Navigation – Plan du site

AccueilNuméros29-30Sortir de la violence en Irlande ...

Sortir de la violence en Irlande du Nord ? (Partie 1)

Karin Renon

Entrées d’index

Géographique :

Irlande du Nord

Chronologique :

1990 - 2000
Haut de page

Texte intégral

1Depuis la fin des années soixante une situation conflictuelle se perpétue en Irlande du Nord, marquée par d'importants actes de violence. Le conflit a fait à ce jour plus de trois mille morts et trente-six mille blessés. Ce qui, en chiffres absolus, peut ne pas paraître considérable, correspond toutefois à un taux de violence élevé pour une population de 1,5 million d'habitants. Le conflit frappe notamment par sa longue durée. Toutefois, à présent il est entré dans un processus de paix fragile. Le 31 août 1994, l'Armée républicaine irlandaise (IRA) a déclaré un cessez-le-feu et quelques mois plus tard, le 13 octobre, les paramilitaires protestants-loyalistes ont fait de même en annonçant une trêve ; le processus a semblé s'interrompre en 1996, puis reprendre avec la victoire du " nouveau " Labour de Tony Blair aux élections de 1997.

2Après la division de l'île en 1920, l'Irlande du Nord est restée au sein du Royaume-Uni, dotée d'un statut politique de semi-autonomie (devolution), ce qui lui a permis d'évoluer de façon distincte et spécifique. Et ce n'est qu'avec les violences que la province a perdu cette autonomie et est passée, en 1972, sous le Direct Rule britannique. La partition a généré un phénomène de double minorité. Alors que les protestants sont en minorité à l'échelle de l'île entière, les catholiques se trouvent dans une situation minoritaire en Irlande du Nord, où ils forment environ un tiers de la population. En fait, la division de l'île n'a pu mettre fin au problème qu'elle était censée résoudre. Les termes de la problématique historique ne furent pas effacés, et le partage de 1920 ne mena qu'à une limitation géographique des oppositions. Celles-ci remontent au XIXe siècle, lorsque l'aspiration à l'autonomie de la population catholique-nationaliste avait été combattue par les protestants unionistes qui, au contraire souhaitaient maintenir l'Irlande sous le statut créé par l'Acte d'Union de 1800.

3Les violences qui éclatèrent en Ulster vers la fin des années soixante ont souvent frappé par leur caractère spectaculaire et par leur brutalité même. Elles ont rempli les colonnes des journaux et souvent fait la une dans les médias. Ces violences mettaient en jeu les mêmes termes, catholique et protestant, nationaliste et unioniste. Apparues dès octobre 1968 avec la manifestation des droits civiques à Londonderry, elles se sont intensifiées à partir d'août 1969, avec les émeutes communautaires à Belfast, qui ont engendré l'intervention de l'armée britannique en Ulster. Puis, l'apparition de l'Armée républicaine irlandaise (IRA) entraîna un accroissement sensible des violences. Depuis 1978, ces dernières se sont stabilisées à ce que l'on appelle un " niveau tolérable ". Mais aucun des acteurs de la violence ne s'est épuisé au cours de ces années. La violence se perpétue, et on peut dire que l'Irlande du Nord se trouve dans une impasse, non seulement sur le plan de la violence mais aussi sur le plan politique, dans le domaine économique, aussi bien que sur le plan des relations entre les communautés.

4L'interprétation la plus habituelle des manifestations de violence en Irlande du Nord les associe généralement à une lutte de caractère nationaliste, où l'IRA poursuit deux buts essentiels : d'une part, obtenir le retrait des troupes britanniques du territoire nord-irlandais, et d'autre part, parvenir à la réunification de l'Ulster avec la République d'Irlande. Dans cette interprétation, l'IRA est perçue comme l'acteur principal des violences, et constituerait donc le centre du problème. Pris sous cet angle, les actes de violence commis du côté protestant, sous l'égide des groupes paramilitaires " loyalistes ", qui défendent des objectifs diamétralement opposés à ceux de l'Armée républicaine, notamment de garder l'Irlande du Nord dans le Royaume-Uni, sont considérés comme une réaction (backlash) aux activités terroristes de l'IRA. C'est dire que dans cette perspective, la situation de l'Irlande du Nord s'explique avant tout à la lumière du paradigme des luttes de libération nationale. Une telle interprétation, insuffisante, rend difficile de penser le processus de paix actuel et d'envisager comment il pourrait parvenir à son terme. Le processus inauguré par le cessez-le-feu de 1994 ne garantit en rien le succès à plus long terme de la sortie des violences et des conflits en Irlande du Nord. Il en est ici comme de la démocratie, où l'analyse doit impérativement opérer une distinction entre les conditions de sa mise en place dans un pays et celles qui permettent son fonctionnement par la suite et à long terme.

