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AccueilNuméros04Les attentats de 1986 en France (...

Résumés

Les attentats qui ont frappé la France en 1985/86 sont mal connus. Les médias, les hommes politiques en ont parlé sur le moment et ont ensuite évité de revenir sur les erreurs qu'ils avaient commises. Grâce au procès criminel du groupe Ali Fouad Saleh et grâce à de nombreux entretiens avec des responsables des services, l'auteur revient sur le déroulement exact des attentats et sur les preuves judiciaires impliquant les membres des organisations clandestines. Dans une deuxième partie il évoque les différente hypothèses possibles concernant la participation du Hezbollah et des Iraniens. Au-delà, il propose un schéma d'analyse qui remet en cause les visions du terrorisme en terme de " réseau de la terreur ", " stratégies indirectes d'Etats " et insiste sur la transnationalié des transferts de violence qui ont caractérisé ces attentats. A partir de ce cas d'espèce, c'est une autre théorie du " terrorisme " dit international qui est proposé.

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Géographique :

France

Chronologique :

1980 - 1990
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Texte intégral

RECONSTRUCTION HYPOTHETIQUE DES LIENS ENTRE LES ACTEURS INITIANT LA VIOLENCE POLITIQUE

1Les mécanismes d'exportation de la violence : cadre d'analyse.

2Organisation écran et parrainage :

3

4Le modèle que nous avons élaboré et qui est décrit dans le numéro 47 d'Etudes polémologiques met à jour les quatre pôles principaux de la relation terroriste : organisation clandestine, pouvoirs publics, tiers et journalistes en analysant le cadre, les conditions et les enjeux de la relation agonistique entre les adversaires. Comme nous le précisions dans ce numéro, cette relation a des caractéristiques précises : rivalité mimétique, théâtralisation et esthétisation de la violence, distanciation et altérité, médiation et parasitisme, logique de la clandestinité qui s'imposent aux acteurs et régissent leurs possibilités d'actions stratégiques et tactiques. Pour chaque pôle, une typologie plus fine des acteurs permet de distinguer les organisations clandestines actrices principales, des organisations écran et des organisations secrètes qui n'ont pas nécessairement l'initiative stratégique - les pouvoirs publics, des Etats de droit et les formes souvent autoritaires du pouvoir qui s'exercent dans les pays du Proche-Orient - la structuration sociale individualiste et égalitariste des sociétés occidentales et la structuration plus holiste et hiérarchique d'autres sociétés - la force médiatique pluraliste des sociétés occidentales et ses effets d'opinion sur les pouvoirs publics et la répercussion des volontés du pouvoir en place par un contrôle des médias dans d'autres pays. Ces pôles permettent de penser les points d'entrée et de sortie de la relation terroriste. Selon la structuration sociale et les formes d'autorité, nous serons ou non en face d'une relation terroriste, de guérilla ou de résistance. Selon les formes organisationnelles, nous aurons ou non une dimension de politique étrangère et de stratégie indirecte, tout en restant dans la relation terroriste : le seul point de sortie dans ce cas consistant dans les opérations directement menées par les services secrets d'un Etat et qui, bien que proches de la relation terroriste sur le plan matériel, s'en distinguent de manière significative sur tous les autres plans. Sans aller plus avant dans ces développements, il est flagrant que le cas des attentats de 1985/1986 pose la question des structures organisationnelles, des formes de pouvoir qui se combattent, et des structures sociales différentes entre la société dont est issue la violence et celle où elle se produit. Pour décrire le phénomène du terrorisme, où l'organisation clandestine n'est pas l'unique acteur qui s'en prend à l'Etat ou à la société, nous avons utilisé les termes d'organisation écran et de parrainage. Ceux-ci méritent des explications supplémentaires1. La notion d'organisation écran vise à montrer que l'organisation clandestine qui commet les attentats, bien qu'elle ait ses propres intérêts et parfois ses propres revendications, agit de temps à autre pour le compte d'une puissance qui veut rester inconnue. L'organisation sert alors de paravent, d'obstacle, d'écran à toute riposte militaire, puisqu'elle revendique en son nom propre des actions conçues par d'autres, en s'abritant derrière sa clandestinité. A ce premier sens du terme écran s'ajoute celui qui fait d'un écran ce qui se voit, ce qui est montré, par opposition à ce qui veut rester caché. Ce terme d'écran, lié à celui de parrainage nous semble donc plus pertinent que tous ceux proposés, organisation factice, organisation relais, bras armé d'un Etat... De plus, la notion de parrainage communautaire ou étatique est-elle aussi plus pertinente que celle d'Etat sponsor pour décrire une situation où le commanditaire veut rester caché et tient à demeurer respectable comme les grands parrains de la mafia italienne. La notion de parrainage a aussi l'avantage d'insister, au-delà de l'aspect mercantile, sur l'aspect des valeurs partagées par l'organisation écran et son parrain. Ceux-ci forment une même famille, une même communauté de pensée2. L'organisation écran et la sociologie de la clandestinité : C'est dans ce cadre théorique qu'il nous paraît possible de prolonger les hypothèses concernant les attentats de 1985/1986. Les acteurs en présence du côté de l'organisation sont les suivants : tout d'abord le réseau logistique composé des équipes Hamade et Fouad Saleh, ensuite l'équipe opérationnelle de Mazbou puis Haïdar venue du Liban (et dont l'ensemble forme sans doute une même organisation clandestine écran), enfin les éventuels parrains que sont soit directement le Hezbollah, soit, avec l'écran supplémentaire du Hezbollah, les Iraniens. Les trois équipes vivent dans des situations différentes. L'équipe libanaise qui pose les bombes semble ne venir que pour frapper puis repartir aussi vite. Elle est faite, semble-t-il, de personnes habituées au maniement des explosifs, même si certains ratés techniques mettent en doute leur compétence. Agissant comme un commando, elle en suit les principes : identité d'emprunt, rapidité d'exécution et disparition. Les autres équipes, en revanche, vivent en permanence dans le pays et doivent nouer des contacts avec la population, d'autant qu'elles ne sont pas plongées dans une clandestinité totale, mais ont des couvertures classiques. Non recherchées par la police, elles ne sont clandestines que dans le temps de l'action, et nous avons vu qu'elles se croiront invulnérables après leur interpellation et leur remise en liberté. Le holisme qui structure les comportements organisationnels se voit ici dans l'affiliation religieuse et politique qui sert de ciment au groupe qui se structure autour de la personnalité de Fouad Saleh, mais rappelons-nous que, dès les arrestations, l'idéologie religieuse du radicalisme islamique ne sera pas assez puissante pour empêcher la police d'obtenir des confessions spontanées. Nous retrouvons donc aussi des comportements très individualistes et en rupture avec l'idéologie du groupe. Néanmoins, les rapports entre les trois équipes sont suffisamment étroits pour que nous puissions parler d'une seule et même organisation. Pour ce que nous conviendrons donc d'appeler une organisation écran composée des trois équipes, le problème est alors de savoir la part du mercenariat et celle de l'idéologie. Ces membres sont-ils de simples prestataires de services ou croient-ils à leur mission et prennent-ils de ce fait certaines initiatives ? S'il semble que la totalité des membres des équipes ne soit pas forcément au courant de la nature des opérations et des enjeux, les personnalités des chefs d'équipe permettent plutôt de pencher pour la seconde hypothèse. Fouad Saleh comme Hamade ont une aversion pour le monde occidental qui peut expliquer leur passage à l'acte et le fait qu'ils aideront sans sourciller à placer des bombes dans des lieux qu'ils connaissent bien, et savent fréquenter par des femmes, des enfants... Loin d'être des tueurs professionnels se moquant des raisons de leurs actes et assassinant pour de l'argent, ils tuent parce qu'ils croient leur cause juste. C'est au nom de valeurs3 qu'ils commettent de tels attentats. On ne peut l'oublier et renvoyer à l'irrationalité ou au mercenariat pour rejeter le projet politique qui guide les membres de l'organisation écran. Ce projet existe4 et il est partagé par des groupes dépassant la poignée d'individus de l'organisation écran ce qui explique les parrainages. En effet, au-delà des formes organisationnelles et des motivations des militants, il faut aborder la question des rapports étatiques et des formes d'exercice du pouvoir dans la relation terroriste. Qui parraine les organisations ? Est-on ou non dans un schéma de stratégie indirecte entre acteurs étatiques ? Au-delà d'un terrorisme d'aversion s'en prenant à la société n'y a-t-il pas toujours une forme d'action politique, qui, finalement, s'attaque aux gouvernants via l'attaque contre la société ? Les attentats dits aveugles sont-ils le résultat d'une stratégie dite de diplomatie coercitive, et donc cyniquement, calculés dans leur nombre et leurs effets ou le résultat des humiliations de communautés soudain désireuses de se venger ?

