondre avec eux.

20La dynamique de projection des enquêtés et d'identification des enquêteurs est sensible quelle que soit la méthode de travail retenue. Selon les lieux et moments de l'investigation, elle se produit avec des degrés d'adhésion variables34. J. Siméant explique à quel point passer du temps avec des grévistes et partager concrètement leur quotidien instaure une complicité, pleine de malentendus. Le jour de la fin de la grève des demandeurs d'asile déboutés de Paris, les grévistes la remercient de son « supposé engagement » auprès du comité de soutien35. L'enquêteur est le support d'attribution de prédicats. Il est perçu comme le membre d'une classe sociale, d'une religion ou d'une génération, et cette opération de catégorisation va de pair avec certains registres d'interaction. Il accomplit de son côté des performances conformément aux attentes ou aux préférences des enquêtés, avec l'objectif pas complètement désintéressé de s'imprégner de la situation et de la comprendre, de récolter des informations en vue de s'en servir professionnellement. Mais ce ne sont pas là que des artifices d'enquête. Parce que le paradoxe du comédien rattrape l'enquêteur. Ses tactiques se jouent de lui et il finit par être « possédé » par ses rôles. Le point extrême est de virer indigène (to go native). La maîtrise de la dialectique de l'engagement et du détachement se rompt alors, conduisant l'enquêteur, au-delà du mimétisme, à endosser les croyances de ses enquêtés et à se convertir à leur monde.

21Le format interactionniste et situationniste dans lequel ces questions sont posées a parfois été contesté. Barry Thorne a décrit les inconforts de son engagement dans le mouvement de résistance à la guerre du Vietnam dans les années 196036, les épreuves de doute et de fuite, les imputations d'espionnage et de trahison. Mais des cadrages plus larges sont possibles. L'analyse des méfaits de l'exotisme et du populisme les a mis en relation à la « détermination structurale » de certains types de relations d'asymétrie ou d'inégalité37. L'histoire des liens entre politique coloniale et pratique anthropologique et l'entreprise de « décolonisation » des sciences sociales38 ont permis de porter un éclairage sur des relations d'enquête en face-à-face39 et d'interroger certains silences de l'anthropologie. Pourquoi a-t-elle pendant si longtemps été aveugle aux phénomènes d'extermination, de déplacement, de dépossession, de discrimination dont les colonisés se présentaient pourtant comme les victimes dans le discours politique ? Pourquoi les monographies se sont-elles tant appesanties sur des systèmes de parenté et de propriété, sur des formes techniques et mythologiques, occultant des faits beaucoup plus évidents de massacre, d'exploitation et de domination ?40 Ce que l'on entend par éthique du terrain a un sens trop souvent restreint à des problèmes d'interaction en situation. L'intelligence du sens déborde l'ici et maintenant des pérégrinations de l'enquêteur et renvoie à des drames d'une autre ampleur. Philippe Bourgois41 a ainsi décrit les pièges de son enquête sur les plantations bananières en Amérique centrale et de sa mésaventure sous les bombes de répression anti-guérilla au Salvador42. Loïc Wacquant en apprentissage dans son club de boxe43 ou Michael Burawoy et son équipe d' « ethnographie globale »44 ont tenté de déterminer des « forces » et des « processus » dont les acteurs seraient les « agents ». Pourtant, cette posture critique pose de nouveaux problèmes. La polémique récente entre L. Wacquant d'un côté, Elijah Anderson, Mitchell Duneier et Katherine Newman de l'autre45 montre la diversité des traitements méthodologiques et théoriques possibles des enquêtes sur l'underclass. Le statut de la description des interactions et des situations, leur inscription sous des catégories ou des hypothèses, la place des déterminations du micro par des forces macro et la marge de manœuvre et de résistance des acteurs deviennent alors de véritables enjeux politiques.

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Notes

1 . Barley N., Adventures in a Mud Hut : An Innocent Anthropologist Abroad, London, British Museum, 1983, trad. fr. Un anthropologue en déroute, Paris, Payot, 1994.
2 . La fiction renvoie à l'enquête bien réelle de Festinger L., Riecken H. W., Schachter S., L'échec d'une prophétie. Psychologie sociale d'un groupe de fidèles, Paris, PUF, 1993.
3 . Lee R. M., Dangerous Fieldwork, Thousand Oaks, CA, Sage, 1995 ; Agier M. (ed.), Anthropologues en dangers. L'engagement sur le terrain, Paris, Jean-Michel Place, 1997 ; Lee-Treweek G., Linkogle S., Danger in the Field : Risk and Ethics in Social Research, London and New York, Routledge, 2000.