5Ces remarques introductives nous donnent aussi le plan de ce texte. Le processus de paix comprend un versant immédiat et extérieur, et un versant plus approfondi, une évolution qui le sous-tend et influe sur les événements. La sortie de la violence en Irlande du Nord se joue sur ces deux versants qui indiquent deux plans différents de la construction du réel et de la réalité observée. On cherchera d'abord à contextualiser le processus de paix nord-irlandais, pour bien indiquer la difficulté et la complexité inhérentes au terrain, sur lequel il est aujourd'hui implanté : la longue durée et l'intensité de la violence, comment ont joué la réponse sécuritaire, les problèmes de police, les efforts antérieurs pour trouver par la discussion politique et constitutionnelle une solution à la situation conflictuelle. Ces analyses constituent donc le premier versant de la réflexion, qui complète l'examen du processus de paix proprement dit. En ce qui concerne le second versant, l'analyse s'efforcera, d'une part, de relier la sortie du conflit à une transformation de la culture politique nord-irlandaise et à la création d'un espace public, d'autre part, de replacer le conflit dans le cadre d'un processus de modernisation inauguré au début des années soixante et qui a conduit à la conflictualisation des rapports entre les acteurs. Le processus de paix devrait donc nécessairement reposer sur une capacité à articuler les négociations politiques et les transformations à la fois socio-économiques et culturelles de la société nord-irlandaise.

6Violence et politique

7La durée du conflit a fait de la violence un phénomène quotidien pour les habitants de la région et est devenue une expérience banalisée. C'est avant tout aux organisations paramilitaires que l'on doit imputer la majeure partie des décès, blessures et mutilations des vingt-cinq dernières années, et les dégâts matériels importants1. L'ensemble de ces groupes paramilitaires se rangent en deux catégories. Il s'agit d'une part des républicains avec notamment l'Armée républicaine irlandaise (IRA) et d'autre part des loyalistes, dont l'Ulster Defence Association (UDA) et l'Ulster Volunteer Force (UVF) sont les plus connues. Quoique leurs buts soient opposés, ils sont des acteurs " nationalistes " au sens qu'ils tirent leur identité de la " question nationale ". Ces acteurs des violences sont fortement enracinés dans l'histoire.

8Plusieurs vagues successives de colonisation avaient rendu l'Irlande dépendante de la Grande-Bretagne, et en 1800 l'Acte d'Union avait unifié les deux pays. Toutefois, vers la fin du XIXe siècle émergea un puissant mouvement pour l'indépendance de l'Irlande, qui dès son origine prit deux formes : celle de l'agitation parlementaire constitutionnelle et celle de l'exercice de la violence, avec l'Irish Nationalist Party d'un côté, le mouvement radical du nationalisme irlandais du Sinn Fein et de l'Armée républicaine irlandaise (IRA) de l'autre. A Pâques 1916, l'IRA participa au soulèvement armé (Easter Rising) de Dublin, où fut proclamé un " gouvernement provisoire "2. Par opposition, un vigoureux mouvement unioniste s'était entre-temps formé en Ulster. Au moment où un nouveau Home Rule Bill fut soumis au Parlement, en 1912, un demi-million de protestants signèrent l'Ulster Covenant3. Peu après, se forma l'Ulster Volunteer Force (UVF) qui se préparait à l'éventualité d'une lutte armée. Sous la menace de l'opposition conjuguée des républicains et des unionistes, le projet de loi fut retiré et remplacé en 1920 par le Government of Ireland Act . Celui-ci instituait deux parlements et gouvernements avec des pouvoirs dévolus à l'Irlande, à Dublin et à Belfast. Un Conseil de l'Irlande (Council of Ireland) était prévu mais ne vit pas le jour. Même si cela n'avait pas été son dessein, la loi de 1920 jeta le fondement de la partition.

