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L'espace sociopolitique européen, un champ encore en friche ?

Virginie Guiraudon

Texte intégral

1L’Union européenne est devenue un champ de recherche à part entière. Certains comme James Caporaso ont même parlé de « ghettoisation » des études européennes1. Malgré cela, de larges parcelles de ce champ restent en friche délaissées par les débats universitaires et, en particulier, nous disposons de peu d’études empiriques sur des questions qui pourtant devraient intéresser non seulement les spécialistes de l’Europe mais plus largement la science politique et les relations internationales : qui sont les acteurs sociaux et politiques qui se mobilisent au niveau européen et ceux qui restent en marge de cet espace transnational ? Si les études européennes s’accordent désormais pour dire que la construction européenne n’est pas seulement un processus de « market-making » mais aussi de « polity-building », il faut étudier les individus et les organisations qui composent ce nouvel espace politique et contribuent à lui donner forme. En répondant à cette question, non seulement il sera possible de montrer la spécificité de son fonctionnement par rapport à celui des divers systèmes politiques nationaux sur lesquels les théories de politique comparée s’appuient pour valider leurs hypothèses mais aussi de comparer la dynamique des mobilisations politiques transnationales en Europe avec celles qui ont été étudiées dans d’autres contextes régionaux ou globaux en relations internationales. L’Europe est ainsi non pas un « ghetto » mais un « laboratoire », dans la mesure où les chercheurs peuvent y « tester » leurs théories et où elle est un lieu d’« expérimentations » pour les acteurs impliqués eux-mêmes.

2Le parti pris de ce numéro est de considérer que les outils théoriques et méthodologiques de la sociologie politique permettent d'ouvrir de nouvelles voies de recherche et sont plus à même de tracer les contours de l’espace politique qui se dessine au niveau européen. En particulier, une sociologie politique de l'Europe permet d'étudier les pratiques des acteurs politiques à un niveau d'analyse individuel pour comprendre la logique des institutions dans lesquels ils évoluent. Elle permet également d’aborder l’étude de l’Europe en termes de champs, c’est-à-dire un ensemble d’univers de pratiques différenciées qui structurent les luttes de position des acteurs qui les composent. On peut ainsi évaluer le degré de déplacement du jeu politique mais aussi des sources de pouvoir social au niveau européen. Enfin, les instruments d’analyse de la sociologie des mobilisations politiques et l’accent mis sur les identités collectives, les répertoires d’action, les processus de cadrage, les structures d’opportunité politique permettent eux de comprendre pourquoi et comment seulement certains acteurs réussissent à se mobiliser au niveau européen et quelles en sont les conséquences pour eux et pour le système d’action publique européen. En cela, la sociologie politique, et par conséquent la science politique française fortement ancrée dans la tradition sociologique, a beaucoup à offrir aux recherches internationales sur l’Europe, en particulier son attention aux processus cognitifs, aux trajectoires politiques, aux jeux d’acteurs et aux rapports de pouvoir. Réciproquement, travailler sur l’Europe permettra aux chercheurs travaillant sur des terrains stato-centrés de remettre en question un certain nombre d’évidences sur les « carrières » politiques, le rôle des médias en politique, le rapport entre administration et politique, ou les mobilisations politiques, pour ne citer que quelques uns des thèmes abordés ici. Trois mises en garde semblent néanmoins de rigueur. La première concerne les outils théoriques importés. Comme lorsque la science politique emprunte à d’autres sciences, qu’il s’agisse de la biologie avec la « path dependence » ou de l’économie avec la notion de « business cycle » ou de la théorie des jeux, il convient de s’interroger sur les présupposés des schémas d’analyse que l’on importe et sur leurs implications. La deuxième se rapporte au terrain lui-même. La construction européenne est comme son nom l’indique un processus dynamique. Il faut alors se demander si le chercheur ne parvient pas à identifier certains phénomènes empiriques à cause des outils analytiques qu’il utilise ou parce que ce qu’il cherche est encore en gestation. Les études contemporaines sur l’Europe ont parfois tendance à généraliser à partir de phénomènes émergents, ou très marginaux, voire à sélectionner les exemples de réussite de mobilisation des acteurs au niveau européen, en omettant d’inclure dans leur stratégie de recherche les acteurs qui demeurent en marge du processus. S. Tarrow souligne que c’est par ailleurs le cas de nombreux courants de recherche sur les phénomènes transnationaux. Les ouvrages se concentrent sur des mobilisations transnationales qui ont porté leurs fruits telles que celles pour la protection de l’environnement ou contre l’apartheid. Restent la majorité des mobilisations qui ne s’inscrivent pas dans un cadre transnational, les acteurs tenus à l’écart des initiatives réussies et les campagnes internationales qui n’ont pas abouti dont la prise en compte relativise les thèses trop enthousiastes selon lui sur la « société civile globale ». Dernier caveat, il est difficile de généraliser d’un secteur à un autre. Comme l’ont souligné les sociologues Neil Fligstein et Jason McNichol, le « terrain institutionnel » européen est fragmenté et chaque domaine de politique publique (« policy domain ») fonctionne différemment puisque, selon eux, l’équilibre des forces entre les acteurs nationaux, les groupes de pression transnationaux et les institutions européennes qui ont exploité les brèches constitutionnelles pour créer ces domaines varient2. Caractéristique du système, la constitution de domaines distincts obéissant à des règles différentes ajoute aux difficultés de l’analyse globale du système. De même que la complexité d’une Europe faite de multiples espaces sectoriels, celle des rapports entre les différents niveaux de « gouvernance » nécessite une stratégie de recherche comparée et « multi-levelled » dont on ne peut sous-estimer les difficultés de mise en œuvre. Ces caveats étant posés, les recherches présentées dans ce numéro démontrent qu’il est tout à fait possible d’éviter ce qu’Andy Smith a appelé une vision trop « aérienne » 3 de l’Union européenne. Aborder l’Europe « par le bas », cela signifie recentrer l’analyse sur les acteurs politiques et les acteurs sociaux et les recherches présentées ici étudient eurofonctionnaires, europarlementaires, eurojournalistes, fonctionnaires nationaux dans des réseaux européens, commissaires européens et personnels des ONG bruxelloises. Après avoir explicité la démarche théorique et méthodologique qui nous a guidé dans l’élaboration de ce numéro, nous mettrons en valeur les enseignements que nous apporte une sociologie des élites européennes et des mobilisations transnationales sur le fonctionnement du politique au niveau européen à la lumière des travaux rassemblés ici ; puis nous tenterons de dégager un certain nombre de conclusions sur la politisation de l’Union européenne et ses limites, ainsi que sur la spécificité de cet espace politique par rapport à d’autres systèmes de représentation des intérêts et de répartition des pouvoirs. Un regard sociologique sur l’Union européenne Dans un article qui dressait le bilan des études sur la construction européenne en 1972, Donald Puchala rappelait la fable des aveugles et de l’éléphant4. Pour tenter d’identifier la nature de l’animal, chacun en toucha une partie différente et, ce faisant, parvint à une conclusion divergente de celle des autres. Selon D. Puchala, par analogie, le manque de consensus universitaire quant au moteur du processus d’intégration régionale en Europe et aux modèles théoriques susceptibles de rendre compte de ce dernier pouvait s’expliquer par la variété des objets de recherche étudiés. En effet, les débats ont longtemps opposé de façon faussement manichéenne l'intergouvernementalisme (libéral) et le (néo-)fonctionnalisme comme deux théories générales exclusives alors qu'en réalité, même si ces théories ne s’appuyaient pas sur la même ontologie et ne mobilisaient donc pas les mêmes outils méthodologiques, elles cherchaient surtout à expliquer des phénomènes différents, voire des moments distincts de l'histoire de l'Union européenne5. Doit-on alors s'étonner que les travaux sur le rôle de la Cour européenne de Justice choisissent une approche néofonctionnaliste et ceux d'Andrew Moravcsik sur la négociation et la révision des traités une autre6 ? Comme le note John Peterson, les différentes théories n'expliquent pas le même degré de changement institutionnel, le même type de décision7. Si le choix de l’objet de recherche conduit à privilégier certains outils théoriques, l’inverse est également vrai. Pour filer la métaphore oculaire de la fable précédemment citée, il s’agit de changer d’optique pour observer des aspects encore trop inexplorés de l’animal européen. Ce numéro poursuit en cela une évolution dans les études sur l’Union européenne qui a conduit de nombreux chercheurs en sciences sociales à s’intéresser à un domaine réservé des relations internationales – surtout américaines – et des sciences juridiques. Lors des dix dernières années, les spécialistes de politique comparée, contraints de prendre en compte dans de nombreux domaines de politique publique l’influence des règles et des institutions communautaires, ont été plus nombreux à étudier la construction européenne8. Pour eux, comme l’a souligné Simon Hix, cette dernière constituait un « défi à la politique comparée » habituée à juxtaposer des études de cas nationaux en faisant abstraction des phénomènes trans- ou supra-nationaux9. L’apport de la politique comparée a permis de reformuler la question centrale du programme de recherche. Il s’agit désormais de s'interroger sur la nature de la bête10, sur cet objet hybride qui ne correspond pas aux archétypes politiques connus – Etat-nation, Etat fédéral, confédération, institution internationale, ou Zollverein – ainsi qu’en témoignent les nombreux modèles développés : « multi-level governance », « fusion theory », « cooperative federalism » 11. Ces modèles suggèrent que les différences entre l’Union