5Le parrainage et la stratégie :

6Tous ces acteurs sont, semble-t-il, en liaison avec pour chacun une mission déterminée à accomplir, mais quel est le degré de subordination de chacun d'entre eux ? Une hypothèse stratégique classique concevra leurs relations sous l'angle pyramidal. Les Iraniens auraient conçu le mécanisme des attentats et viseraient, à travers eux, à faire céder la France sur certains points de sa politique étrangère. Ils auraient délégué l'organisation tactique et matérielle au Hezbollah libanais qui aurait choisi les périodes et les lieux où frapper, déléguant lui-même la conduite des opérations matérielles à trois chefs d'équipes : Fouad Saleh, Hamade et Hussein Mazbou. Mais ce genre d'hypothèse a tendance à plaquer un schéma militaire ou de service secret sur des réalités qui s'en éloignent sérieusement. Aussi, faut-il éviter d'aller trop vite dans l'explication des liens entre acteurs, et inférer de leur taille ou de leur puissance des relations strictes de subordination et de spécialisation allant du stratégique à l'opérationnel. Chaque acteur définit sans doute à son niveau l'ensemble des plans stratégiques et tactiques avec éventuellement des revendications qui ne se recoupent pas, le seul point d'accord étant la cible sur laquelle il frappe. Le niveau d'action de chaque acteur est alors sujet à interrogation. Il ne dépend pas nécessairement d'un maillon de la chaîne qui lui serait hiérarchiquement supérieur et les maillons les plus élevés, à savoir les Etats ou les larges communautés, sont-ils les commanditaires des actions, ou des parasites efficaces détournant à leur profit dans les stratégies de négociation ce qui a été l'oeuvre d'autres acteurs sur le plan d'une stratégie de conflit ? Par exemple, l'Iran est-il commanditaire des attentats par le biais du Hezbollah et sans implication de son personnel d'ambassade, ou est-il simplement intervenu dans l'affaire des attentats après coup et ce comme négociateur appelé par l'Etat cible ? Ce dernier ne voulant pas traiter avec les terroristes, n'a-t-il pas introduit un parasite dans la relation (l'Etat iranien) qui a su, avec brio, récupérer à son profit les concessions que l'Etat cible était prêt à faire à toute "personne" lui assurant que les attentats n'auraient plus lieu ? Même si l'Etat iranien est commanditaire, la question que nous venons de poser ne s'applique-t-elle pas dans le cas de la Syrie voire de l'Algérie ? A force de multiplier les médiateurs pour éviter de discuter avec des "terroristes", n'a-t-on pas multiplié des parasites qui chacun ont profité d'une situation où l'Etat cible était en position de faiblesse et d'ignorance ? La vision stratégique souffre de lacunes. En voulant identifier immédiatement un adversaire de même nature que la cible, et en induisant que les acteurs ne peuvent être qu'étatiques, elle court-circuite des étapes logiques du raisonnement. Rien ne permet de dire que la cible visée était l'Etat français et non la société. Rien ne permet non plus d'affirmer que les acteurs principaux des deux côtés sont des Etats même si, allant plus loin que les preuves judiciaires, on impute à l'Iran une part de responsabilité. En effet parler d'Etat iranien, d'Etat syrien comme d'Etat français est, d'une certaine façon, jouer sur une homonymie qui ne résiste pas à l'analyse. Sans vouloir opposer radicalement les "vrais" Etats occidentaux aux "faux" du Moyen-Orient, et tomber ainsi dans un ethnocentrisme exacerbé, il faut néanmoins rappeler que l'institutionnalisation du pouvoir et des règles de droit que nous connaissons n'ont pas d'équivalent en Iran ou en Syrie, ce qui implique des mécanismes de personnalisation du pouvoir et des luttes de faction entre réseaux concurrents de pouvoir qui ne sont pas canalisés par le jeu institutionnel ; d'où des rivalités tournant à l'affrontement sanglant entre factions. Ainsi, il sera nécessaire de préciser à quelle faction renvoie le qualificatif rapide d'étatique et si la politique d'affrontement avec la France est un point de consensus ou de conflit entre les factions au pouvoir. Le parrainage des actions de l'organisation clandestine peut très bien avoir été envisagé par une seule des factions et ce pour contrer une politique de rapprochement de l'autre faction avec la France. Dans ce cas, il n'est plus paradoxal de commettre des actions contre la France dans le même temps qu'un rapprochement des positions diplomatiques. Il n'y a même pas de partage des tâches entre les faucons et les colombes, mais rivalités violentes pour la monopolisation du pouvoir. Dans le cas iranien par exemple, il est peu probable qu'il existe consensus et parrainage étatique de l'ensemble des factions contre la France, il faut donc supposer au plus qu'une seule d'entre elles avait intérêt pour des raisons tant de politique intérieure qu'extérieure, à frapper la France. Le fil stratégique est alors bien lâche, et ce n'est pas parce que les acteurs sont iraniens qu'ils ont une stratégie plus complexe que celle menée, par exemple, par des acteurs libanais. Ainsi même à ce niveau de raisonnement stratégique, aucun élément concluant ne vient à l'appui de la thèse selon laquelle l'Iran serait le commanditaire des attentats. Le parrainage d'une communauté, comme celle du Hezbollah, qui se pense elle-même comme future République islamique du Liban, est alors aussi crédible que celui d'acteurs iraniens. Le Hezbollah peut avoir eu, à l'époque de son influence maximale sur le Liban, la conviction qu'il deviendrait un interlocuteur quasi-étatique et qu'il lui était possible de définir une stratégie globale de prise de pouvoir passant par l'élimination, ou au moins le découplage sur le terrain, des acteurs soutenus par les Français et les Américains. Il aurait eu alors une indépendance quasi-totale par rapport aux Iraniens, au moins sur ce plan très politique. La forme d'exercice du pouvoir au sein du Hezbollah est donc tout à fait cruciale à étudier pour comprendre la série des attentats et sans doute des prises d'otages de 1985/1986. Or, il est très délicat de se prononcer. Il existe, à n'en pas douter, la volonté d'être un interlocuteur quasi-étatique mais, à côté de cela, le fonctionnement concret du pouvoir passe par des réseaux d'alliances entre familles et par des stratégies de légitimation religieuse de ces groupes poussant au radicalisme, ce qui justement crée une certaine homologie de fonctionnement entre le pouvoir exercé par le Hezbollah et celui plus large exercé par les groupes iraniens. Seulement, étant donné la faible surface territoriale occupée par le Hezbollah, cela permet de comprendre l'accent mis par beaucoup de commentateurs sur la dimension familiale, car peu de réseaux familiaux sont concernés. Le Hezbollah est-il alors Etat en formation, théocratie religieuse ou réseaux clanique et familial ? Il participe sans doute des trois modèles qui sont d'ailleurs entrecroisés dans l'ensemble des structures sociales du Proche- Orient .