9La mise en place politique et sociale de l'Irlande du Nord se fit les années suivantes dans un climat tendu et ponctué de violences, peu propice à la vie d'une société. Le tracé de la frontière assura à la population unioniste-protestante une position de majorité permanente et sûre4. Il est important de noter que c'est à cette atmosphère de violence que l'Etat nord-irlandais doit un grand nombre de ses institutions, notamment la structure de sa police, la Royal Ulster Constabulary (RUC) et la police spéciale, les " B "-Specials (USC), ou encore le Civil Authorities (Special Powers) Act de 1922. Les années suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale furent plus calmes ; l'Irlande du Nord suivit notamment la législation sociale britannique et créa un Etat-providence. Toutefois, dans les années soixante s'est ouverte une situation conflictuelle, une violence issue en fait d'un programme d'actions non-violentes.

10Une violence issue d'un programme d'actions non-violentes

11Vers le milieu des années soixante, de nombreuses associations, parmi elles la Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA) et la Campaign for Social Justice (CSJ), apparurent au sein de la population catholique. En août 1968, elles organisèrent la première manifestation des droits civiques en Irlande du Nord pour contester l'attribution inéquitable des logements HLM. Le mouvement se donnait pour devise d'être non-sectaire, non-politique et non-violent5. Il développa ses activités, et l'expérience cruciale eut lieu le 5 octobre 1968 à Derry6, lorsque la manifestation tourna à l'échauffourée avec la police. Celle-ci chercha à repousser les manifestants vers le Bogside, principal quartier catholique de la ville, encouragée en cela par des groupes de protestants, et il s'ensuivit un week-end de violences. Les événements firent la une des médias dans le monde, qui ont rapporté l'image d'une police brutale et partisane7. Immédiatement après se forma notamment le People's Democracy (PD), un groupe plus militant, ainsi que le Derry Citizens' Action Committee (DCAC), qui devint l'acteur principal dans la ville.

12Une réponse positive aux demandes du mouvement provint du gouvernement Terence O'Neill, en novembre 1968, avec un programme de réformes qui se proposait de satisfaire du moins partiellement les revendications. Elle fut reprise et amplifiée par le gouvernement britannique dans la Downing Street Declaration du 19 août 1969, qui insista sur l'urgence de telles réformes. Les revendications du mouvement des droits civiques se faisaient sans référence aucune à la " question nationale " et portaient sur des injustices dans l'attribution des logements sociaux, le suffrage universel aux élections locales, et le fonctionnement de l'administration. Cependant, une partie de la population protestante tenta d'assimiler le mouvement à la lutte nationaliste et de l'étiqueter comme une " subversion républicaine ". Ainsi, dès le début, les manifestants se heurtèrent-ils à des contre-manifestations des protestants loyalistes, organisées par le révérend Ian Paisley et ses partisans. L'embuscade à Burntollet8, qui eut lieu au cours de la marche organisée par le People's Democracy (PD) de Belfast à Derry, constitua ici un moment important. Le mouvement des droits civiques qui en 1968 s'était constitué dans un laps de temps très court, fut également très rapide à se transformer. La lutte pour son orientation politique le divisa, et il se morcela. En 1970, se forma le Social Democratic and Labour Party (SDLP) qui devint le plus grand parti catholique modéré.

13Si en mars-avril 1969 quelques grandes manifestations furent encore organisées pour protester contre le Public Order Bill9. En septembre, ils y construisirent ce qui fut appelé une peace line10, et il en fut de même à Derry. Ainsi, la présence de l'armée britannique dans les rues des villes de l'Ulster fut désormais le trait le plus visible du conflit.

14La militarisation du conflit se fit donc très tôt. A l'origine, l'armée n'était censée rester que peu de temps, afin de seconder les forces de l'ordre civiles. Cependant son rôle s'est constamment étendu et ses effectifs, variables, ont à certains moments dépassé vingt mille hommes. C'est avant tout lors des premières années de sa présence que la politique militaire et sécuritaire a été le principal moyen utilisé pour régler le conflit. Les soldats n'étaient pas seulement venus pour contrer l'intensité de la violence, mais également à cause du caractère problématique de la police locale, totalement discréditée auprès de la population catholique, qui lui interdisait désormais l'accès à de nombreux quartiers. Cette absence de confiance à l'égard de la police de l'Ulster avait été exacerbée par la mobilisation des " B "-Specials en août11.