européenne et d'autres systèmes de gouvernance plurielle tels que les systèmes fédéraux permettent de mieux en définir les contours12. On pourrait de même par analogie tirer les leçons d'autres « jonctions critiques » où les sites et les acteurs du pouvoir politique ont changé comme ce fut le cas au début de l’époque moderne en Europe où les luttes entre différents niveaux de juridictions, entre fiefs locaux et princes nationalisateurs offraient des alternatives et des opportunités aux gouvernés. Wayne te Brake parle ainsi de « composite polity » et affirme : « C’était souvent dans les interstices et à la marge de ces structures composites des Etats modernes en formation que les gens ordinaires pouvaient saisir leurs opportunités politiques les plus importantes » 13. Cette perspective historique pose en tout cas la question de l’évolution des sources d’autorité politique et de la répartition du pouvoir social14que suscite l’émergence d’une nouvelle configuration institutionnelle telle que l’Union européenne qui remet en cause à la fois la dimension territoriale et fonctionnelle des politiques. Il faut néanmoins souligner que les enjeux du programme de recherche qui consiste à identifier les caractéristiques du système politique européen sont trop souvent d’ordre normatif15. Les analyses mêlent des réflexions sur ce que l’Europe devrait être à l’analyse du comportement des acteurs ou du fonctionnement des institutions européennes16. Notre propos dans ce numéro est autre puisqu’il s’agit de contribuer à la compréhension de l’espace sociopolitique européen tel qu’il peut être observé et non rêvé. Hormis les nouvelles interrogations et l’exploration de nouveaux terrains qu’ont permis les approches de politique comparée, les travaux d’anthropologie politique sur l’Europe et leurs « regard[s] éloigné[s] sur l’Autre » sont sans doute ceux qui ont le plus inspiré les auteurs de ce numéro, comme en témoignent les nombreuses références aux recherches de Marc Abélès et d’Irène Bellier. Cela montre bien l’importance de la « complémentarité des regards » sur l’objet européen17. Comme Marc Abélès le soulignait dans cette revue, « personne, il y a vingt ans, n’aurait pensé que l’Europe politique pût intéresser de près ou de loin les anthropologues » 18. Le pas franchi, leurs observations minutieuses des comportements et des discours sur les pratiques des membres des institutions européennes ont enrichi notre compréhension de la culture de ces dernières : culture du compromis et compromis des cultures19 . L’ethnographe qui prend le temps d’étudier les rituels et les symboles du politique voit ce que ne peut voir le chercheur pressé entre deux entretiens dans les bureaux des directions générales à Bruxelles. Evidemment, ce type de recherches nécessite que l’institution s’ouvre aux enquêteurs extérieurs, comme ce fut le cas du rapport d’Abélès, Bellier et Mac Donald20. Comme le rappelle George Ross, pionnier des études sociologiques de la Commission européenne, il fallut de nombreux concours de circonstances et le hasard de l’amitié pour qu’il se retrouve à Bruxelles pour six mois autorisé à observer au quotidien le Cabinet Delors. 21 Néanmoins, les travaux de terrain présentés dans ce numéro montrent une créativité certaine dans la façon dont ils déploient leurs outils méthodologiques et multiplient leurs sources afin d’ouvrir ce que Jean Joana et A. Smith nomment la « boîte noire » de Bruxelles : observation participante dans les ONG de Bruxelles (A. Favell) ou à Euronews (D. Marchetti et O. Baisnée), dépouillement des tracts syndicaux de la Commission et de l’organe interne des fonctionnaires La Commission en direct (D. Georgakakis), analyse des discours des commissaires et entretiens avec les membres de leur cabinet (J. Joana et A. Smith). A l’issue de son travail de terrain, Marc Abélès soulignait que ce dernier l’avait amené à remettre en cause certaines lacunes de la théorie anthropologique, en particulier sa dimension temporelle et non spatiale. En effet, dans les sociétés que l’anthropologue observe habituellement, la tradition tient une place importante et le rapport au passé a fait couler beaucoup d’encre alors que dans cette Europe « en construction », c’est un devenir incertain mais omniprésent qui domine dans les discours et les représentations22. L’étude du terrain institutionnel européen nécessite donc de questionner les œillères disciplinaires de chacun. Les études présentées ici témoignent également de ce va-et-vient obligé entre théorie et terrain. Ainsi, l’adoption d’une grille de lecture analytique traditionnellement conçue pour étudier le politique dans un cadre national voire inter-national permet de mobiliser des hypothèses, des outils et des terrains nouveaux pour les études européennes, cette grille devra être en partie amendée. Certaines catégories perdent de leur pertinence une fois appliquées au « jeu européen ». Comme le remarquent J. Joana et A. Smith dans leur analyse des commissaires européens, nombre des données classiques mobilisées par les approches sociographiques qui tentent d’expliquer les comportements du personnel politique à partir de leurs caractéristiques sociales apparaissent inappropriées pour rendre compte du recrutement des commissaires et expliciter les logiques de la réussite politique au niveau européen. Il en va ainsi de l’utilisation du concept de « champ », politique ou médiatique, d’abord pensé dans un seul espace national, comme le montrent les analyses de D. Georgakakis ou de D. Marchetti et O. Baisnée. De ce point de vue, le chercheur est confronté au même problème que les acteurs politiques fraîchement arrivés à Bruxelles après avoir été socialisés dans leur pays d’origine et qui doivent désapprendre un certain nombre de réflexes et de schémas cognitifs. Nous évoquions l’apport des spécialistes de politique comparée des mobilisations aux études européennes. Là aussi, l’étude de la contestation au niveau européen a remis en cause certains des présupposés fondamentaux de la théorie des mouvements sociaux qui s’applique au cadre stato-national. Comme le rappelle A. Favell, l’analyse des mouvements sociaux inspirée par les travaux de Charles Tilly en s’intéressant à « des groupes sociaux historiquement marginaux qui luttent pour leur inclusion dans la cité suppose que de tels processus font partie d’un processus de construction de l’Etat-nation ». Peut-on alors transposer cette vision d’une incorporation politique progressive des outsiders dans le contexte transnational européen ou faut-il montrer que le lien entre contestation et accès à la citoyenneté politique n’existe pas dans le contexte transnational ? C’est pourquoi les auteurs multiplient les entrées, « bricolent » – au sens noble ou du moins levi-straussien du terme – en alliant les apports de plusieurs courants de recherche pour remédier à leurs apories respectives. S. Tarrow montre d’ailleurs dans son article sur la contestation transnationale à quel point le cloisonnement disciplinaire entre les études de relations internationales sur le transnational, sur les institutions et les normes internationales et celles en politique comparée sur les mouvements sociaux a longtemps empêché le développement des recherches et des théories sur la mobilisation transnationale. Comment les acteurs individuels (le personnel bureaucratique, politique, médiatique, …), et les acteurs collectifs (les mouvements sociaux, les ONG internationales, …) se mobilisent-ils et se positionnent-ils dans l’espace sociopolitique européen ? C’est en répondant à cette question que les travaux rassemblés ici nous permettent de comprendre à la fois la logique des institutions internationales et leurs interactions avec les Etats-nations et les acteurs infranationaux. Comprendre les institutions européennes par la pratique de ses acteurs : le cas des élites européennes Une approche sociologique de l’espace sociopolitique européen implique d’étudier les pratiques de ces différents acteurs. L’étude de la praxis de ceux qui composent les institutions européennes et les organisations avec lesquelles elles interagissent, doit nous permettre de mieux comprendre les logiques et les recompositions institutionnelles au niveau européen. Les recherches présentées ici en témoignent. Ainsi, pour appréhender le fonctionnement de l’institution « Commission », et, en premier lieu, comprendre comment l’équipe des commissaires conçoit et construit son rôle, A. Smith et J. Joana s’attachent à analyser un certain nombre de pratiques telles que la constitution des cabinets ou les choix communicationnels des commissaires. De même, la façon dont les différents acteurs internes et externes à la Commission ont agi ou réagi lors de la mise en scandale des fraudes qui ont atteint un paroxysme lors de la démission du Collège de la Commission Santer permet à D. Georgakakis de mieux cerner les enjeux de pouvoir et les reconfigurations institutionnelles au sein de la Commission. Etudier l’Europe in situ et en actes, cela implique aussi d’étudier les difficultés pratiques, cette fois-ci au sens commun du terme, que rencontrent les acteurs qui participent à la construction d’un champ politique européen. Comme le montre l’enquête de terrain de Dominique Marchetti et d’Olivier Baisnée sur la chaîne Euronews, créer une « identité européenne » pour une chaîne de télévision soumise à des contraintes commerciales, c’est être confronté quotidiennement à des problèmes matériels : trouver des images parmi celles des agences anglo-saxonnes qui traitent de sujets européens, écrire en un temps record des commentaires sans aucune référence culturelle et aucun humour « couleur locale », régler des problèmes liés au recrutement d’un personnel multinational. Comme le soulignent plusieurs des auteurs, les commissaires européens sont aussi tributaires de l’absence d’une « presse européenne ». Comment, en effet, communiquer sur l’Europe alors qu’il existe encore quinze espaces médiatiques nationaux, qu’on vous bouscule pour photographier les ministres lors des conseils et que les correspondants à Bruxelles ont du mal à faire « passer leur papiers » dans leurs rédactions nationales ? Edith Cresson peut plaider sa cause dans Le Monde et attaquer Libération mais ne maîtrise pas les règles du champ médiatique anglais, allemand ou belge. Cet accent mis sur la pratique des acteurs recentre l’analyse sur les individus qui peuplent les institutions