4 . Renzetti C. M., Lee R. M. (ed.), Researching Sensitive Topics, Thousand Oaks, CA, Sage, Sage, 1993.
5 . Voir par exemple les contributions au numéro de la revue de la Société d'ethnologie française consacrée aux « Terrains minés en ethnologie », Ethnologie française, 2001/1.
6 . Nancy Howell, dont un fils est mort et l'autre a été sérieusement blessé dans un accident de camion sur le terrain, a recensé la liste des risques encourus par les membres de l'American Anthropological Association et par leurs familles. Maladies infectieuses et parasitaires, insolation, épuisement, malaria, amibes, vers, dysenterie, dengue, tuberculose, pneumonie, hallucinations et dépressions, stress et alcoolisme, piqûres et morsures animales, accidents de transport, attaques à main armée, agressions et harcèlements, vols et viols, emprisonnements pour espionnage, conflits entre factions, prise en otage, violence militaire ou policière… la liste est longue. Howell N., Surviving Fieldwork : A Report of the Advisory Panel on Health and Safety in Fieldwork American Anthropological Association, Washington, AAA, 1990.
7 . Brewer J. D., « Sensitivity as a Problem in Field Research : A Study of Routine Policing in Northern Ireland », in Renzetti & Lee, op. cit., 1993
8 . Sluka J. A., « Participant Observation in Violent Social Contexts », Human Organization, 1990, 49, pp. 114-126 ; Peritore N. P., « Reflections on Dangerous Fieldwork », American Sociologist, 1990, 21, pp. 359-372.
9 . Favret-Saada J., Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1977.
10 . Jules-Rosette B., Vision and Realities : Aspects of Ritual and Conversion in an African Church, Ithaca, Cornell University Press, 1975.
11 . Sanchez-Jankowski M., Islands in the Street : Gangs in American Urban Society, Berkeley, University of California Press, 1991.
12 . Ferrell J., Hamm M. S. (eds.), Ethnography at the Edge : Crime, Deviance, and Field Research, Boston, Northeastern University Press, 1998 ; King R. D., Wincup E. (eds.), Doing Research on Crime and Justice, New York, Oxford University Press, 2000.
13 . Williams T., Dunlap E., Johnson B. D., Hamid A., « Personal Safety in Dangerous Places », Journal of Contemporary Ethnography, 1992, 21, pp. 343-374.
14 . Bourgois P., En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil, 2001.
15 . Nordstrom C., Martin J., « The Culture of Conflict : Field Reality and Theory », in Id. (eds.), The Paths to Domination, Resistance, and Terror, Berkeley, University of California Press, 1992.
16 . Favret-Saada J., « Etre-affecté », Gradhiva, n°8, 1990, pp. 3-9.
17 . Grills S., « On Being Nonpartisan in Partisan Settings : Field Research Among the Politically Committed », in S. Grills (ed.), Doing Ethnographic Research : Fieldwork Settings, Thousand Oaks, Sage, 1998 ; ou Coutin S. B., Hirsch S. F., « Naming Resistance : Ethnographers, Dissidents, and States », Anthropological Quarterly, 1998, 71, pp. 1-17, sur une comparaison entre terrains sur des opposants politiques aux Etats-Unis, en Argentine sous la dictature militaire et au Kenya revenu au multipartisme.
18 . Renzetti C., Lee R. (eds.), op. cit., 1993, pp. 5.
19 . Weber F., Le travail à côté. Etude d'ethnographie ouvrière, Inra-Ehess, 1989 ; et Weber F., Noiriel G., « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse », Genèses, décembre 1990, 2, pp. 138-147.
20 . Agulhon M., « Vu des coulisses », dans P. Nora (dir.), Essais d'Ego-histoire, Gallimard, 1987, pp. 9-59 ; et « Sur la 'culture communiste' dans les années 1950 », in D. Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, pp. 273-298.
21 . Passeron J.-C., « Présentation » de R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, pp. 7-24.
22 . Bourdieu P., « Comprendre », in La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
23 . Olivier de Sardan J.-P., « La politique du terrain. Sur la production des données anthropologiques », Enquête, janvier 1995, n°1, pp. 71-112 : « (…) avoir appris à maîtriser les codes locaux de la politesse et de la bienséance pour se sentir enfin à l'aise dans les bavardages et les conversations impromptues, qui sont bien souvent les plus riches en information (…) improviser avec maladresse pour devenir peu à peu capable d'improviser avec habileté (…) avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires ».