15La mise sur pied d'une commission d'enquête sur la police, sous la présidence de Lord Hunt, fut reçue avec mécontentement par les protestants-loyalistes qui déclenchèrent plusieurs journées de violences, notamment à Belfast-Est, le haut lieu du Paisleyisme. Le Hunt Report, publié en octobre 1969, proposa de réorganiser la police locale, notamment en supprimant les forces spéciales de police, les " B "-Specials (USC) pour les remplacer par l'Ulster Defence Regiment (UDR), rattaché à l'armée britannique. En janvier 1970, la police locale (RUC) reprit pour la première fois, au début accompagnée de soldats britanniques, ses patrouilles régulières dans ces quartiers catholiques où avaient eu lieu les sévères violences des mois de juillet et d'août 1969.

16L'IRA semble investir la totalité du champ d'action au Nord

17L'armée britannique était donc venue pour soutenir la police, et non pour combattre l'IRA qui n'était alors encore guère présente. En effet, ce n'est qu'au début des années soixante-dix que l'IRA s'imposa comme un acteur majeur, apparemment capable, par moments, de dicter à lui seul le cours des événements en Irlande du Nord, mais donnant l'impression de remplir la totalité du champ d'action au nord par ses activités de violence. Impression renforcée par le caractère souvent spectaculaire ou brutal de ses actes, ainsi que par leur médiatisation poussée à l'extrême.

18Jusqu'en 1970, personne ne parlait au nom de l'IRA, absente en tant qu'organisation. Certains de ses membres avaient participé aux activités du mouvement des droits civiques, s'étaient engagés au sein des comités de défense des quartiers, et avaient été sur les barricades et dans les villes libres. Leur participation s'était toutefois faite à l'époque à titre individuel. L'IRA en tant qu'organisation paramilitaire n'intervint que tardivement, et de plus, scindée en deux tendances, de même que le Sinn Fein, son bras politique : d'une part l'IRA " officielle " (OIRA) et de l'autre l'IRA " provisoire " (PIRA)12.

19La querelle interne qui aboutit à cette scission du mouvement républicain peut en partie expliquer la longue absence de l'organisation. En effet, l'IRA avait quasiment cessé d'exister depuis l'échec de sa campagne armée de 1956, qui n'avait eu qu'un très faible écho auprès de la population catholique au Nord, mais qu'elle n'avait abandonnée officiellement qu'en 1962. Sur ce fond, le mouvement républicain avait commencé à mener, dans une perspective marxiste et tout du moins au niveau de son commandement, une interrogation sur son futur rôle. Un rapport interne, intitulé Ireland Today (mars 1969), recommandait d'abandonner la priorité donnée à la stratégie militaire et soulevait la question d'une éventuelle unité d'action avec le Parti communiste. Ce rapport, fort controversé, conduisit finalement à la scission du mouvement républicain. En décembre 1969, un " Conseil d'armée provisoire " autonome s'était notamment formé à Belfast, et la scission fut entérinée en janvier 1970 au congrès annuel du Sinn Fein à Dublin. Ce qui n'empêcha pas le schisme de prendre au cours de l'année la forme d'une guerre intestine13.

20La renaissance de l'IRA et le support croissant qu'elle gagnait ne s'expliquent qu'en partie par l'adhésion à son projet nationaliste militant. D'autres motifs paraissent aussi déterminants, sinon plus, notamment le fait que l'IRA assumait un rôle de protecteur de la minorité catholique pour légitimer sa présence dans les quartiers populaires, où elle apportait secours et défense à une population qui se sentait menacée. De même, la militarisation précoce du conflit et la violence donnèrent à l'IRA l'occasion d'intervenir activement et de mettre en valeur ses compétences et savoir-faire d'organisation paramilitaire. De plus, la présence de l'armée britannique sur le sol nord-irlandais fournissait un objectif visible à sa lutte. C'est de ce point de vue, plus qu'à son projet nationaliste de réunification que l'IRA doit d'être réapparue et d'avoir pu s'implanter dans les quartiers.

21Venue à la faveur d'un contexte de violence et de militarisation, l'Armée républicaine irlandaise s'est montrée elle-même extrêmement violente, perpétuant et aggravant ainsi le climat d'insécurité14, une réaction sécuritaire forte, fut mis en pratique en Irlande du Nord. Dans les quartiers catholiques, l'armée britannique arrêta plus de trois cents hommes, et au cours des six mois suivants, 2 357 personnes furent internées, dont 1 600 furent relâchées après interrogatoire. La décision d'introduire l'internment pour combattre la violence fut globalement désastreuse, ceci pour plusieurs raisons.