européennes et les réseaux transnationaux, sur les atomes de la nébuleuse bruxelloise. Les études sur l’Europe adoptent très rarement ce niveau d’analyse. Si tel nom apparaît, il s’agira souvent d’un Président du Collège des commissaires comme Delors ou Santer, d’un chef d’Etat ou d’un « père fondateur ». On parle d’« acteurs » européens pour personnaliser des entités aussi grandes que des Etats ou des institutions de l’Union : « la Commission pense que », « la France a dit que ». Dans une perspective de type choix rationnel, le raccourci se comprend puisque le monde s’interprète comme des stratégies de jeux multiples entre acteurs rationnels mais il est étonnant de constater que d’autres écoles font de même. Les néo-fonctionnalistes eux s’intéressent aux actes individuels mais pour les agréger et les soumettre à des études statistiques : nombre d’invocations de l’article 177 du traité, densité des échanges commerciaux, évolution chiffrée des groupes de pression à Bruxelles. Là encore, si la démarche est cohérente, il demeure que nous disposons de peu d’études même descriptives sur tout un nombre de professions européennes. J. Joana et A. Smith remarquent ainsi que, malgré les nombreuses études sur la Commission, il n’existe que deux ouvrages sur les caractéristiques sociographiques des commissaires eux-mêmes et quelques Who’s who peu utilisables par les chercheurs. Pourtant, si l’on veut comprendre la logique interne aux institutions européennes, il faut changer d’unité d’analyse, s’intéresser non pas à la Cour de Justice mais aux juges, juristes et avocats, non pas à la Commission mais aux eurofonctionnaires, non pas aux groupes d’intérêt mais aux lobbyistes. On sait que le processus d’intégration européenne a profondément transformé certaines professions, juridiques par exemple, et créé de nouveaux métiers politiques23. Dans un premier temps, on pourrait ainsi s’interroger sur ceux qui convergent vers la nouvelle Mecque bruxelloise ou s'inscrivent dans des réseaux européens. Cela implique d’analyser les facteurs et les moteurs de leur « européanisation ». Individus ou organisations, viennent-ils y puiser des ressources, s'y construire une nouvelle identité, échapper à certaines contraintes ? A quels modes de reconnaissance aspirent-ils ? Rastignac en puissance ou, dans le cas de certains commissaires, Comte Mosca mis au placard, les individus qui peuplent les couloirs des institutions et associations européennes ont besoin d’acquérir un certain savoir-faire. Un premier axe de recherche intéressant concerne donc la trajectoire socio-professionnelle de divers acteurs avant leur passage à l’Europe, le processus de socialisation qui a lieu à ce moment-là et, parallèlement, la perception de leur mission à travers leurs comportements et leurs représentations. L’enquête de Liesbet Hooghe auprès de 137 hauts fonctionnaires de la Commission a montré à quel point les études empiriques de ce type permettaient de faire voler en éclats les lieux communs ou les généralisations comme ceux sur le « supranationalisme » supposé des membres de la Commission et de montrer le poids des socialisations nationales et professionnelles antérieures24. Suivant les organisations dans lesquelles les élites européennes évoluent, on peut s’attendre à des variations. Néanmoins, les questions de recherche et les hypothèses peuvent s’appliquer à tous et on ne peut écarter d’emblée les éléments convergents. A. Favell souligne par exemple que les membres des ONG spécialisées dans l’immigration privilégient l’expertise et le savoir-faire juridique et les relations interpersonnelles. On retrouve ces éléments dans les études sur la formation des élites européennes. Dans une étude sur le Collège de Bruges, Virginie Schnabel a en effet identifié la capacité à nouer des contacts dans un contexte multiculturel comme une des valeurs reconnues par l’institution scolaire, ainsi qu’en témoignent ses procédures de recrutement et l’importance accordée aux activités sociales par rapport aux disciplines académiques, exception faite du droit européen qui sert de base à l’eurospeak, jargon d’initiés et, de ce fait, langue commune aux membres de l’élite européenne25. L’analyse du personnel des ONG montre aussi que ceux qui choisissent une carrière bruxelloise sont issus de professions dont le mode de recrutement reste organisé au niveau national et fermé, telles que les professions juridiques et universitaires. L’Europe est une alternative à une carrière nationale frustrée pour ceux qui possèdent un capital multiculturel par ailleurs. Cela s’applique-t-il à d’autres acteurs européens ? O. Baisnée et D. Marchetti indiquent que, dans le cas des journalistes d’Euronews, les marchés du travail médiatiques varient d’un pays à l’autre, ce qui rend la chaîne plus attractive pour certaines nationalités alors que pour d’autres il s’agit d’un tremplin ou d’une distraction formatrice avant de rentrer sur le marché du travail national. Le fait que des nationalités dominent dans certaines professions européennes mérite d’être expliqué. Par exemple, la prédominance des anglo-néerlandais dans les organisations non-gouvernementales qu’étudie A. Favell suggère que leur formation dans des mouvements nationaux antérieurs leur avait permis d’acquérir des méthodes d’organisation et d’action conformes aux exigences de l’action politique à Bruxelles. Il faudrait alors étudier dans une perspective historique les raisons qui ont pu les conduire à quitter le cadre strictement national. La compétition féroce dans certains secteurs saturés peut fournir une explication. La question de l’origine et de la socialisation des élites européennes peut également nous renseigner sur les valeurs ou la « culture » qui dominera dans les milieux européens et qui les distinguera des élites nationales. La question des trajectoires renvoie à celle des luttes de positions dans lesquelles les acteurs étaient engagés dans leur pays d’origine mais aussi à celles qui les attendent dans le cadre européen. Pour les comprendre, il est intéressant d’étudier la façon dont les acteurs vont établir leur position au sein de la configuration institutionnelle européenne. L’étude de J. Joana et A. Smith sur la prise de rôle des commissaires européens est de ce point de vue éclairante. Les commissaires vont en effet endosser leur rôle ou plus exactement le définir face à un certain nombre de contraintes intra- et inter-institutionnelles. Pour éclairer « le rapport que les commissaires entretiennent à leur propre fonction », les auteurs analysent la constitution de leur équipe et son mode de fonctionnement. Les compétences valorisées dans chaque équipe informent l'équilibre entre capacités d'intervention sectorielle (« portefeuille ») et transversale (« hors portefeuille »), sachant que le Commissaire est à la fois chargé de suivre des dossiers spécifiques et de chapeauter une DG particulière mais qu’il vote toutes les décisions au Collège, et, dans ce cadre, il est soumis à des pressions nationales pour suivre d’autres politiques publiques sensibles. En étudiant via la sociologie et la structuration de chaque équipe le rapport que chaque commissaire développe avec les Directions générales de la Commission, et avec ses interlocuteurs externes (gouvernements nationaux, lobbies, europarlementaires), J. Joana et A. Smith nous montrent que le Commissaire, comme organisation ou équipe, construit son rôle politique, voire définit une ligne idéologique, en travaillant la relation entre bureaucratie et politique, entre intérêt communautaire et intérêt national, intérêt public et privé. Il n’est de ce point de vue, ni « autonome », ni « dépendant » 26mais face à des choix entre diverses stratégies politiques. Il serait intéressant d’étudier les raisons qui sous-tendent ces choix et leur évolution en cours de mandat. Mais surtout ils éclairent ce qu’il y a d’éminemment politique dans ce jeu d’équilibriste et dans les positionnements stratégiques des équipes des commissaires dans les jeux intra- et inter-institutionnels27. Leurs conclusions rejoignent ainsi celles de D. Georgakakis qui, dans son analyse de la démission de la Commission Santer, souligne la façon dont les luttes internes à l’institution se sont réglées par une stratégie d’extériorisation du conflit qui a pris la forme de jeux-tests avec le Parlement et les médias (fuites dans la presse, motion de confiance, etc.). Ces deux articles démontrent la nécessité d’expliciter la relation entre gestion des enjeux internes et externes à l’institution. La limite du politique dans le rôle du commissaire a trait cependant aux contraintes communicationnelles auquel il doit faire face. Etre un homme politique, c’est gérer son image, c’est-à-dire représenter à la fois le monde dont on est issu (le monde politique) et la collectivité dont on est le porte-parole (le monde social). Si représenter « la Commission » plutôt que communiquer sur ses dossiers comme un expert relève du choix du commissaire, ce dernier est bien plus contraint dans l’aspect social de sa représentation. Il est, selon les termes de J. Joana et A. Smith, « au sein d'une institution multiculturelle qui se trouve en face d'une multiplicité d'espaces politiques » et autant d’espaces médiatiques. Comme l’a souligné Jean-Louis Briquet, le métier politique national suppose de « signifier sa conformité à un ensemble de normes qui définissent son rôle et qui confortent l’image que ses publics se font de ce rôle […] Ces prescriptions de rôle sont multiples et hétérogènes : elles dépendent du type de ressources politiques dont dispose prioritairement un élu, des caractéristiques des publics auxquels il est confronté et des situations de communication dans lesquelles il se trouve ». 