7Le Hezbollah comme communauté :

8Comme l'explique Elizabeth Picard, le Liban est paradoxalement l'Etat du Proche-Orient qui a le mieux conservé la tradition ottomane de la division sociale et politique en communautés5 ; la persistance des identités primaires, familiales et religieuses, renforce les solidarités confessionnelles et pousse à la prédominance des attachements locaux, des loyautés personnelles. Le clientélisme joue dans toute les communautés et explique une structure sociale verticalisée, où les affrontements de classes, lorsqu'ils existent, cèdent le pas devant le contentieux communautaire, bien qu'ils puissent créer des difficultés de regroupements en cas de positions idéologiques trop tranchées. Ce clientélisme peut aussi s'étendre sur le plan économique à d'autres communautés et former un réseau dense, bien qu'invisible pour l'observateur étranger. Les liens entre communautés passent souvent par ce vecteur et expliquent que, seules, les personnes vivant dans la région savent se retrouver au sein des "répertoires multiples" d'actions qui leur sont proposés : les alliances et les inimitiés variant selon la question, bien que l'identité communautaire puisse faire office de point fixe. Les dirigeants du Hezbollah sont ainsi non seulement des guides spirituels et politiques comme Cheik Fadlallah, mais aussi des "patrons" de familles aisées comme les familles Zein, Assaad, Gosn ou Hamade. Leur influence peut donc s'étendre au-delà de la sphère communautaire dans le temps où elle sera contestée dans le cadre de rivalités internes. Il peut dès lors se développer des stratégies antagonistes ou concurrentes au sein de la communauté, mais si celle-ci est attaquée dans son ensemble, on fera taire ces querelles pour lutter contre l'intrus. Ainsi, les "petites guerres" entre gangs locaux cessent si une troisième force cherche à s'imposer car on se réconciliera pour chasser l'étranger, qu'il soit palestinien, syrien ou encore plus israélien ou occidental. Ce jeu communautaire est ainsi très complexe. Comme le note Georges Corm : "Ce qui manque le plus à l'analyse politique traditionnelle de la réalité libanaise c'est bien la prise en compte des phénomènes de pouvoir à l'intérieur des communautés : le jeu de puissance intracommunautaire est au moins aussi déterminant que le jeu de puissance intercommunautaire et peut même le conditionner en grande partie, lorsque l'intensité des rivalités à l'intérieur amène à des surenchères qui peuvent remettre en question l'équilibre intercommunautaire"6. Ceci doit être médité à propos des analyses qui nous présentent le Hezbollah et en font un groupe uni religieusement, socialement, et politiquement. Ainsi Michel Wieviorka croit voir au sein de la communauté chiite deux faces différentes incarnées par deux groupes, Ammal et le Hezbollah. Alors que le premier resterait soucieux d'assurer l'entrée des Chiites sur la scène politique libanaise, le second serait en rupture avec le cadre étatique et national. Il aurait tendance à se transformer en antimouvement social, pour reprendre les termes de l'auteur, et puiserait ses références politiques dans la révolution iranienne. A l'insertion politique, le Hezbollah opposerait l'anti-occidentalisme, à la nation la lutte du bien contre le mal, et à l'Etat libanais, pluriconfessionnel et laïque, une République islamique. Cette analyse, en termes de polarité positive ou négative engendrant des dérives violentes, n'est pas inintéressante car elle donne un cadre d'intelligibilité à ce qui apparaît souvent comme pur irrationnel, mais elle a trop tendance à réifier et à opposer en bloc deux groupes issus d'une même communauté chiite auparavant homogène et qui se serait divisée récemment autour de quelques principes : rapport au social, à l'Etat, à l'identité. Or, il faut rappeler que, depuis longtemps, les Chiites ont formé des communautés différentes selon leur lieu d'établissement et que ces clivages se sont approfondis avec les mutations socio-économiques et démographiques7. Claire Brière rappelle que les Chiites ne sont pas tous des paysans déshérités qui auraient attendu passivement que les autres communautés règlent leur sort, et seraient sortis de leur inactivité pour tomber dans le fanatisme engendré par la révolution iranienne. Les Chiites se sont toujours battus avec les autres, mais encore plus entre eux, ce qui permit de jouer de leurs divisions. Ils furent autant modernistes et antiféodalistes que bien des "progressistes" druzes palestiniens ou chrétiens8. Quant à la religion, l'Imam Moussa Sadr n'attendit pas 1979 pour appeler les déshérités de la terre à se révolter. Dès les années 60, un mouvement se forme qui donnera naissance au Hezbollah. Celui-ci se structurera autour de réseaux familiaux fédérés par des liens économiques qui aideront à assister les déshérités des banlieues de Beyrouth. Un discours politico-religieux, fondé sur l'islamisme radical, servira ensuite d'emblème à ce qui est déjà une communauté à part entière, différente de celle d'Ammal, malgré une référence commune au chiisme. En 1979, avec la victoire de la révolution iranienne, le Hezbollah se sentira légitimé et aura les moyens d'augmenter son influence tant par ses prestations que par son discours en vogue. Il se projetera comme future République islamique et comme centre d'une révolution parfois considérée comme plus importante que celle d'Iran, car au coeur des contradictions du Proche-Orient. Les rapports avec l'Iran qui fournit un soutien logistique ne seront donc pas toujours excellents, ces derniers voulant inféoder à leur cause un mouvement qui s'estime aussi ancien et qui se veut autonome, quand bien même il partagerait le grand projet d'une Umma islamique régénérée. Le Hezbollah, communauté restreinte de familles clientélisées, aura donc une stratégie dépassant ses moyens, mais qui se comprend au regard de la scène libanaise, où n'importe quel groupe s'imagine être Etat en formation et au regard d'une idéologie conquérante. Les mécanismes sociaux à l'oeuvre pour l'exportation de la Violence9 : Les sociétés iranienne comme libanaise ont connu, depuis au moins les années 1977, de profondes transformations qui se sont réalisées dans un contexte de violence élevée. Aussi, le rapport à la mort d'autrui s'est-il banalisé, en dehors même de tout lien avec les croyances religieuses du radicalisme islamique étudié plus haut. Ces sociétés se pensent et se vivent en guerre contre les ennemis de l'intérieur ou des frontières, mais aussi contre l'Occident qui paraît soutenir tous les adversaires acharnés de l'Umma islamique. L'idée de porter la violence sur le territoire occidental est donc très banalement partagée et ne suscite aucune indignation particulière. Certes, le passage à l'acte est un fait rare, mais la haine à l'égard de l'Occident, de populations entières permet de comprendre que le groupe se sente légitimé dans son action. Il n'a pas l'impression d'être isolé, coupé des réalités, mais, au contraire, porteur d'un message, d'une vérité que tous les "opprimés de la terre" comprendront. L'indignation des dirigeants et des populations occidentales est alors le moindre de leur souci, au contraire, elle a tendance à les satisfaire. Le peu de morts innocents imputés aux attentats terroristes ne leur semble guère scandaleux par rapport aux morts des populations civiles dans les conflits qui les traversent, et où l'Occident comme fournisseur d'armes a, à leurs yeux, une lourde responsabilité, en particulier la France dans son soutien à l'Irak. La position du Tiers est alors, elle aussi, bien plus complexe. Il faut tenir compte de l'opinion du pays victime, mais aussi de celle du pays producteur de violence. On retrouve simultanément une polarisation plus forte, une diminution de l'indifférence qui amène l'opinion, dans le pays victime, à diaboliser les auteurs d'attentats, au moment où quasiment on les sanctifie dans leurs pays d'origine10. Ainsi, pour les trois pôles de la relation, on constate une complexité plus grande que dans les cas d'organisations clandestines initiatrices de la violence sur le territoire national. Pour l'ensemble des acteurs, on aperçoit la multiplication d'écrans, de médiateurs, de parasites, et des processus de fragmentation du pouvoir de chaque acteur. Le facteur de la transnationalité joue à plein pour remettre en cause des visions "stato-centristes". Il incite à penser autrement la politique mondiale en montrant comme le fait Rosenau dans "Chaos and turbulence in world politics" que le terrorisme de ce type est typique des interpénétrations fondamentales entre le monde des acteurs contraint par la souveraineté (les Etats) et les acteurs libres de souveraineté (dits subétatiques). Nous ne prolongerons pas ici les implications de l'analyse. Reste malgré tout un point important : pourquoi les attentats eurent lieu à Paris, en France, en 1985/1986 ?