22Tout d'abord, l'opération était peu efficace en termes sécuritaires ou en ce qui concernait la collecte de renseignements. Les fichiers sur lesquels l'opération s'appuyait étaient souvent vieillis, et la population catholique aidait activement les personnes recherchées à s'esquiver.

23De plus, la décision déclencha en réaction une vague de violences. La violence gagnait du terrain, des centaines de maisons furent incendiées, alors que les populations se repliaient sur leurs quartiers respectifs. L'IRA intensifiait ses activités et sa présence. Des barricades délimitaient désormais des no-go areas, contrôlés par l'IRA, dont l'accès était fermé à la police et à l'armée. Ces zones interdites se maintinrent pendant presque un an. Le bilan fut donc catastrophique. Le nombre des personnes tuées en 1971 fut multiplié par cinq après le 9 août, et l'année 1972, fut la plus meurtrière des vingt-cinq années de conflits en Irlande du Nord. La peur et la méfiance s'étaient répandues partout.

24En fait, l'IRA au lieu d'être démantelée, put à l'inverse recruter massivement de nouveaux membres. L'internment avait provoqué un important mouvement de solidarité dans la population catholique, qui l'avait perçu comme un acte d'injustice, discriminatoire et dégradant, l'expression d'un refus de reconnaissance et de légitimité sociale. D'importantes manifestations pour les droits civiques firent une brève réapparition, et une campagne de désobéissance civique fut menée avec notamment le refus de payer les loyers HLM et les impôts locaux.

25En dernier point, on doit ajouter la plainte adressée au gouvernement britannique. Il s'agit de l'accusation de brutalités infligées aux personnes internées lors des interrogatoires, qui fut également reprise par la Cour européenne des droits de l'homme et le gouvernement de Dublin. Deux commissions chargées de l'enquête sur les méthodes d'interrogation conclurent à l'existence de mauvais traitements, mais non à des brutalités15. En revanche, un rapport d'Amnesty International publié en mars 1972 jugea que les mauvais traitements lors des interrogatoires étaient des brutalités.

26Le Direct Rule et les tentatives d'une solution politique

27La réponse sécuritaire s'était donc globalement soldée par une forte dégradation de la situation de la violence. A cela s'ajouta une grave bévue de l'armée britannique qui, lors d'une manifestation à Derry en janvier 1972, tira sur la foule sans armes et tua treize personnes. Ce " dimanche sanglant " (Bloody Sunday) exacerba la violence. Peu après, en mars 1972, le gouvernement britannique introduisit le Direct Rule. Après prorogation du gouvernement de l'Irlande du Nord, la province fut désormais directement administrée par Londres, par l'intermédiaire d'un Secrétaire d'Etat responsable des affaires nord-irlandaises.

28Accueillie favorablement du côté catholique, cette intervention politique britannique entraîna un fort accroissement de violences du côté des protestants. Se forma ce que les loyalistes appelaient eux-mêmes une Third Force, qui réclama le retour du Stormont et se dota de moyens paramilitaires. Un large mouvement, le Vanguard, sous l'impulsion de William Craig16, organisa de grands rassemblements qui réunirent jusqu'à plus de cent mille personnes. Des déclarations tonitruantes invoquaient l'Ulster Covenant , puis une grève à but politique fut déclenchée fin mars 1972 et suivie largement. En parallèle, les organisations protestantes paramilitaires, notamment l'Ulster Defence Association (UDA)17, recrutèrent massivement et l'UDA devint la plus grande organisation paramilitaire loyaliste, revendiquant trente mille membres actifs en 1972.

29Le Direct Rule, introduit par le gouvernement conservateur d'Edward Heath et conçu comme une solution transitoire de brève durée, avait gardé pour objectif le rétablissement de la devolution des institutions politiques à la province. Il s'agissait pour Londres d'une tentative d'intervention sur le plan politique, puisqu'une forte critique à l'égard des mesures sécuritaires et des actions militaires avait émergé entre-temps. Les discussions constitutionnelles désormais initiées entre les divers partis politiques de l'Irlande du Nord devaient aboutir à un accord sur la nature des institutions démocratiques de la province ; la Grande Bretagne tentait pour sa part d'en tracer le cadre.