28Or dans le cas des commissaires européens, le public semble « un peuple introuvable ». Comme les travaux d’O. Baisnée ont pu le montrer, malgré les quelques huit cents journalistes de presse représentés à Bruxelles, les journalistes spécialisés restent dominants et une majorité sont des « pro-européens » ou des « fédéralistes » prônant la ligne de la Commission et non des journalistes d’investigation29. De plus, ils ont du mal à faire publier leurs articles dans les salles de rédaction nationales hors rubriques spécialisées. Si les « ressources politiques » peuvent permettre à un Commissaire de se faire entendre dans les journaux de son pays, il n’atteindra qu’un seul public national ou public expert, minorant son rôle de « politique ». Dans le cadre de notre problématique d’ensemble sur la façon dont l’Union européenne peut s’apparenter à un espace politique, les difficultés de la communication politique sont un des éléments majeurs qui le distinguent des champs politiques nationaux. En pratique, le Commissaire, Janus politique, « tiraillé entre leurs fonctions de négociateur et de représentant » 30privilégie la première et cela aboutit à des messages « neutres ». Cette mise en retrait de la politique n’est pas sans conséquence. Tout d’abord, comme le montre admirablement l’enquête sur Euronews de D. Marchetti et d’O. Baisnée, cela contribue justement à rendre plus difficile la tâche de mise en scène des journalistes qui couvrent les questions européennes. Comme le dit un chef d’édition de la chaîne, « les institutions européennes ont plus de poids. C’est vrai que le seul problème, c’est toujours les images. Vous avez toujours réunions, conférences de presse. Ça pour la télévision... » 31. Selon O. Baisnée et D. Marchetti, à ces images convenues, s’ajoute une autre difficulté de mise en image du jeu politique : « personnel politique inconnu, absence de symboliques politiques, mécanismes relativement originaux par rapport à la répartition des pouvoirs au niveau national, débats et enjeux tenus pour ésotériques » 32. Par conséquent, même dans une chaîne comme Euronews, il existe des critiques internes des rubriques « institutionnelles » et une nécessité de construire l’Europe hors Europe politique. Une autre conséquence du déficit communicationnel des institutions européennes est de renforcer le rôle des passeurs d’information, de ceux qui ont accès au sérail, de tous ceux qui ont un rôle d’interface entre institutions européennes et les publics concernés par les politiques européennes : les lobbies, les ONGs, les cabinets juridiques, les sièges des représentations nationales ou régionales etc. Comme nous le verrons dans la prochaine section, les ONG à Bruxelles sont plus proches de la Commission que des acteurs sociaux nationaux dont ils se réclament et leur rôle de « gatekeeper » et de source d’information est renforcée par le peu de couverture des questions européennes. Si l’apprentissage des métiers européens est riche d’enseignement sur le fonctionnement d’institutions telles que la Commission, il l’est aussi sur les valeurs et les normes communes véhiculées par les institutions européennes. En effet, le sentiment d’appartenance à un projet commun et l’identification à des valeurs partagées est un des éléments susceptibles de renforcer la cohérence des institutions européennes. En outre, si l’Europe peut être appréhendée comme un espace sociopolitique et non seulement comme un espace économique véhiculant uniquement les valeurs du marché, on peut se demander quelles normes lui assurent cohésion et légitimité. Etant donné la coexistence de discours contradictoires dans les différents domaines d’action publique européanisés et d’un domaine à l’autre, la réponse est sans doute qu’il n’existe pas de normes communes hormis celle du compromis. L’Europe sociale cohabite avec l’Europe du marché, l’Europe forteresse avec l’Europe des droits de l’homme permettant de multiplier les façons de justifier l’européanisation des politiques publiques pour des acteurs disparates. Selon le modèle de la poubelle développé par Cohen, March and Olson, la prise de décision politique correspond à des situations d’anarchie organisée où problèmes, solutions, acteurs et opportunités apparaissent de façon désordonnée dans le processus33. L’espace d’action publique européen ressemble à bien des égards à cette poubelle, où divers acteurs politiques nationaux cherchent des problèmes européens ou des fenêtres d’opportunité pour y apporter leurs solutions, sans partager un cadre cognitif commun. Il apparaît néanmoins qu’à défaut de normes partagées, l’appartenance à une organisation européenne ou à un réseau transnational suppose la construction d’une identité collective qui en marquerait les frontières. Dans le cas des acteurs européens et transnationaux, on peut penser que leur identité professionnelle (ou institutionnelle) d’une part et leur identité « européenne » d’autre part sont intimement liées. Cette relation mérite d’être étudiée plus avant. En effet, dans le cas des réseaux de fonctionnaires transnationaux par exemple, on peut penser qu’ils se sentent différents de leurs collègues non impliqués dans un cadre européen mais pourtant leur inscription dans des réseaux sectoriels renforce leur identité professionnelle car c’est le lien tangible qui les unit à leurs homologues étrangers. Dans le cas des fonctionnaires européens, on peut supposer que leur appartenance à une institution internationale est constitutive de leur identité professionnelle. Leurs homonymes nationaux ne sont pas leurs homologues. Le métier de fonctionnaire n’a plus le même sens que celui de fonctionnaire national. Pour étudier empiriquement les processus de construction identitaire des acteurs européens, certains des travaux présentés ici se concentrent sur les moments où les acteurs européens doivent construire une « identité européenne » ou une conception commune de leur mission34. C’est d’abord le cas d’Euronews qui dans ses dépliants publicitaires affirme être une « télévision porteuse d’une information européenne et d’un regard européen sur le monde ». Ce que suggère l’enquête d’O. Baisnée et de D. Marchetti est que « L’Europe » d’Euronews se définit sous contrainte et en creux. En se demandant comment les journalistes d’Euronews construisent concrètement un « point de vue européen », ils remarquent que l’un des problèmes que les journalistes « rencontrent tient précisément à l’objet "Europe", à la traduction éditoriale et journalistique d’un angle voulu « européen ». […] Largement vide de sens social, la référence à l’Europe apparaît difficile à expliciter a priori. Interrogés sur le sujet, les enquêtés la définissent d’ailleurs plutôt négativement par ce qu’elle n’est pas : ni anglo-saxonne, ni nationale, ni internationale » 35. Si l’identité s’élabore par rapport à l’Autre, ici les chaînes comme CNN et les chaînes nationales, une définition positive est plus ardue. Il n’est sans doute pas surprenant que, dans ces conditions, ce soit l’absence de parti pris, un ton « neutre » qui reviennent dans les déclarations des journalistes, par exemple lors de la guerre du Kosovo où, selon eux, les chaînes nationales et CNN avait pris le parti du camp occidental. Cette définition en creux est difficile à mettre en œuvre à partir du moment où concrètement les journalistes sont dépendants des images des agences anglo-saxonnes qui privilégient certains sujets et certaines perspectives et donc les empêchent de traiter d’autres sujets. Comme l’indique un journaliste à propos de leurs fournisseurs d’images : « on dépend de la vision d’une culture qui parfois n’est pas nécessairement liée à la culture d’Euronews, n’est pas liée à la culture européenne, n’est pas liée à la culture de certains pays européens. On dépend en gros d’une mentalité et d’une culture anglo-saxonnes » 36. En pratique, le point de vue de la chaîne sera plutôt une juxtaposition de points de vue européens et le ton Euronews imposé par le nécessité de ne pas employer des références culturelles compréhensibles dans un seul espace national. Le laboratoire « Euronews » rappelle ainsi les dynamiques de « compromis des cultures » que l’on a pu observer au sein du Parlement ou de la Commission37. Comme dans le processus de formation des élites, « devenir européen », c’est avant tout désapprendre des pratiques et des valeurs, être dé-socialisé. Ainsi un rédacteur adjoint rapporte les propos qu’il tient aux nouvelles recrues françaises : « oublie, oublie que t’es Français, oublie que tu es en France, tu travailles pas pour une télévision française. Il se trouve que tu parles français, que tu vas travailler en français, mais c’est tout. Tu t’adresses à un public qui dépasse largement la France ». Cette identité fondée sur l’oubli rappelle d’ailleurs les processus d’identification nationale qui supposait d’oublier les clivages anciens, « oublier » la Saint-Barthélémy et faire taire ses particularités et accents régionaux. Il existe d’autres circonstances dans lesquelles les acteurs européens sont tenus de définir une identité commune et là encore il s’agit de faire face à l’adversité. Dans son analyse de la mise en scandale des fraudes à la Commission, D. Georgakakis rappelle qu’existait au sein même de l’institution une lutte interne entre deux visions de l’institution : une version « nordiste » et « managériale » et une vision « sudiste » représentée par la « gestion Delors ». Dans une institution déjà traversée par de multiples clivages et tensions, s’ajoutait le danger de la réforme interne de la Commission. Dans ce contexte, la question des fraudes a désolidarisé les fonctionnaires des commissaires, les « administratifs » ne voulant pas « payer » pour les fautes des politiques. Ce qu’il faut cependant souligner, c’est que la notion de fraude remettait en cause un des éléments clés de communalisation des fonctionnaires « l’intérêt général » qu’ils étaient censés incarner. Ce n’est donc pas anodin qu’une fois la crise institutionnelle devenue scandale, les critiques envers la Commission aient été présentées comme une atteinte à l’intérêt communautaire, à l’autonomie de l’institution tout entière et dénoncées comme faisant le jeu des « intérêts nationaux » ou des forces anti-européennes dans les Etats membres ou au Parlement. Simple stratégie de « sortie de crise », la mise en avant de ces concepts flous d’intérêt général et communautaire n’en a pas moins favorisé, selon D. Georgakakis, une consolidation institutionnelle post-crise et a permis de resserrer les rangs. Une identité commune s’est forgée dans le danger comme celle d’Euronews s’est effectuée sous la contrainte. Dans les deux cas, c’est par une approche dynamique et par une étude minutieuse des pratiques des acteurs que les auteurs parviennent à cerner la question de l’identité collective de acteurs européens. L’analyse de la socialisation, des trajectoires socioprofessionnelles, de la prise de rôle, des luttes de positionnement, des jeux inter-institutionnels et des processus de construction identitaire des acteurs européens que permet la sociologie politique, suggère