Pourquoi les attentats ?

9Pourquoi Paris, à ces dates et à ces lieux ? :

10La question la plus délicate à résoudre dans les affaires de terrorisme est sans doute celle de "l'ici" et du "maintenant". Très souvent, les raisonnements logiques, fondés sur de grandes causes, se heurtent à cette question : pourquoi maintenant et pas deux mois plus tôt ou plus tard ? Y a-t-il véritablement une logique stratégique ou tactique capable de l'expliquer ? A propos de cette série d'attentats, de nombreuses hypothèses ont été évoquées. La France aurait été visée, car elle serait le dernier pays européen à refuser de s'incliner au Liban, ce qui nous pousse vers une explication stratégique et l'idée d'un parrainage étatique (Iran) ou communautaire (Hezbollah). Mais peut-être a-t-elle été visée parce qu'elle possède une plus grande communauté étrangère et qu'elle a une politique libérale en matière de visas, surtout pour les pays du Maghreb, ce qui facilite la tâche des organisations par rapport à des pays comme les Etats-Unis ou même l'Allemagne. Elle n'aurait donc été frappée qu'à titre de symbole générique de l'Occident et pour des raisons de facilité, en particulier celle de la langue. Le lien avec la politique étrangère de la France serait donc plus lâche que prévu. Il s'agirait plutôt de se venger, de punir l'Occident, de lui faire sentir ce qu'est la guerre et non d'une pratique de diplomatie coercitive. Les attentats auraient eu lieu à Paris parce que c'est la capitale, à la fois siège des pouvoirs publics et lieu de la plus grande concentration de population. Là aussi les hypothèses divergent relativement selon l'accent que l'on met sur le parrainage ou sur l'autonomie de l'organisation écran. Pour certaines hypothèses, qui insistent plutôt sur la dimension symbolique et l'atteinte aux autorités de l'Etat[On met en avant l'attentat de la tour Eiffel, et surtout ceux de l'Hôtel de Ville et de la préfecture de police de Paris.]], les attentats viseraient à remettre en cause la politique étrangère du gouvernement en l'obligeant à inclure, dans ses calculs stratégiques, le risque d'attentats sur son territoire. Faut-il rester au Liban si des civils français risquent d'en mourir ? Le gain est-il encore supérieur au coût ou non ? Pour d'autres hypothèses, il ne s'agit pas simplement de modifier la politique d'un gouvernement, mais aussi de l'humilier et de le déstabiliser en remettant en cause le pacte de sécurité qu'il est censé faire respecter et qui justifie depuis Hobbes son existence. La menace serait alors encore plus grave et le défi plus profond. Ce n'est pas simplement la politique gouvernementale qui est visée, c'est l'existence du "contrat social". Cela expliquerait, en partie, le caractère non sélectif des attentats qui, sinon, auraient dû être plus ciblés vers les personnalités politiques pour remplir leur rôle dissuasif sur le plan diplomatique. D'autres hypothèsesvont encore plus loin et considèrent qu'avant les motifs stratégiques, des motifs de haine contre une population entière apparaissent. C'est la société française qui serait visée et non l'Etat. Cela expliquerait que tous les attentats de l'ensemble des séries, auraient frappé de préférence dans des lieux où de nombreuses personnes se rendent chaque jour11, afin de faire jouer sur chacun une peur par identification avec les victimes. Cette peur est alors plus profonde qu'une simple peur par procuration ou par empathie, comme celle qu'ont ressentie les provinciaux en regardant leur télévision12 ; mais les deux peurs se cumulant, on suppose dans ce cas que la cible réelle des attentats est la population française et non le gouvernement ou l'Etat. L'indifférence du Tiers, sa non-participation au conflit, sont remises en cause et c'est ce fait qui provoque l'horreur et l'indignation, bien plus que l'usage de la violence13. Il nous semble, quant à nous, que les hypothèses ne sont pas totalement incompatibles et qu'elles peuvent être articulées en les renvoyant aux différents acteurs que nous avons identifiés.