30Un an plus tard, le gouvernement britannique lança une première initiative en publiant un White Paper proposant la formation d'un gouvernement de partage du pouvoir (power-sharing) entre les unionistes et la minorité catholique. Il proposait également de mettre en place un Conseil de l'Irlande (Council of Ireland) où le Nord et le Sud traiteraient des affaires d'intérêt commun. Pour la première fois, des élections générales eurent lieu à la proportionnelle, et l'Ulster élut à la fin de juin 1973 une Northern Ireland Assembly, qui en décembre 1973 ratifia l'accord sur les modalités de fonctionnement du Conseil de l'Irlande (Sunningdale Agreement). Le 1er janvier 1974, le nouveau gouvernement, le Northern Ireland Executive, entra dans ses fonctions. Brian Faulkner18 avait pu convaincre une partie des unionistes de s'engager à ses côtés, pour former un cabinet bi-communautaire, dans lequel les portefeuilles furent répartis entre la majorité et la minorité, de telle sorte que les unionistes conservèrent la majorité, Faulkner la position de Chief minister, mais Gerard Fitt du SDLP devenait Deputy Chief minister19. Mais, les séances de l'Assemblée furent perturbées dès le début par la contestation des représentants loyalistes qui finalement la quittèrent20.

31Quelques mois plus tard, le 14 mai 1974, une grève générale à visées politiques, suivie massivement, fut organisée par l'Ulster Workers'Council (UWC) avec le soutien de l'Ulster Defence Association (UDA)21, qui dura deux semaines et donna la mesure du poids de l'opinion loyaliste dans la province. La grève générale entraîna la chute du Northern Ireland Executive et scella l'échec de l'accord de Sunningdale, elle constitua un événement capital, que les loyalistes ont depuis cherché à reproduire plusieurs fois, toutefois sans le même succès.

32La tentative de mise en place d'un gouvernement bi-communautaire avait témoigné d'un effort politique important. Après son effondrement, les partis politiques n'ont pas réussi à renouveler cette expérience au cours des deux décennies suivantes. Le terme même de power-sharing a disparu du vocabulaire officiel après 1974. Bien que le modèle n'ait que peu changé dans ses grandes lignes, on remplaça le mot par des expressions comme partnership ou " participation à l'administration " de l'Irlande du Nord, toutes allant dans le sens d'une garantie de participation de la minorité catholique dans la vie politique nord-irlandaise. Les tentatives engagées par le gouvernement britannique pour obtenir des résultats autour d'une table des négociations furent nombreuses mais ont cependant échoué à chaque fois.

33Ainsi, différents projets, que nous ne pouvons approfondir ici, se sont succédés. En février 1975, Londres proposa dans un Livre vert (Green Paper) l'élection d'une nouvelle Assemblée constitutionnelle (Constitutional Convention). La Convention, après s'être réunie tout au long de l'année, publia en novembre son rapport qui dut cependant constater qu'aucun accord global n'avait pu être atteint entre les différents partis politiques de l'Irlande du Nord ; au début de mars 1976, elle se sépara, dans l'atmosphère houleuse et désordonnée de sa dernière session au Stormont. Deux tentatives ultérieures de relance des discussions politiques échouèrent encore plus rapidement. Reprises en décembre 1977, elles furent interrompues deux mois plus tard. Puis, entre octobre 1979 et mars 1980, ce fut l'échec de la Conférence Atkins. Humphrey Atkins, Secrétaire d'Etat responsable de l'Irlande du Nord, avait désiré relancer les discussions dans la province. Toutefois, l'Official Unionist Party (OUP) refusa d'y participer et cinq mois plus tard, la Conférence fut ajournée sans résultat. Une autre tentative pour trouver une solution politique aux violences et au conflit fut en fin de compte également interrompue : il s'agit de la rolling devolution, un nouveau plan politique que James Prior, qui avait succédé à Atkins, introduisit en février 1982, et qui préconisait une avancée progressive vers un gouvernement régional. Toutefois, cette fois-ci c'est le Social Democratic and Labour Party (SDLP) qui refusa de siéger à la nouvelle Assemblée (Northern Ireland Assembly), ce qui entraîna à terme sa dissolution en 1987. Cette longue suite d'efforts politiques infructueux donne une preuve de l'extrême difficulté que présente la recherche d'une solution viable en Irlande du Nord.