l’émergence au niveau européen d’un espace sociopolitique, dont les modes de légitimation et de représentation et les lignes de clivages diffèrent des espaces politiques nationaux. Et c’est justement une fois les contours de cet espace politique définis que l’aspect dynamique de l’interaction entre institutions européennes et champ politique national peut être mieux appréhendé. Comme le montre Niilo Kauppi à propos de la Finlande, l’adhésion à l’Union européenne peut entraîner une restructuration des champs politiques nationaux et l’émergence de nouveaux types politiques38. En outre, certains acteurs marginaux dans leur pays d’origine qui ont réussi leur « reconversion » européenne peuvent dans certains cas inverser les rapports de force préexistants avec leurs anciens homologues nationaux, comme le montre Adrian Favell dans le cas des dirigeants d’ONG bruxelloises. Ce phénomène a été mis en évidence par Margaret Keck et Kathryn Sikkink dans leur analyse des réseaux transnationaux : par « effet de boomerang », des acteurs peu dotés en ressources politiques nationales peuvent en acquérir au niveau européen pour les réinvestir dans des luttes politiques nationales39. Ce phénomène ne se limite pas aux acteurs non-gouvernementaux40. Dans le domaine de la sécurité par exemple, sa mise sur l’agenda européen et la participation de fonctionnaires à des réseaux de sécurité transnationaux a augmenté la marge de manœuvre de ces agents vis-à-vis de leur institution de tutelle mais aussi a redistribué les cartes en termes de pouvoir et de légitimité dans un contexte national de forte concurrence entre différentes agences de sécurité41. Comme l’a souligné Wolfgang Wessels dans sa théorie de la fusion (« fusion theory »), la participation des fonctionnaires nationaux aux processus de décision européens et leur insertion dans des réseaux sectoriels n’est pas sans effet sur les bureaucraties nationales42. C’est en cela que la sociologie politique apporte un éclairage particulier sur les relations internationales. Tout en évitant une dichotomie entre des Etats-nations et des organisations internationales monolithiques, elle permet, en changeant le niveau d’analyse, de comprendre les processus d’interaction entre le national et l’international. C’est aussi l’intérêt d’une sociologie politique des mobilisations transnationales que nous abordons à présent. Les rapports qu’entretiennent les mouvements protestataires avec les institutions internationales sont multiples et supposent de prendre en compte les organisations non-gouvernementales internationales et les gouvernements nationaux dans l’analyse. Le cadre théorique proposé par Sidney Tarrow dans ce numéro dégage un certain nombre de pistes de recherche. La contestation transnationale en Europe doit être conçue de façon dynamique c’est-à-dire en analysant la façon dont les institutions européennes offrent des opportunités aux acteurs sociaux mais aussi dont les mobilisations qui en résultent contribuent à changer ces institutions elles-mêmes, en créant de nouveaux domaines d’action publique européens. Si on peut supposer que les dilemmes que rencontrent les élites politiques ne sont rien comparés à ceux d’acteurs moins dotés en ressources politiques qui tentent de se mobiliser au niveau transnational, il ne s’agit pas simplement de comparer ces deux groupes mais d’étudier leur interaction : le rapport entre élites et acteurs sociaux permet en effet de mieux comprendre la spécificité des modes de représentation des intérêts au niveau européen43. Les mobilisations transnationales en Europe Comme nous l’avons précédemment évoqué, une des manières de mesurer le déplacement du pouvoir sociopolitique vers un niveau européen est d’étudier les mobilisations transnationales en Europe. Cela suppose de se pencher sur les relations qu’entretiennent quatre types d’acteurs qu’il convient, comme le souligne S. Tarrow, de distinguer analytiquement : les mouvements sociaux infranationaux, les organisations non-gouvernementales internationales, les institutions internationales et les gouvernements nationaux. Eux-mêmes acteurs sur la scène internationale, ces derniers coexistent au niveau européen avec des acteurs non-gouvernementaux aux discours contradictoires. On peut d’abord s’interroger sur l’évolution de la densité, de la fréquence et des objets des mobilisations à caractère transnational. Les rares études qui ont tenté de quantifier le nombre d’événements protestataires ayant pour cible les politiques communautaires montrent que, s’ils sont en augmentation, ils ne constituent qu’une très faible partie des actions contestataires. En outre, ils visent des politiques assez anciennes et fortement supranationalisées comme la politique agricole commune. Dans une étude menée par D. Imig et S. Tarrow, plus des quatre cinquièmes des actions protestataires en Europe étaient dirigées contre des acteurs ou des institutions infranationales même lorsque l’Union européenne constituait la source ou la cible de la contestation44. Des recherches qualitatives sur des mouvements particuliers y compris des agriculteurs ont également montré que les actions contre « Bruxelles » sont rarement transnationales, restent ancrées localement et interpellent les autorités nationales45. Inversement, les campagnes transnationales européennes telles que celles contre les OGM ont des cibles autres que l’Union européenne : des entreprises multinationales ou américaines. Si l’on étend cependant le champ d’analyse aux campagnes transnationales de revendication, aux réseaux de militants transnationaux et aux activités élitaires de contestation comme celles des ONG, la densité des mobilisations apparaît plus importante. Ce constat est à relier à une spécificité des mobilisations dans le contexte de l’Union européenne : elles s’appuient sur des formes organisationnelles qui s’apparentent aux organisations non-gouvernementales internationales (ONGI), emploient des membres de l’élite militante et privilégient l’expertise et les techniques de lobbying. Ces dernières ont essaimé à une vitesse beaucoup plus importante que les « mouvements sociaux transnationaux » tels que S. Tarrow les définit dans ce numéro : « Des groupes socialement mobilisés ayant des membres dans au moins deux pays, engagés dans une interaction soutenue de contestation avec les détenteurs du pouvoir d’au moins un pays autre que le leur, ou contre une institution internationale ou un acteur économique multinational ». Etant donné que les unités de la Commission doivent sous-traiter une large partie de leur travail d’élaboration des politiques alors qu’elles cherchent à élargir leur domaine de compétences, il n’est pas surprenant qu’elles fassent appel à des organisations non-gouvernementales internationales spécialisées qui, sans être nécessairement « représentatives » des groupes sociaux dont elles présentent les revendications, permettent néanmoins de légitimer les actions de la Commission. Les commissaires et fonctionnaires font appel bien souvent dans leurs discours (et leurs appels d’offre) à la « société civile » par opposition aux représentants des Etats membres46. Par un processus typique des circuits de la consécration, la légitimité des ONG transnationales dépend non pas tant de leurs rapports avec les « grassroots » dans les sociétés européennes mais plutôt de leur statut d’interlocuteurs des institutions européennes. S. Tarrow désigne ce rôle des institutions internationales des termes de certification et l’appropriation institutionnelle. Il semble d’ailleurs que, dans la plupart des domaines pour lesquels nous disposons d’études empiriques, le lien entre les réseaux d’élites militantes transnationales ou les ONG européennes, d’une part, et les groupes que ces dernières sont censées représenter, d’autre part, est fort ténu. A. Favell le remarque à propos des mouvements pour les droits des minorités ethniques mais c’est également le cas de la lutte pour les droits des femmes. Le European Women’s Lobby a connu de nombreux succès en ayant recours à la Cour européenne de Justice et en forgeant des liens avec la Commission (la Direction générale « Emploi et Affaires sociales ») jusqu’à obtenir une clause d’égalité entre les sexes dans le traité d’Amsterdam. Mais ce succès s’est fait sur la base d’une relation de dépendance avec leurs soutiens à l’intérieur de la Commission et contre les mouvements féministes nationaux où ne régnait pas de consensus47. Il faut alors se demander avec A. Favell si la réussite des organisations contestataires à Bruxelles n’est pas inversement proportionnelle à leur ancrage dans les mouvements de protestation nationaux et si elles ne jouent pas un rôle de « gatekeeper » plus que de trait d’union entre divers niveaux de gouvernance. Il semble en tout cas que les formes organisationnelles qui dominent au niveau européen s’adaptent aux besoins en expertise des institutions qui les soutiennent et que le modèle de l’ONG internationale de type Amnesty International est repris y compris par des groupes d’intérêt comme les syndicats qui au niveau national ont d’autres structures et modes d’action48. Contrairement à l’idée de Charles Tilly selon laquelle les groupes ont tendance à avoir recours aux répertoires d’action qui leur sont familiers49, au niveau européen, ils répondent aux attentes de leurs interlocuteurs en privilégiant le lobbying par rapport à d’autres formes d’action. Le cas européen met en évidence la complexité du rapport entre interne et externe, entre insiders et outsiders. Tout d’abord, en ce qui concerne les relations entre les acteurs non-gouvernementaux qui gravitent autour de Bruxelles et le personnel au sein des institutions (Commission, Parlement), la frontière entre les deux mondes est floue. Au niveau des organisations, les uns sont souvent financés par la Commission pour accomplir entre autre des tâches de politique publique, comme c’est le cas d’ECAS évoqué par A. Favell. En retour, les unités de la Commission ont besoin de leur expertise et de leur légitimité. Parmi les signes de cette interdépendance, la manifestation commune en 1998 de membres de la Direction générale « Emploi et Affaires sociales » et des ONGs bruxelloises lorsque la Cour de Justice des Communautés européennes avait remis en cause un certain nombre d’initiatives communautaires en matière sociale et culturelle et abouti au gel de nombreuses lignes budgétaires de la Commission50.