11Les motivations des membres de l'organisation écran :

12Ali Fouad Saleh, tout comme Hamade, semble avoir agi par haine destructrice de l'Occident et plus particulièrement de la France étant donné son passé colonial. Cette haine est vécue dans le quotidien par un refus absolu de s'intégrer dans un monde sans foi, dominé par l'argent et une politique sans spiritualité. Nous ne reviendrons pas sur l'idéologie du radicalisme islamique, déjà évoquée, car si celle-ci est une condition nécessaire du passage à l'acte, elle n'est pas une condition suffisante. La haine s'entretient par des conditions particulières et elle ne peut fonctionner que si la coupure est totale avec la population du pays où l'on vit. Dès lors, la mosquée s'avère le lieu de prédilection des rencontres, bien que l'on sache pertinemment que les services de police y exercent une surveillance active. Elle est un lieu refuge pour se prévenir et prévenir les autres de la corruption ambiante. En effet il est impossible de vivre hors de la communauté sans être pris par le monde occidental et ses pièges, il faut donc assumer le risque minime d'être fiché plutôt qu'éloigné de la foi et de devenir un strict mercenaire. De plus, il se révèle dangereux de côtoyer des Français assez sympathiques pour remettre en cause le capital de haine accumulée. Celui-ci doit être intact pour que l'on puisse prendre part aux attentats qui frapperont de manière indistincte n'importe quel quidam. La conscience ne peut être traversée de remords, il faut être sûr de son bon droit de moudjahid, ce qui n'est possible que lorsque le microcosme de la communauté relais sert de paravent, d'écran pour éviter de voir dans sa réalité la société où l'on frappe. Ainsi, la détermination psychologique vient en grande partie de la croyance d'être les instruments du châtiment divin contre l'Occident et de l'aveuglement systématique à tout ce qui pourrait faire douter de cette croyance. Le terme de fanatisme, bien délicat à utiliser en sociologie, ne retrouve-t-il pas là une certaine pertinence ? L'aversion des moudjahidin pour tout ce qui est occidental les coupe de tout sentiment de compassion. La haine apparaît alors comme le premier motif des attentats. Les membres de l'organisation écran ont bien pu planifier seuls sur un plan de Paris14 les lieux où ils pourraient faire le plus de victimes possibles avec leurs explosifs et satisfaire ainsi leur soif de vengeance tout en étant commandité par un parrain qui voulait frapper la France sans se préoccuper de la manière. Seulement la série d'attentats est-elle réductible aux motivations d'une logique de stricte vengeance, voire de châtiment contre les Français, les Parisiens et leur bien-être non troublé par les cris des morts du Liban et d'Iran, avec la volonté d'interpeller les citoyens français en les touchant dans leur chair ? Bref, le message est-il uniquement celui du ressentiment contre une société opulente et qui "s'engraisse grâce aux ventes d'armes" ? ou existe-t-il d'autres raisons plus stratégiques venant d'autres acteurs ? Acteurs qui utilisent les sentiments des membres de l'organisation écran ou les partagent, mais en y rajoutant des éléments plus politiques permettant d'infléchir les positions non des citoyens français mais de ses gouvernants sur des points de politique étrangère ?

13Les motivations du Hezbollah :

14Sans être nécessairement moins imprégnées de ce contexte de haine, les motivations du Hezbollah ont sans doute une dimension plus politique et stratégique. Le Hezbollah, nous l'avons vu, avait des raisons de se penser comme futur acteur étatique et n'était bloqué, après les attentats contre les camps américains et français de la FINUL, que par le refus de la France, contrairement aux Etats-Unis, d'entériner leur domination de fait sur une partie du Liban : la France cherchant à jouer des rivalités Hezbollah, OLP, Fatah et Palestiniens prosyriens plus Druzes pour bloquer la progression du Hezbollah. Le premier acte de cette opposition à la France, outre les attentats contre le contingent français au Liban, se fit sans doute avec la prise d'otages de MM. Carton et Fontaine en mars 1985 ce qui pose forcément la question délicate du lien entre la série d'attentats et les prises d'otages. S'agissait-il d'une stratégie unifiée ou de deux affaires séparées au moins dans leur début ? Le Hezbollah était-il le lieu où s'élaborait la politique des otages et des attentats ? Nous aurions tendance à le penser mais les éléments sont fragiles. Tout ce que nous savons se résume au fait que les preneurs d'otages étaient dans le quartier d'où l'équipe libanaise ayant perpétré les attentats est partie. Mais l'on sait, par ailleurs, que le groupe des geôliers surveillant les otages était, lui-même, clandestin à l'intérieur du quartier contrôlé par le Hezbollah, afin d'éviter les fuites d'informations. Il peut donc s'agir de deux initiatives de deux groupes différents du Hezbollah, même si on peut être persuadé qu'à partir de l'enlèvement de Seurat et Kauffmann les principaux responsables du Hezbollah connaissaient l'existence des opérations simultanées. De plus, le calendrier des attentats peut partiellement s'expliquer à partir des péripéties des négociations autour des otages. Il expliquerait, par exemple, la durée de la "trêve" de mars à septembre. A quoi ont alors servi les attentats, puisque la seule arme des otages est bien plus efficace et bien plus maniable dans les négociations ? S'agissait-il d'amplifier la pression des otages ? Mais pourquoi, dans ces conditions n'avoir pas fait les mêmes demandes dans les deux cas ? Et pourquoi avoir délibérément brouillé les pistes en revendiquant les attentats par l'intermédiaire d'autres sigles, perturbant la résolution du gouvernement français en ce qui concerne les revendications du Hezbollah ? Dans cette hypothèse, la complication est telle que le "message" devient illisible et contre-productif pour les intérêts du parrain, il ne peut donc s'agir de se protéger, puisque la protection aurait été identique si la revendication avait émané du Djihad plutôt que du CSPPA. Faut-il alors renvoyer à la duplicité et à l'amour de la complication des Orientaux, ou admettre qu'au sein même du Hezbollah des groupes différents développaient chacun leur stratégie, d'où des opérations désordonnées qui n'ont été rationalisées qu'après, soit par la direction du Hezbollah, soit par les Iraniens lors des négociations ? Il est impossible de trancher, bien que la deuxième hypothèse ait notre préférence, mais on peut au moins avancer en étudiant les revendications liées aux prises d'otages et celles liées aux attentats, en voyant leur éventuelle plage de recouvrement ou leurs éventuelles contradictions.