24 . Hervieu-Léger D., « De l'utopie à la tradition : retour sur une trajectoire de recherche », in Y. Lambert, G. Michelat, A. Piette (dir.), Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, Paris, L'Harmattan, pp. 21-31 : « Pour prendre légitimement la religion comme objet de son investigation, le sociologue devait en permanence donner des gages du fait qu'il n'accordait aucune consistance propre à la vision religieuse du monde contre laquelle, précisément, l'interprétation sociologique devait se construire » (p. 22).
25 . C. Geertz, Ici et Là-bas. L'anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996.
26 . Dans une littérature pléthorique depuis les années 1970, mentionnons : Barnes J. A., Who Should Know What ? Social Science, Privacy and Ethics, Harmondworth, Penguin, 1979 ; Bulmer M. (ed.), Social Research Ethics : An Examination of the Merits of Covert Participant Observation, London, MacMillan, 1982 ; Berreman G. D., The Politics of Truth, Atlantic Highlands, NJ, Humanities Press, 1982 ; Mitchell R. G., Secrecy and Fieldwork, Newbury Park, Sage, 1993. Les associations professionnelles comme l'American Political Science Association (APSA), l'American Anthropological Association (AAA) et l'American Sociological Association (ASA) ont leurs propres guides déontologiques ou codes professionnels et des comités d'évaluation (Institutional Review Boards) ont été mis en place aux Etats-Unis dans les universités et les fondations, pour juger de la conformité éthique et politique des projets de recherche et des publications à paraître.
27 . La même question se pose aux journalistes, enquêtant sur des sujets sensibles (G. Walraff, Tête de Turc, Paris, La découverte, 1986 ou A. Tristan, Au front, Paris, Gallimard, 1987 et, du même auteur, Clandestine, Paris, Gallimard, 1993). La discussion actuelle sur l'appel à témoigner de journalistes et grands reporters spécialistes des situations de guerre auprès des instances judiciaires internationales (Cour pénale internationale) a rouvert le débat sur l'éthique journalistique. S'agit-il d'informer ou de témoigner, au risque de compromettre l'accès de la profession à certains sites et interlocuteurs ?
28 . Warren C. A. B., Staples W. G., « Fieldwork in Forbidden Terrain : The State, Privatization, and Human Subjects Regulations », The American Sociologist, 1989, 20, 3, pp. 263-277. Certains chercheurs aux Etats-Unis commencent à se plaindre des entraves administratives et judiciaires à leur travail d'enquête : contrôle étatique, réglementations bureaucratiques, moralisme des Institutional Review Boards des universités ou des fondations, préoccupées d'échapper aux scandales médiatiques à aux poursuites devant les tribunaux et soucieuses de ne pas perdre le soutien de leurs bailleurs de fonds.
29 . Mauger G., « Enquêter en milieu populaire », Genèses, décembre 1991, 6, pp. 125-143 ; Yohana E., « Relations d'enquête et positions sociales. Une enquête auprès de jeunes d'une cité de banlieue », Genèses, septembre 1995, 20, pp. 126-142.
30 . Goffman E., Strategic Interaction, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1969 ; Goffman E., Les cadres de l'expérience, Paris, Minuit, 1991. Et l'application par Berreman G., Behind Many Masks : Ethnography and Impression Management in a Himalayan Village, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1962.
31 . L'évitement d'une politique de la « terre brûlée » est une règle déontologique explicite aux Etats-Unis, où l'une des responsabilités de l'enquêteur les plus fréquemment avancées est de ne pas discréditer la profession et de ne pas compromettre les enquêtes ultérieures. Les « fantômes » des collègues ne cessent de hanter le terrain. Ailleurs, en l'absence de codes et de règles de conduite précis, lorsque le terrain se limite à quelques acteurs soucieux de savoir ce que l'on dit d'eux une fois l'enquête terminée, il n'est pas rare d'être accueilli par une « question piège » sur le lien avec des collègues qui sont intervenus précédemment sur le même site. De la capacité à rester évasif sur des liens éventuels d'amitié ou de collaboration scientifique dépend souvent la qualité de l'accueil, voire l'accès à certaines informations.