3La porosité entre les milieux non-gouvernementaux et les fonctionnaires de la Commission est illustrée au niveau individuel par l’importance des amitiés interpersonnelles et les trajectoires de carrière des membres des ONGs, stagiaires ou personnel dirigeant, qui parfois les amènent à entrer dans les institutions européennes51. Carlo Ruzza parle ainsi d’« activisme institutionnel » 52. Le cas européen n’est d’ailleurs pas isolé si l’on se réfère au rôle des insiders de la Banque mondiale dans la critique de leur institution. Se pose ensuite la question de l’effet des mobilisations transnationales. Les recherches d’inspiration institutionnaliste sur les réseaux transnationaux de militants ont montré que ces derniers étaient tangibles (1) surtout dans certaines phases de politique publique, en particulier selon Martha Finnemore et Kathryn Sikkink la phase d’émergence des normes53, et (2) d’après Thomas Risse, seulement dans certains secteurs en fonction de la densité des institutions internationales54. Ces deux points méritent d’être examinés à la lumière du cas européen. En effet, comme l’affirme A. Favell, c’est parce que les acteurs transnationaux en Europe ont œuvré pour mettre à l’agenda européen un certain nombre de problématiques qu’ils ont pu institutionnaliser un certain nombre de domaines de politique publique. Selon les institutionnalistes précités, l’occasion crée le larron. Le débat reste ouvert cependant car le cas de l’européanisation des politiques liées à l’immigration suggère une dynamique inverse, c’est-à-dire que des domaines peu institutionnalisés au niveau européen peuvent le devenir par l’action des acteurs transnationaux, étatiques ou non55. Ces derniers ne se limitent pas à saisir des opportunités qui existeraient ex ante mais les créent. C’est sans doute par une analyse historique dite de « process-tracing » que ces deux approches pourraient être examinées empiriquement. Il semble néanmoins qu’il y ait un consensus sur le fait que le destin des acteurs sociaux transnationaux et les membres des institutions internationales sont liés. De ce fait, en vertu des nombreux changements d’équilibre inter-institutionnel au niveau européen, insiders et outsiders sont dans une situation précaire, d’autant plus qu’ils manquent de relais dans les sociétés nationales. En outre, en Europe comme au niveau global, la capacité de réseaux transnationaux à créer des domaines d’action publique où ils se présentent comme interlocuteurs légitimes et, dans certains cas, à voir aboutir leurs revendications sous forme d’articles de traités ou de structures d’action publique spécialisées qui pérennisent leur domaine d’action ne doit pas laisser à penser qu’ils sont équivalents analytiquement aux lobbies représentant les intérêts des entreprises privées, ni non plus qu’ils sont à armes égales avec ces derniers ou avec les acteurs étatiques lors des conférences intergouvernementales ou de l’adoption de règles communautaires. Pour les groupes d’intérêt comme pour les membres des réseaux bureaucratiques transnationaux, se mobiliser au niveau européen va de pair avec un investissement national et local. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même avec les réseaux de militants transnationaux. Comme le montre l’analyse du personnel des ONG bruxelloise d’A. Favell, l’Europe est une alternative à une carrière nationale, un choix issu parfois de « frustrations » dans le pays d’origine face à la rigidité des processus de distinction ou la fermeture de certaines professions. La convertibilité du capital transnational reste cependant un sujet de recherche encore peu exploré. Les études récentes sur les mobilisations transnationales les modélisent par analogie avec le boomerang : des acteurs infranationaux pauvres en ressources politiques en lutte contre leurs gouvernements nationaux vont chercher auprès des institutions internationales une légitimité, des moyens et des alliés, tels que les ONGI afin de faire pression sur leurs gouvernants. Ce modèle fondé sur une analyse de la lutte pour les droits de l’homme et dans des pays non démocratiques ne pourra s’appliquer à la situation européenne tant qu’il y aura un chaînon manquant entre acteurs infranationaux et transnationaux. Les mobilisations européennes dans leur forme élitaire contribuent plutôt à élargir le champ de l’action publique européenne. Dans certains cas, comme celui des politiques d’environnement, le succès est tel que le domaine est saturé et les compétitions que se livrent les différents acteurs collectifs, les (en)jeux de positionnement qui s’ensuivent, s’apparentent plus à la dynamique d’un véritable champ politique qu’à celle d’une simple caisse de résonance de doléances nationales.