15Le Hezbollah, les otages et le CSPPA :

16En ce qui concerne les attentats, le CSPPA demandait la libération de Georges Ibrahim Abdallah, responsable des FARL, celle de Varoujian Garbidjian, responsable de l'ASALA et celle d'Anis Naccache, responsable du commando ayant cherché à assassiner Chapour Baktiar, et l'on comprend pourquoi certains ont cru que derrière le CSPPA se cachait non le Hezbollah mais une alliance contre-nature, ne s'expliquant que par la situation exceptionnelle du Liban, entre des Chrétiens marxistes prosyriens des FARL, des Libanais arméniens très marxistes et propalestiniens de l'ASALA et des Libanais pro-iraniens du Djihad islamique. Seulement, si l'on suppose que le Hezbollah seul, par l'intermédiaire de l'organisation écran parrainait les attentats, on peut comprendre la demande de libération à l'égard d'Anis Naccache, moudjahid malchanceux, mais en mission sainte ! On peut admettre déjà plus difficilement celle de Garbidjian, l'ASALA ayant de bons liens avec les Palestiniens ennemis du Hezbollah. Quant à celle d'Abdallah, elle ne peut s'expliquer dans ce cas de figure que comme moyen de brouiller les pistes et d'orienter la France vers les Syriens15. De plus, un autre problème se pose. Les revendications concernant la libération de trois membres d'organisation, en France, sont différentes de celles concernant les prises d'otages où le Hezbollah réclamait la libération des prisonniers chiites emprisonnés à Atlit en Israël et la libération des membres emprisonnés au Koweït. Alors la piste du Hezbollah dans les attentats est-elle aussi erronée ? Non, si l'on admet l'hypothèse d'une division réelle ou fonctionnelle, évoquée plus haut, au sein même du Hezbollah. Malgré ces contradictions, il nous semble donc plausible de considérer que le Hezbollah fut quand même à lui seul, dans un premier temps, le maître d'oeuvre des prises d'otages et des attentats. Il voulait par là se faire reconnaître comme interlocuteur obligé au même titre que la Syrie ou Israël dans la situation libanaise, et il désirait en même temps faire libérer certains de ses membres détenus en Israël ou au Koweït, en utilisant une stratégie indirecte visant à frapper la France et les autres pays occidentaux pour les obliger à faire pression sur Israël et le Koweït, qui, on le savait trop, ne céderaient pas, même au prix de pertes graves. Seulement, on peut dire que la direction du Hezbollah, initiatrice ou premier récupérateur parasite des actions, a quasiment échoué sur tous les plans. En effet, le Hezbollah n'a pas été reconnu comme acteur international à part entière et n'a été perçu que comme relais des Iraniens au Liban, ce qui explique que l'on se soit adressé à eux et non à lui comme interlocuteur principal. De plus, les libérations qu'il escomptait n'ont pas eu lieu, et attentats et prises d'otages n'ont pas rempli leur but stratégique, ils ont été détournés de leur sens par les Iraniens, et les autres pouvoirs reconnus comme états de la région. Il n'est resté aux membres du Hezbollah que la satisfaction de s'être vengés de la France en la frappant avec autant de retentissement.

17Les motivations des Iraniens :