32 . Adler P., Adler P., » Ethical Issues in Self-Censorship : Ethnographic Research on Sensitive Topics », in C. Renzetti, R. Lee (eds), op. cit., 1993, pp. 249-266.
33 . D'autres questions complètent ces premières interrogations sur la position à tenir vis-à-vis d'acteurs impliqués dans un militantisme, quel qu'en soit la nature : De quel côté sommes-nous ? Devons-nous être de l'un ou l'autre côté ? Y a-t-il moyen de n'être ni d'un côté, ni de l'autre ? Faut-il assumer le statut de porte-parole que les enquêtés tentent de nous assigner ? Est-on nécessairement en leur faveur du fait que l'on passe sous silence certaines informations les concernant ? Comment gérer les rumeurs de conversion qui ne manquent de circuler lorsque l'on travaille sur des croyants convaincus ?
34 . Cette stratégie de l'amalgame se redouble de la manipulation de la peur : voir les articles d'A. Roussillon, F. Burgat et O. Roy publiés dans Esprit, août-septembre 2001. Ou le scandale provoqué aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001 par le livre (rédigé avant le 11 septembre) de M. Kramer, rédacteur en chef de la revue Middle East Quarterly, qui dénonce l'incompétence de ses collègues experts du Moyen-Orient : Kramer M., Ivory Towers on Sand : The Failure of Middle Eastern Studies in America, Washington D. C., Washington Institute for Near East Policy, 2001. Pour un article de synthèse sur ces débats et une réponse aux accusations d'incompétence : Heydemann S., « Middle East Studies After 9/11. Defending the Discipline », Journal of Democracy, juillet 2002, 13, 3, pp. 102-108.
35 . Siméant J., La Cause des sans papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, pp. 457.
36 . Thorne B., « Political Activist as Participant Observer : Conflicts of Commitment in a Study of the Draft Resistance Movement in the 1960s », in R. M. Emerson (ed.), Contemporary Field Research, Boston, Little, Brown, 1983, pp. 216-234.
37 . Grignon C., Passeron J.-C., Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.
38 . Dans le registre de la dénonciation des années 1970 : Asad T. (ed.), Anthropology and the Colonial Encounter, London, Ithaca, 1973 ; Copans J., Anthropologie et impérialisme, Paris, Maspéro, 1975 ; Cahiers Jussieu n°2, Le Mal de voir. Ethnologie et orientalisme, Paris, 10/18, 1976 ; Said E., Orientalism, New York, Vintage Books, 1978. Pour une appréciation plus mesurée : Stocking G. W. (ed.), Colonial Situations : Essays on the Contextualization of Ethnographic Knowledge, Madison, University of Wisconsin Press, 1991.
39 . Saïd E. W., « Representing the Colonized : Anthropology's Interlocutors », Critical Inquiry, 1989, 5, pp. 205-225.
40 . Doughty P., « Crossroad for Anthropology : Human Rights in Latin America », in T. E. Downing, G. Kushner (eds.), Human Rights and Anthropology, Cambridge, Cultural Survival, pp. 43-72.
41 . Bourgois P., « Confronting Anthropological Ethics : Ethnographic Lessons from Central America », Journal of Peace Research, 1990, 27, pp. 43-54.
42 . Bourgois P., Ethnicity at Work : Divided Labor on a Central American Banana Plantation, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1989.
43 . Wacquant L., Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Marseille, Agone Editeur, Montréal, Comeau et Nadeau, 2001.
44 . Burawoy M. (ed.), Global Ethnography : Forces, Connections, and Imaginations in a Postmodern World, Berkeley, University of California Press, 2000.
45 . Wacquant L., « Scrutinizing the Street : Poverty, Morality, and the Pitfalls of Urban Ethnography », American Journal of Sociology, May 2002, 107, 6, à propos de Anderson E., Code of the Street : Decency, Violence, and the Moral Life of the Inner City, New York, Norton, 1999 ; Duneier M., Sidewalk, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999 ; Newman K., No Shame in My Game : The Working Poor in the Inner City, New York, Russell Sage Foundation and Knopf, 1999 ; et les réponses de E. Anderson, « The Ideologically Driven Critique », idem, pp. 1533-1550 et M. Duneier, « What Kind of Combat Sport is Sociology ? », idem, pp. 1551-1576.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Cefaï et Valérie Amiraux, « Les risques du métier. Engagements problématiques en sciences sociales. Partie 1 »Cultures & Conflits [En ligne], 47 | automne 2002, mis en ligne le 29 avril 2003, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/829 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.829

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