34L'échec de l'ensemble des tentatives politiques entreprises lors des vingt-cinq dernières années pour sortir de la situation conflictuelle en Irlande du Nord par la voie des négociations ou des réformes rejoint en cela la politique militaire et sécuritaire qui avait glissé peu à peu dans une impasse. L'armée britannique et les paramilitaires s'installèrent dans une guerre de longue durée, puisque la guerre ne pouvait être gagnée militairement par aucun des camps. Mais ajoutons qu'à partir de 1978, une baisse de la violence s'était confirmée pour atteindre un niveau, comme on a pu le dire, " tolérable ".

Haut de page

Notes

1 Cf. Arthur Aughey et Duncan Morrow (eds), Northern Ireland Politics, Londres, Longman, 1996, p. 168-72.
2 Une semaine plus tard, l'Angleterre fit exécuter tous les leaders de la révolte, dont certains étaient des personnalités très connues, comme Patrick Pearse ou James Connolly. Par cette réaction brutale des Britanniques, l'événement créa des martyrs. Deux ans plus tard, le Sinn Fein recueillit une très large majorité des voix irlandaises aux élections générales de 1918.
3 Cette déclaration avait été rédigée conjointement par Edward Carson, le leader parlementaire des unionistes, et James Craig, le leader populaire du mouvement, qui deviendra le premier Premier ministre de l'Irlande du Nord. Ses signataires s'y engageaient à défendre la religion protestante et les libertés civiques et à s'opposer à un quelconque pouvoir politique qui pourrait être exercé par Dublin. L'" Ulster Covenant " est devenu un symbole pour la population protestante, de même que l'" Easter Rising " pour la population catholique.
4 L'Irlande du Nord ne coïncide pas tout à fait avec l'ancienne province irlandaise de l'Ulster. On lui a ôté trois comtés catholiques nationalistes, de façon à créer une majorité unioniste protestante assurée, et qui le restera pendant le demi-siècle suivant.
5 On reconnaît l'influence qu'a exercé sur le mouvement des droits civiques nord-irlandais l'exemple du mouvement non-violent des Noirs américains mené par Martin Luther King.
6 Le ministre de l'Intérieur de l'époque, William Craig, avait fait interdire tous les défilés et rassemblements ce jour-là pour des raisons de sécurité, parce que l'Ordre orangiste de Derry avait annoncé un défilé pour le même jour et sur le même parcours. Alors que les manifestants commençaient à se disperser, la situation bascula à la bagarre avec la police.
7 Une commission d'enquête confirma ensuite que la police avait exercé des brutalités à la suite de la manifestation et pendant le week-end, cf. Cameron Commission on Disturbances in Northern Ireland, Belfast, HMSO, septembre 1969.
8 A Burntollet, sous les yeux de la police, un groupe de Loyal Citizens of Ulster, préparé par Ronald Bunting, un proche de Paisley, attaqua les manifestants et blessa grièvement une cinquantaine de personnes. Cela entraîna une escalade de la violence : de graves émeutes éclatèrent le lendemain dans le Bogside et la police intervint de façon excessive. Cent vingt-six personnes durent être hospitalisées.
9 Suite aux amendements au " Public Order Bill ", la participation à une manifestation interdite était désormais un délit et non plus l'organisation d'une manifestation illégale., les leaders du mouvement, comme John Hume, Austin Currie, Bernadette Devlin, Ivan Cooper et Gerry Fitt, tout en continuant à jouir d'une grande estime, perdaient beaucoup de leur emprise sur les événements. Les violences gagnèrent en étendue et en intensité, et devinrent en général plus spontanées et désorganisées. Aux mois de juillet et d'août 1969 s'ouvrit à nouveau la traditionnelle marching season. A la suite du défilé des Apprentice Boys protestants à Derry en août, des émeutes amenèrent la constitution de Free Derry : les habitants du Bogside érigèrent des barricades pour empêcher la police de pénétrer dans le quartier. Les émeutes s'étendirent rapidement à d'autres villes, et notamment à Belfast. Les affrontements prenaient de nouvelles dimensions. La peur envahissait surtout les quartiers catholiques, les manœuvres d'intimidation se répandaient, et les habitants de rues entières prirent la fuite sous la menace : Get out or be burnt out. Dans plusieurs quartiers catholiques, on érigea des barricades pour se protéger, puis l'intervention des " B "-Specials (USC) dégrada encore la situation. On comptait les premiers morts du conflit et plus de deux cents blessés. Le gouvernement nord-irlandais de James Chichester-Clark, successeur de Terence O'Neill, demanda alors à Londres d'envoyer des troupes en renfort de la police locale (RUC). Les unités de l'armée britannique prirent donc position entre la Falls Road catholique et la Shankill Road protestante, les deux quartiers de Belfast les plus touchés par les violences[[Les soldats britanniques furent dans un premier temps bien accueillis par la population catholique, qui commença à retirer volontairement les barricades à Belfast et à Derry, après des négociations directes avec l'armée.