18Nous avons déjà évoqué plusieurs hypothèses à propos de la participation de l'Iran. Soit une faction de l'appareil au pouvoir aurait commandité les attentats et les prises d'otages via le Hezbollah, soit les Iraniens n'auraient fait que récupérer à leur profit une action menée par lui, en s'imposant comme les négociateurs "étatiques" indispensables à la résolution honorable du conflit. Dans la première hypothèse, la faction radicale menée par Rechari et Rafigh Doust, chefs des services de renseignements, aurait commandité les prises d'otages et les attentats pour empêcher un rapprochement des dirigeants iraniens avec le "petit satan". Seulement, pour ne pas être accusée de brouiller volontairement les relations diplomatiques sans en référer à l'Imam ni au président de la République, elle aurait agi à travers de multiples écrans, afin que personne ne sache qui était derrière les attentats : le seul but étant de politique intérieure iranienne à savoir convaincre l'Imam Khomeiny d'appuyer le courant "révolutionnaire islamiste internationaliste" et de retirer son soutien aux "pro-occidentaux". Dans la deuxième hypothèse, si les Iraniens n'ont pas commandité directement les attentats et les prises d'otages, ils se sont, en revanche, imposés comme les interlocuteurs avec qui la France devait négocier. Ils ont ainsi ajouté et même substitué leurs propres revendications à celles du Hezbollah. Profitant du principe selon lequel un Etat ne négocie qu'avec un autre Etat, ils ont pu faire augmenter très sérieusement les conditions de libération des otages et peut-être aussi de fin des attentats. Se plaçant en intermédiaire, ils auraient parasité la relation terroriste et l'auraient annexée à leur stratégie globale. En effet, les otages auraient sans doute pu être libérés si, dès le départ, on avait accepté les conditions du Hezbollah. Mais à partir du moment où l'on a voulu traiter avec les Iraniens, ceux-ci y ont inclu un marchandage global très éloigné du poids réel des otages, en en faisant un des éléments d'une négociation de pouvoir à pouvoir. Etait-ce prémédité, ou ont-ils profité d'une opportunité que les Français leur ont donnée en allant les voir, de préférence aux membres du Hezbollah. On ne peut savoir, mais cela a, semble-t-il, lié encore plus l'affaire des otages et celle des attentats : ces derniers devenant paradoxalement un épiphénomène ou une excroissance de l'affaire des otages. En effet, les Iraniens ne promettront jamais d'arrêter les attentats, ils n'agiront qu'en "faveur" des otages16. Les Iraniens, lors du marchandage sur les prises d'otages, poseront en effet quatre conditions différentes quant à leur nature et leur urgence pour intercéder auprès du Hezbollah en "faveur" des otages. Tout d'abord, le remboursement par Paris des sommes investies par le Shah d'Iran pour la construction en France d'une usine d'enrichissement d'uranium et de plusieurs centrales électriques, soit un prêt d'un milliard de dollars, exigence considérée comme une condition préalable à toute discussion : "la France ayant volé cette somme considérable au peuple iranien", puisque le projet était abandonné et les sommes n'avaient pas été remboursées. La deuxième condition, la plus importante, constituait le prix à payer pour la France, afin que l'Iran s'engage activement de son côté. Il s'agissait pour la France de changer ses relations militaro-commerciales avec l'Irak et au minimum de livrer des armes sophistiquées à l'Iran, si elle n'arrêtait pas de livrer des armes à l'Irak, compte tenu de ses contrats. La troisième condition était l'éviction du territoire français des "terroristes" Khomeiny du mouvement de Massoud Radjavi. La quatrième condition devait intervenir après coup, à titre de remerciement, la France devant faire bénéficier Anis Naccache d'une grâce. S'engageait ainsi une épreuve de force entre Iraniens et Français, dépassant de loin le cadre des otages et des attentats. Des deux côtés, il s'agissait de faire plier l'adversaire et de lui montrer sa détermination sur les grandes lignes politiques, quitte à céder sur l'accessoire. L'Iran acceptait, pour sa part, de faire pression sur le Hezbollah, afin qu'il arrête les attentats, mais sans beaucoup de succès, si l'on en juge par la nouvelle campagne d'attentats qui devait avoir lieu17. En revanche, dans l'affaire des otages l'Iran exigeait de connaître le lieu de leur détention, et finissait par les prendre sous sa responsabilité. Il les monnayait alors un par un en fonction des concessions françaises, mais avec un plaisir certain d'humilier les négociateurs et le gouvernement français. La France, quant à elle, acceptait la première condition assez rapidement, mais l'ampleur de la somme faisait réfléchir pendant plus d'un an, et c'est Claude Trichet, directeur de cabinet d'Edouard Balladur, qui, le premier, concluait un préaccord de remboursement en juillet 1986, à la condition d'une libération totale des otages. Les Iraniens refusaient et exigeaient le paiement comme condition préalable. Les négociations se poursuivaient alors jusqu'au 28 octobre 1986, où, en contrepartie d'un versement de 330 millions de dollars, soit le tiers du prêt, deux des otages étaient libérés. La seconde condition ne pouvait guère être acceptée par le gouvernement français, au moins officiellement, mais on peut penser avec l'affaire Luchaire que des armes furent livrées à l'Iran au moins durant une période, suivant en cela la politique des Américains (Irangate) : l'arrivée au pouvoir de la droite remettant en cause ce qui fut soit un accord secret, soit une initiative privée. Néanmoins, sur cette condition de loin la plus importante pour les Iraniens, la France, quel que soit le gouvernement, ne modifia pas son soutien massif à l'Irak. La troisième condition, longtemps refusée par le gouvernement socialiste, fut acceptée par M. Pasqua et l'on expulsa les moudjahidin du peuple de Radjavi d'Auvers sur Oise où ils s'étaient réunis, pour les envoyer en Irak. Quant à la quatrième condition, on sait que les Iraniens affirment qu'au moins à deux reprises les Français l'auraient acceptée. Tout d'abord, Roland Dumas, dès 1984, lors de l'affaire du détournement du 31 juillet (vol Frankfort/Paris détourné sur Téhéran) l'aurait acceptée puis devenu ministre se serait dédit. La seconde fois tiendrait au gouvernement Chirac qui l'aurait acceptée en fin de négociation18. Après coup, pour normaliser les relations avec l'Iran, François Mitterrand graciera Anis Naccache en juillet 1990 c'est-à-dire durant la période estivale pour éviter des réactions de l'opinion, des policiers et des magistrats. Finalement, on peut constater que chaque échelon avait ses revendications. Les poseurs de bombes voulaient peut-être réellement, au-delà de la haine contre la population française, la libération de certains camarades emprisonnés. Le Hezbollah voulait, lui, à la fois la libération de certains de ses membres emprisonnés, non seulement en France mais au Koweït et en Israël, et sa reconnaissance comme acteur politique à part entière. Quant à l'Iran, il désirait avant tout un rééquilibrage des ventes d'armes dans sa guerre contre l'Irak et le remboursement du prêt Eurodif, se moquant relativement des autres revendications. Ainsi, chaque niveau englobait les revendications dans un contexte plus large de négociations surajoutant ses exigences aux exigences initiales. La négociation ne pouvait alors que traîner en longueur, car les "demandes" n'étaient pas les mêmes, et si un seul échelon n'était pas satisfait par les propositions françaises il fallait recommencer. Néanmoins, il y a une historicité propre à la négociation. L'Iran, qui au départ selon les hypothèses les plus crédibles n'était pas maître du jeu, le devint en subordonnant à ses intérêts les exigences du Hezbollah, même si celui-ci réagit assez brusquement en se voyant dépossédé de sa maîtrise, ce qui explique sans doute le détournement d'avion du 4 au 20 avril 1988 ayant à nouveau pour revendication la libération des membres emprisonnés au Koweït, et l'attitude des forces iraniennes qui n'hésitèrent pas à tirer contre les membres du Hezbollah19. Ainsi, le traitement politique du terrorisme en France réussit-il malgré tout à obtenir des résultats en refusant de discuter avec le Hezbollah et en traitant l'affaire d'Etat à Etat20. Que se serait-il passé si l'on avait choisi de traiter directement avec le Hezbollah ? L'aurait-on légitimé et mis en position de devenir République islamique libanaise, ou aurait-on libéré tous nos otages rapidement, mis fin à la campagne d'attentats dès mars, et évité d'envenimer nos relations avec l'Iran ? On ne peut guère répondre, d'autant que les fausses pistes sur lesquelles on a aiguillé les journalistes ont pu à un moment donné apparaître comme des pistes crédibles. Pour conclure, il est nécessaire de revenir sur une question cruciale pour l'analyse. Dans une telle campagne d'attentats un des acteurs a-t-il pu avoir une stratégie planifiée et obtenir les résultats qu'il escomptait ou la situation, de par la multiplication des tiers et des parasites, a-t-elle échappé totalement aux acteurs initiaux pour profiter aux derniers venus ?