4Les contours de l’espace sociopolitique tels qu’ils sont dessinés à travers les enquêtes de terrain présentés dans ce numéro restent ceux d’un univers incertain et d’un terrain fragmenté. Les acteurs qui parient sur un investissement européen jouent sur ce flou qui leur permet de développer leur « Europe » mais pâtissent aussi parfois du manque de règles du jeu établies et des constants réaménagements institutionnels. Néanmoins, ces enquêtes nous éclairent sur deux questions théoriques importantes, la première sur les conséquences de l’européanisation sur la redistribution du pouvoir parmi les acteurs sociopolitiques, et la deuxième sur la place du politique dans le système de prise de décision européen. D’abord, les articles qui suivent cette introduction permettent d’établir que certaines caractéristiques du système le distinguent des systèmes nationaux de façon à favoriser certains savoir-faire et certains acteurs marginaux dans les systèmes de représentation des intérêts nationaux et de certains acteurs institutionnels établis au niveau national ou infranational. Deux exemples de ces créatures européennes : les membres des ONG bruxelloises et les « diplomates populaires » parmi les europarlementaires finnois. Dans les deux cas, ils ont échappé aux processus de désignation, de socialisation et de distinction qui caractérisent leurs homologues nationaux, qui, eux , avaient délaissé le niveau européen. Par ailleurs, la mobilisation transnationale au niveau européen rapproche les élites contestataires des membres des institutions européennes de façon à autonomiser le système de prise de décision européen plus qu’à le relier aux acteurs sociaux infranationaux. En cela, les relations entre groupes sociaux et acteurs institutionnels au niveau européen ne reproduisent pas les schémas de représentation et d’incorporation des intérêts sociaux tels qu’ils ont pu être étudiés historiquement dans un cadre national. Si le niveau européen permet ainsi l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles figures politiques, il peut néanmoins donner un « second souffle » à certaines agents étatiques nationaux, acteurs économiques, acteurs régionaux qui donnent un cadre transnational à leur action pour les relégitimer. De ce point de vue-là, si l’européanisation des domaines d’action publique fait entrer dans le jeu politique des acteurs nouveaux et élargit ainsi le champ, elle renforce en même temps le pouvoir d’acteurs déjà dotés de fortes ressources politiques ou économiques (certaines agences bureaucratiques, certaines élites régionales, certains lobbies économiques). Le processus de prise de décision européen ne prêtent pas qu’aux riches mais surtout à eux. On peut donc supposer que l’européanisation ne constitue pas un déplacement du pouvoir social vers de nouveaux acteurs institutionnels mais plutôt un déplacement des luttes de pouvoir avec d’anciens et de nouveaux acteurs politiques. La figure du Commissaire-négociateur telle qu’elle se dessine dans l’enquête de J. Joana et d’A. Smith est de ce point de vue emblématique puisqu’il est pris entre les négociations externes et internes à l’institution, entre intérêt communautaire et national. En dégageant les caractéristiques propres de l’espace sociopolitique européen, les auteurs de ce numéro identifient les différences entre ce dernier et les règles du politique au niveau national. Nous avons évoqué entre autre le fait que les dirigeants politiques européens n’ont pas le même accès aux médias que les dirigeants nationaux, le fait que les mouvements sociaux restent stato-centrés en majeure partie et que l’on retrouve surtout des lobbies experts au niveau européen. Les règles du jeu sont différentes et bien des hypothèses de science politique sur les rapports entre gouvernants et gouvernés, Etat et société, politique et médias, validées dans des études sur des Etats-nations particuliers, ne peuvent être testées ou ne semblent pas pertinentes. Pourtant, certains auteurs insistent sur le fait que les acteurs européens déploient un certain nombre de stratégies déjà éprouvées dans le jeu politique national. Selon D. Georgakakis, l’un des effets du scandale des fraudes à la Commission européenne a « été ici d’importer un ensemble de schèmes politiques éprouvés dans les différents espaces nationaux (opération « main propres », dénonciation du complot, stratégie jusqu’au-boutiste, usages politiques des affaires), permettant aux acteurs de remettre de l’ordre dans cet univers complexe et, surtout, de « jouer ensemble » alors même que les différents acteurs de ce drame (Commission, Conseil, Parlement, journalistes) avaient leurs agendas particuliers, c’est-à-dire des horizons différents et des calendriers distincts. La politisation du système européen n’est pas le simple fait d’utiliser des schèmes connus et des stratégies communément employées sur plusieurs scènes nationales. Elle renvoie également au fait que différents acteurs au sein d’institutions différentes vont dans leurs luttes de pouvoir s’allier avec des acteurs qui eux aussi sont pris dans des jeux de positionnement. Chaque institution s’est différenciée et complexifiée. Il n’y a pas, comme le dit D. Georgakakis, de tactique « front contre front » Commission contre Parlement, Commission contre journalistes, Commission contre Conseil. Mais une minorité de correspondants à Bruxelles qui veulent faire une place au journalisme d’investigation contre le journalisme spécialisé pro-européen qui écoutera les fonctionnaires prêts à parler parce que « lâchés » par leur hiérarchie et fera le jeu des groupes minoritaires au Parlement européen frustrés par la dominance des grands blocs PPE et PSE. Commission, Parlement, champ journalistique sont chacun traversés par des clivages et des luttes internes qui en permettant des connivences inter-institutionnelles font surgir le « politique ». Mais, pour comprendre les positions de chacun, on ne peut faire l’économie de l’analyse du contexte national. Les journalistes jouent à Bruxelles leur carrière nationale, agissent en fonction de la position de leur journal dans le champ journalistique national. Les europarlementaires aussi doivent tenir compte des retombées nationales de leurs positions au Parlement et faire correspondre leur rôle d’élu européen avec les attentes des militants nationaux de leur parti et leurs ambitions nationales. L’analyse des groupes d’intérêt, les fonctionnaires nationaux, les représentants des régions qui inscrivent également leurs actions dans des champs d’action transversaux nécessite aussi une approche comparée des divers contextes nationaux. La question de la location du pouvoir politique en Europe et celle de la politisation de l’ensemble institutionnel européen méritent d’être pensées ensembles. L’européanisation de l’action politique a été avant tout envisagée en analysant l’interaction entre la répartition territoriale de l’autorité politique et l’organisation transnationale des systèmes de représentation fonctionnelle. L’étude des élites et des mobilisations européennes suggère une autre dimension d’analyse, celle des clivages politiques, et de la formulation d’alternatives idéologiques et de revendications contestataires qui dépassent les frontières territoriales et sectorielles.

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Notes

1 James Caporaso, « Regional Integration Theory : Understanding our Past and Anticipating our Future » in Wayne Sandhlotz et Alec Stone Sweet (dirs.), European Integration and Supranational Governance, Oxford, Oxford University Press, 1998.
2 N. Fligstein et J. McNichol, « The Institutional Terrain of the European Union » in Wayne Sandholtz et Alec Stone Sweet (dirs.), European Integration and Supranational Governance, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 59-91.
3 Cf. A. Smith, « "L'espace public européen" : une vue (trop) aérienne », Critique internationale 2, 1999.
4 Donald Puchala, « Of Blind Men, Elephants and International Integration », Journal of Common Market Studies 10/3, pp. 267-284, 1972.
5 Pour une analyse critique des théories existantes de l’intégration européenne, cf. Christian Lequesne et A. Smith, « Union européenne et science politique : où en est le débat théorique ? », numéro spécial de Cultures et conflits « Interpréter l’Europe » 1997, pp. 7-31.
6 Pour une approche néofonctionnaliste de la Cour de Justice, cf. Anne-Marie Burley et Walter Mattli, « Europe Before the Court : A Political Theory of Legal Integration », International Organization 47/1, 1993, pp. 41-76. Cf. également, Alec Stone Sweet et Thomas L. Brunell, « Constructing a Supranational Constitution : Dispute Resolution and Governance in the European Union », American Political Science Review 92/1, 1998, pp. 63-81. L’intergouvernementalisme libéral est appliqué aux grandes étapes institutionnelles de la construction européenne dans l’ouvrage d’A. Moravcsik, The Choice for Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1999.
7 John Peterson, « The Choice for EU Theorists : Establishing a Common Framework for Analysis ». Communication à la sixième conférence internationale de l'European Community Studies Association. Pittsburgh, PA, juin 1999.
8 Plus récemment et de façon plus hexagonale, les spécialistes de politique publique ont eux-mêmes cherché un « second souffle » en analysant le développement d’un « espace européen d’action publique ». Cf. A. Smith et C. Lequesne, art. cité.
9 Simon Hix, « The Study of the European Community : The Challenge to Comparative Politics », West European Politics 17/1, 1994, pp. 1-30.
10 Cette difficulté à penser un nouveau système d’organisation politique n’est pas neuve. Alexis de Tocqueville disait ainsi du système politique des Etats-Unis au dix-neuvième siècle : « L’esprit humain invente plus facilement les choses que les mots : de là vient l’usage de tant de termes impropres et d’expressions incomplètes […] Ainsi on a trouvé une forme de gouvernement qui n’était précisément ni nationale ni fédérale ; mais on s’est arrêté là, et le mot nouveau qui doit exprimer la chose nouvelle n’existe point encore ». (De la démocratie en Amérique I, 1ère partie, ch. 8). Cf. A. de Tocqueville, Oeuvres complètes, Paris, Collection Bouquins, Laffont, 1986, p. 165.
11 Cf. Gary Marks, Fritz Scharpf, Philippe Schmitter et Wolgang Streeck (dirs.), Multi-level Governance in the Emerging European Polity, Londres, Sage, 1996 et Wolfgang Wessels, « Cometology : Fusion in Action. Politico-Administrative Trends in the EU Sytem », Journal of European Public Policy 5/2, 1998, pp. 209-234 et Fritz Scharpf, « The Joint-Decision Trap : Lessons from German federalism and European integration », Public administration 66, 1988, pp. 239-278.
12 Cf. l’analyse de Gérard Marcou dans ce numéro.
13 « It was often in the interstices and on the margins of these composite early modern state formations that ordinary people enjoyed their greatest political opportunities » W. te Brake définit cette polis composite ainsi : « overlapping, intersecting, and changing political spaces defined by often competitive claimants to sovereign authority over them ». Cf. W. te Brake, Shaping History : Ordinary People in European Politics, 1500-1700. New York, Cambridge University Press, 1998, pp.14-5. S. Tarrow reprend le modèle de W. te Brake pour l’appliquer aux mobilisations politiques dans l’Europe contemporaine dans « Contentious Politics in a Composite Polity » in Doug Imig et S. Tarrow (dirs.), Contentious Europeans : Protest Politics in an Emerging Polity, New York, Rowman and Littlefield, 2000, ch. 11. Stefano Bartolini l’emploie également pour comprendre les redistributions de pouvoir au sein des différents territoires de l’Union. Cf. Stefano Bartolini, « Old and New Peripheries in the Processes of European Territorial Retrenchment versus Expansion/Integration », communication au colloque CERI/CEVIPOF « L’intégration européenne : entre émergence institutionnelle et recomposition de l’Etat », Sciences-Po Paris, 26-27 mai 2000.