10 Il s'agit d'un rempart fait, dans un premier temps, de tôle ondulée et de sacs de sable, et transformé plus tard en un véritable mur.
11 L'armée assumait donc un double rôle, auquel elle n'était pas nécessairement préparée et formée, et qui la mettait dans une position ambiguë : elle était responsable militairement du maintien de la sécurité dans la province, et exerçait les tâches incombant à la police, telles que la surveillance des rues, la perquisition des maisons et les arrestations. Cf. Anne Mandeville, " Un couple difficile : l'armée et la police depuis 1969 " in L'Irlande politique et sociale, 1 (1), 1985
12 Le mot " provisoire " (provisional) est une référence à la proclamation d'un " Irish provisional government " lors de l' " Easter rising " de 1916.
13 Le point culminant de cette guerre intestine fut la bataille armée entre les deux branches en février 1971 à Belfast, sur la question de savoir si l'IRA " provisoire " avait le droit d'enterrer ses membres au cimetière républicain de " Millstown ".
14 L'aile " officielle " de l'IRA poursuivit quelques activités armées, ciblées, mais déclara une trêve finale en mai 1972. Puis, en commun avec la branche " officielle " du Sinn Fein, elle se transforma pour prendre le nom de Worker Party.. Les activités violentes se multiplièrent, retinrent l'attention des médias et s'imposèrent comme des événements, notamment les attentats à la bombe commis par l'IRA " provisoire " qui faisaient nombre de morts et de mutilés dans la population civile. Les heurts avec l'Armée britannique également se multiplièrent rapidement.
Le 9 août 1971, l'internment[[En vertu de la législation d'exception nord-irlandaise, le Civil Authorities (Special Powers) Act de 1922 permit de suspendre l'habeas corpus et d'emprisonner sans procès les membres présumés de l'IRA.
15 Il s'agit du rapport Compton du 16 novembre 1971, et du rapport de la Commission Parker du 2 mars 1972.
16 L'ancien Ministre de l'Intérieur du Cabinet O'Neill, qui avait dû démissionner à cause de ses propos loyalistes.
17 Des assassinats de catholiques et d'autres actes se firent souvent sous le couvert d'autres noms, notamment celui de l'Ulster Freedom Fighters (UFF). A cette époque, d'autres groupes paramilitaires encore, comme les Ulster Red Hand Commandos, ou encore des bandes de jeunes, les Tartan Gangs, répandaient par leurs activités un climat de violence et d'insécurité au Nord.
18 L'ancien Premier ministre et le chef du Ulster Unionist Party. Après la chute de l'Executive, il forma un nouveau parti unioniste.
19 Le Northern Ireland Executive se composait de six Unionistes, quatre SDLP et d'un membre de l'Alliance.
20 Le 5 janvier 1974, l'Ulster Unionist Party rejeta la formule de " partage du pouvoir ". Les partis loyalistes qui quittèrent l'Assemblée étaient le Official Unionist Party (OUP) de Harry West, le Vanguard Unionist Progressive Party (VUPP) de William Craig et le Democratic Unionist Party (DUP) de Ian Paisley.
21 Dans le cadre de la grève de l'UWC, de multiples organisations loyalistes participèrent aux actions, dont la Loyalist Association of Workers (LAW), une organisation militante de plus de cent mille membres, le Vanguard de William Craig, le Democratic Unionist Party (DUP) de Ian Paisley. La grève fut fortement soutenue par les formations paramilitaires : ainsi des membres dirigeants de l'Ulster Defence Association (UDA) contribuèrent-ils à son organisation.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Karin Renon, « Sortir de la violence en Irlande du Nord ? (Partie 1) »Cultures & Conflits [En ligne], 29-30 | automne-hiver 1998, mis en ligne le 16 mars 2006, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/712 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.712

Haut de page

Auteur

Karin Renon

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search