Forces et faiblesses de ce type de campagne d'attentats :

19peut-on parler de stratégie ? Sans analyser ici les effets des prises d'otages, bien qu'ils soient en partie liés à ceux des attentats, il semble nécessaire de souligner que l'action des séries d'attentats, même si elle a été planifiée, a été singulièrement inefficace quant à la réalisation des objectifs stratégiques qui devaient en résulter. Certes la population française a pu, un court moment, céder au sentiment d'insécurité, le gouvernement a pu se croire en passe d'être déstabilisé et a pu envisager une modification de sa politique extérieure, mais finalement rien n'a changé sur le fond à la suite des attentats. Et surtout les seuls qui ont profité des modifications de politique du gouvernement ont été les intermédiaires que furent la Syrie et l'Algérie, ces derniers parasitant la relation à leur profit en suggérant au gouvernement français des fausses pistes afin de devenir des intermédiaires ! La force de ces attentats consistant à se masquer derrière de "faux pavillons" devient en réalité une faiblesse, car les auteurs réels se font déposséder des avantages qu'ils escomptaient au profit des intermédiaires. Les attentats, en dehors de la dimension de haine et de vengeance qu'ils comportent, sont donc un moyen inefficace de stratégie indirecte contrairement à ce que rapportent le sens commun et les thèses des grands manipulateurs. D'ailleurs, si l'on veut comprendre l'arrêt des séries d'attentats, il faut supposer que les initiateurs se sont tenus le même raisonnement : le terrorisme de ce type ne paie pas ! De plus, les conditions particulières des années 1985/1986 ont changé. Le Hezbollah a maintenant connu de sévères défaites au Liban et il n'est plus en position de force. La projection de violence vers l'extérieur n'aurait plus aucun sens (stratégique). Seulement, cette projection de violence peut continuer malgré tout, car la haine de l'Occident chez certains est toujours intacte et même sans doute ravivée avec l'affaire de la parution des versets sataniques par Salman Rujdie, et les frustrations liées à la guerre du Golfe. L'évolution de l'islamisme en Algérie, en Tunisie, au Soudan ainsi que la situation faite aux Kurdes en Irak conditionneront pour beaucoup les transferts de violence mais, quoiqu'il arrive, l'étude des attentats de 1985/1986 prouve le caractère ultra-minoritaire des groupes prêts à passer à l'acte et montre que les discours sur les "nouvelles menaces du Sud" sont fantasmatiques, répondent surtout aux intérêts de certains lobbys d'armements et à tout le moins exagèrent de manière grotesque les nuisances possibles en les transformant en risques de conflits Nord/Sud21.

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Notes

1 Pour les définitions de ces termes, voir le numéro 47 d'Etudes Polémologiques, pp. 34 et 41-44.
2 Pour des développements, sur ce point voir Etudes Polémologiques (47) et "Terrorisme et guerre" in Science et vie (157), décembre 1986.
3 Même si elles nous sont étrangères.
4 Aussi aberrant qu'il puisse nous paraître en Occident, ce projet est dans la prolongation du mouvement social qui lui a donné naissance.
5 E. Picard , l'Etat de discorde, Paris : Flammarion, 1988, p. 29.
6 Georges Corm, Géopolitique du conflit libanais, Paris : La Découverte, 1986.
7 Michel Wieviorka, Sociétés et terrorisme, Paris : Fayard, 1990, 565 pages
8 Claire Brière, Liban, guerres ouvertes, Paris : Ramsay, 1985.
9 . Le terme exportation ne signifie pas bien sûr que la violence serait un "bien" quelconque mais que les représentations de la violence dans des sociétés différentes de la part d'acteurs qui vivent et perçoivent celles-ci au sein de temporalités de guerre, de crise ou de paix provoquent une distorsion sur l'acceptabilité, la légitimité de l'usage de la violence ; distorsion ou altérité qui (ait que de part et d'autre on ne comprend pas le pourquoi de la violence et les réactions qu'elle entraîne. Le transfert d'un nombre limité d'acteurs usant de violence ne doit pas pour autant être confondu avec un "conflit" de culture qui opposerait irrémédiablement deux civilisations.
10 C'est le cas pour Anis Naccache, Hamade, mais pas pour Fouad Saleh. Cf. plus haut.
11 Lieux touristiques comme la Tour Eiffel ou de grands passages comme le bureau de poste de l'Hôtel de Ville (envoi de cartes postales) ou les locaux de la préfecture de police de Paris (permis de conduire et cartes de séjour). . Transports en commun (TGV en mars, RER en mars et septembre à Châtelet et Gare de Lyon). . Grands magasins en décembre (Printemps, Galeries Lafayette, soit le quartier Opéra), en février (Galerie Claridge, FNAC et Gibert Jeune, soit Champs-Elysées, Les Halles et Saint Michel), en septembre (cafétéria Casino, pub Renault, rue de Rennes, soit La Défense, les Champs-Elysées et Montparnasse), bref tous les lieux qui apparaissent sur une carte de Paris comme les principaux points de communication de la capitale.
12 Sur ce point voir Didier Bigo, Daniel Hermant, "Dissuader le terrorisme",Esprit (11), novembre 1986. A noter que la peur par procuration, bien que moins profonde, peut, par son absence de rapport concret à la réalité, se transformer plus facilement en angoisse et durer plus longtemps, les Parisiens étant obligés rapidement de surmonter leur peur pour continuer à vivre et à circuler, alors que les provinciaux conservent du métro ou d'autres lieux les seules images terrifiantes. Dans tous les cas néanmoins, on ne peut parler d'ondes concentriques de terreur touchant la population. Celle-ci est fascinée par les attentats, on distingue des réactions d'indignation plus que de peur et très vite on retourne dans une indifférence qui explique pour beaucoup la gêne des hommes politiques, des journalistes et de la population à l'égard des associations de victimes qui leur rappellent "trop" la violence bien réelle des attentats.
13 Voir la différence de réaction avec des attentats ciblés comme ceux d'Action directe.
14 Cf. Gilles Kepel, Les Banlieues de l'Islam, Seuil.
15 Une des explications possibles serait le lien éventuel entre le Hezbollah et le FPLPCG qui aurait eu à Paris un individu connaissant bien la politique française et qui l'aurait chargé de rédiger les communiqués de revendication du CSPPA en contrepartie de l'inclusion d'Abdallah dans la liste des prisonniers demandés.
16 Ce qui tient aussi à toutes les fausses pistes suivies par la France et au découplage entre l'affaire des otages relevant de la compétence du ministère des Affaires Etrangères, et celle des attentats relevant du ministère de l'Intérieur, jusqu'à ce que Charles Pasqua réunisse tout entre les mains de son équipe personnelle.
17 A moins qu'il ne s'agisse d'un double jeu, si certains Iraniens au moins étaient les commanditaires.
18 Mais celui-ci s'en défend et de toute façon peut estimer qu'il n'est pas lié par une parole extorquée par chantage.
19 Voir "Détournements d'avions et prises d'otages", p. 20, Etudes Polémologiques (48)
20 Voir l'article de Louis-Jean Duclos dans Etudes Polémologiques (49), qui traite avec beaucoup d'à propos ce point.
21 Voir Didier Bigo, "L'idéologie de la menace du Sud, Cultures & Conflits
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Pour citer cet article

Référence électronique

Didier Bigo, « Les attentats de 1986 en France (Partie 2) »Cultures & Conflits [En ligne], 04 | hiver 1991, mis en ligne le 31 décembre 2002, consulté le 18 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/750 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.750

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Auteur

Didier Bigo

Maître de conférences des Universités à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, rédacteur en Chef de Cultures & Conflits

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