14 Cf. Michael Mann, The Sources of Social Power II, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
15 Cf. les articles d’A. Favell et de Jean Joana et Andy Smith dans ce numéro sur ce point.
16 On retrouve par exemple ce mélange des genres dans les études sur la citoyenneté européenne. Cf. inter alia Elizabeth Meehan, Citizenship and the European Community, Londres, Sage, 1993, Antje Wiener, European Citizenship Practice : Building Institutions of a Non-State, Boulder, CO, Westview, 1997. C’est aussi le cas des débats sur le « déficit démocratique » et sur la constitutionnalisation de l’Europe. Cf. Fritz Scharpf, Governing in Europe : Effective or Democratic ? Oxford, Oxford University Press, 1998, Joseph Weiler, The Constitution of Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, Jean-Marc Ferry, La question de l’Etat européen, Paris, Gallimard « NRF Essais », 2000. On le retrouve également dans les écrits de Jürgen Habermas sur le post-national, par exemple, dans Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000. Pour une analyse critique, cf. John Crowley, « How Obsolete is the Nation-State ? », communication au colloque « Democracy beyond the Nation-State : Perspectives for a Post-National Order », Athènes, 5-7 octobre 2000.
17 Marc Abélès, « De l’Europe politique en particulier et de l’anthropologie en général », numéro spécial de Cultures et conflits « Interpréter l’Europe » 1997, pp. 33-58.
18 Ibid., p. 35.
19 Marc Abélès et Irène Bellier, « La Commission européenne : du compromis culturel à la culture politique du compromis », Revue française de science politique 46/3, juin 1996, pp. 431-456.
20 Marc Abélès, Irène Bellier, Maryon Mac Donald, Approche anthropologique de la Commission européenne, Commission européenne, Bruxelles, 1993.
21 George Ross, Jacques Delors and European Integration, New York, Oxford University Press, 1995.
22 Abélès 1997, op. cit.
23 Sur les métiers européens, cf. Renaud Dorandeu et Didier Georgakakis (dirs.), L’Europe sur le métier. Acteurs et professionnalisations de la construction européenne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001.
24 Cf. L. Hooghe, « Beyond Supranational Self-Interest. Commission Officials and European Integration », communication à la Sixième conférence bisannuelle de l’European Community Studies Association, Pittsburgh, 2-7 juin 1999.
25 Cf. Virginie Schnabel, « Elites européennes en formation : les étudiants du « collège de Bruges » et leurs études », Politix 43, 1998, pp. 33-52.
26 C. Lequesne, « La Commission européenne : entre autonomie et dépendance », Revue française de science politique 46/3, 1996, pp. 389-408.
27 Alberta Sbragia appellait d’ailleurs le système politique européen un « balancing act » (numéro d’équilibriste). Cf. A. Sbragia, « The European Community : A Balancing Act », Publius, 23/3, 1993, pp. 23-38.
28 J.-L. Briquet, « Communiquer en actes. Prescription de rôle et exercice quotidien du métier politique », Politix 28, 1994.
29 O. Baisnée, « Can Political Journalism Exist at the European Level ? », communication à l’atelier « Political Journalism : New challenges, New practices », ECPR joint sessions, Copenhague, avril 14-19 2000. Cf. également Jean de La Guérivière, Voyage à l’intérieur de l’Eurocratie, Paris, Le Monde éditions, 1992 et C. Schickel, Les journalistes accrédités auprès de l'Union européenne, mémoire de DEA, IEP de Strasbourg, 1995.
30 Cf. J. Joana et A. Smith dans ce numéro.
31 Cf. O. Baisnée et D. Marchetti dans ce numéro.
32 Ibid.
33 James G. March et Johan P. Olsen, Rediscovering Institutions : The Organizational Basis of Politics, New York, Free Press, 1989.
34 Sur l’identité européenne, cf. Riva Kastoryano (dir.), Quelle identité pour l’Europe ? Le multiculturalisme à l’épreuve, Paris, Presses de Sciences-po, 1998.
35 Cf. O. Baisnée et D. Marchetti dans ce numéro.
36 Ibid.
37 Cf. Bellier et Abelès, op. cit.
38 Dans le cas français, on peut penser à la façon dont le passage par le Parlement européen a permis à de nouveaux partis politiques comme les Verts de se professionnaliser, de devenir « légitimes » et de se restructurer de façon à rentrer sur la scène politique nationale avec plus de ressources politiques. Cf. B. Villalba, « La chaotique formation des Verts français à la profession politique, (1984-1994) », Politix 35, 1996, p. 169
39 M. Keck et K. Sikkink, Activists Beyond Borders. Advocacy Networks in International Politics, Cornell University Press, Ithaca, 1998.
40 Changer le site d’élaboration des politiques (« policy venue ») à un niveau où les règles du jeu et les participants ne sont pas les mêmes remet en cause l’équilibre des forces. Cf nos travaux sur l’européanisation des politiques migratoires : V. Guiraudon, « European Integration and Migration Policy : Vertical Policy-making as Venue Shopping », Journal of Common Market Studies 38/2, 2000, pp. 249-69.
41 D. Bigo, Polices en réseaux, Paris, Presses de Sciences-Po, 1996.
42 Wessels, op. cit.
43 Cf. ce numéro et D. Imig et S. Tarrow (dirs.) 2000, op. cit. Il y a bien sûr des exceptions dont il convient d’expliciter les circonstances « exceptionnelles », cf. Eric Lagneau et Pierre Lefébure, « Mobilisation sociale et agenda européen : l’hypothèse d’une reconfiguration après l’épisode médiatique de Vilvorde », communication au colloque « Faut-il compter sur l’Europe ? Perspectives comparées sur l’investissement du champ politique européen », CRAPS, Lille, 19-20 novembre 1999.
44 Cf. D. Imig et S. Tarrow (dirs.) 2000, op. cit. Cf. également Richard Balme, Didier Chabanet et Vincent Wright (dirs.), L’action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences-Po, 2001.
45 Cf. Evelyn Bush et Pete Simi, « Convergence or Competition ? Farmers and Their Protests » et Bert Klandermans, Marga de Weerd, José Manuel Sabucedo et Mauro Rodriguez, « Framing European Contention : Dutch and Spanish Farmers Confront the Common Agricultural Policy » in D. Imig et S. Tarrow (dirs.) 2000, op. cit.
46 Sur les rapports entre Commission et ONGI, cf. V. Guiraudon, « Weak Weapons of the Weak ? Transnational Contention Around Migration » in D. Imig et S. Tarrow (dirs.) 2000, op. cit. et l’article d’A. Favell dans ce numéro.
47 Cf. Barbara Helfferisch et Felix Kolb, « Making Opportunities at the Center : The European Women’s Lobby » in D. Imig et S. Tarrow (dirs.) 2000, op. cit. et James Caporaso et Joseph Jupille, « The Europeanization of Gender Equality Policy and Domestic Structural Change » in Maria Green Cowles, James Caporaso and Thomas Risse (dirs.), Transforming Europe : Europeanization and Domestic Change, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2000.
48 Sur l’organisation des syndicats au niveau national et européen, cf. George Ross et Andy Martin, The Brave New World of European Labor : European Trade Unions at the Millennium, New York, Berghahn books, 1999. sur la façon don’t la confédération européenne des syndicats est un « produit » des institutions européennes et dont ces dernières ont modifié les répertoires d’action des syndicats nationaux, cf. Jean-Marie Pernot, « Une université européenne du syndicalisme ? L’Europe des syndicats », Politix 43, 1998, pp. 53-78.
49 Charles Tilly, Popular Contention in Great Britain, 1758-1834, Cambridge MA, Harvard University Press, 1995.
50 Si l’on se réfère à l’analyse de la « politisation » de la Commission de D. Georgakakis, il semble que la crise interne à la Commission a elle aussi encouragé ses membres à recourir à des alliés extérieurs, journalistiques entre autres, alors qu’étaient remis en cause les liens entre les fonctionnaires et les organismes qu’ils finançaient.
51 Ce rapport étroit entre acteurs internes et externes à l’institution est une des raisons pour privilégier une approche microsociologique.
52 Carlo Ruzza, Normal Protest : Social Movements and Institutional Activism, manuscript en cours de publication, 1999.
53 Cf. Martha Finnemore et Kathryn Sikkink, « International Norm Dynamics and Political Change », International Organization 52 , 1998, pp. 887-917.
54 Cf. Thomas Risse « Transnational Actors, Networks and Global Governance », in Walter Carlsnaes, Thomas Risse, et Beth Simmons (dirs.), Handbook of International Relations, Londres, Sage, 2000.
55 La même dynamique a été soulignée dans le cas de « l’Europe sociale », expression à valeur performative avant que l’interaction entre le mouvement de Vilvorde et les journalistes viennent lui donner un contenu et forcer une réponse institutionnelle. Cf. E. Lagneau et P. Lefebure, op. cit.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Virginie Guiraudon, « L'espace sociopolitique européen, un champ encore en friche ? »Cultures & Conflits [En ligne], 38-39 | été-automne 2000, mis en ligne le 20 mars 2006, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/290 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.290

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