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Faits, responsabilités, intelligibilité : comparer les enquêtes et les rapports sur Srebrenica 1

Isabelle Delpla
p. 119-136

Résumés

A partir d’une comparaison des enquêtes et des rapports sur Srebrenica, cet article analyse la manière dont ces textes établissent les faits, déterminent les responsabilités et proposent des modèles d’intelligibilité. Les enquêtes du TPIY sont déterminantes pour la connaissance du massacre. Les rapports divergent dans l’assignation des responsabilités internationales dans la chute de l’enclave, reflétant un tropisme (inter)national, très dommageable dans le cas des rapports français et hollandais du NIOD. Les réponses à la question « pourquoi Srebrenica ? », plus convaincantes dans l’analyse du « faire » que du « laisser faire », posent le problème des analogies, du cadre de référence et des jeux d’échelles pertinents (local, régional, étatique, international). Elles soulignent les limites d’une focalisation « locale » sur Srebrenica et l’importance de ne pas séparer l’analyse de la chute de Srebrenica de celle de Zepa.

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Texte intégral

  • 1  La version de cet article disponible en ligne sur le site de Cultures & Conflits à http://www.conf (...)

A Sabaheta, Emir et Emira, qui ont perdu à Srebrenica leurs père, mari, grand-père, oncles, cousins, amis… et leurs photos d’enfance, à Sabaheta, née quelques mois après juillet 1995, qui a fui Srebrenica à travers bois, avant même d’être née.

  • 2  Pour les actes d’accusation, les retranscriptions des audiences des procès et les jugements du TPI (...)
  • 3 Rohde D., Endgame, Boulder, Colorado, Westview Press, 1997 ; trad. française Le Grand Massacre. Sre (...)
  • 4  Sudetic C., Blood and Vengeance, London, Norton, 1998.

1Que nous apportent la lecture et la comparaison des enquêtes du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), des rapports onusien, français, hollandais et de la Republika Srpska (RS) sur la chute de l’enclave de Srebrenica et le massacre qui s’en est suivi 2 ? La réponse n’est pas immédiate tant la lecture de ces textes peut être accablante. A ceux qui souhaiteraient comprendre l’enchaînement et la gravité des événements, on recommanderait plutôt les ouvrages de journalistes d’investigation qui ont choisi une forme plus littéraire : celle du reportage par entrecroisement des points de vue des différents protagonistes pour David Rohde dans Endgame 3,dont la construction s’apparente, par l’unité de lieu, de temps et d’action à une moderne tragédie sans destin ; celle du roman familial pour Chuck Sudetic dans Blood and Vengeance 4. Le lecteur y trouve une sûreté d’information, une reconstitution chronologique précise, une intensité dramatique, un sens des événements, qui en font des textes de référence d’autant plus remarquables qu’ils ont été écrits peu de temps après les faits. Avec clarté et finesse, ces textes offrent également une réflexion sur l’écriture de l’événement, le statut du témoignage, le rôle de la mémoire ainsi que des hypothèses explicatives sur l’abandon de l’enclave et le massacre, que n’égalent guère les rapports plus tardifs ou plus massifs.

  • 5  Sur ces points, pour le rapport français, voir l’article de Pierre Brana, pour le rapport du NIOD, (...)
  • 6  Le TPIY rend public ses documents de base, ses actes d’accusation, décisions et la retranscription (...)
  • 7  Sur la définition de la responsabilité cosmopolitique et sur ses différentes formes, voir Pogge T. (...)

2L’intérêt de ces enquêtes et rapports et de leur comparaison réside essentiellement ailleurs. En premier lieu, les institutions qui les ont réalisés bénéficient de pouvoirs bien supérieurs à ceux des journalistes et chercheurs ordinaires et ont grandement contribué à la connaissance des faits 5. En deuxième lieu, ces institutions internationales ou étatiques contribuent à la publicité de la documentation et des débats sur Srebrenica 6. En troisième lieu, les rapports onusien, français et hollandais émanent d’organisations internationales ou de pays qui ont une responsabilité directe dans la chute de l’enclave. Par leur publicité, ils contribuent à répondre à la question kantienne du contrôle démocratique ou républicain sur la politique étrangère et internationale. C’est en tant que citoyen d’un pays donné, dans un espace donné – l’Europe –, mais aussi en tant que citoyen du monde que l’on peut y chercher la prise en compte d’une responsabilité cosmopolitique individuelle ou institutionnelle 7. C’est alors la question du suivi et des conséquences de ces enquêtes et rapports dans l’espace public qui importe.

3Complémentaire de l’article de J.-L. Fournel sur la « forme rapport » où est traitée la question de leur publicité, la comparaison ici présentée est essentiellement centrée sur l’établissement des faits et la détermination des responsabilités, qui, comme le révèle l’analyse des modes de narrations et des paradigmes d’intelligibilité utilisés, sont difficilement séparables.

Etablissement des faits et division du travail (intellectuel)

  • 8  De fait, le journaliste David Rohde avait en 1996, avant même que le TPIY ne puisse y accéder, tro (...)
  • 9  Le TPIY propose une double approche pour l’évaluation du nombre de victimes. L’une, nominale, part (...)
  • 10  Voir dans ce numéro le texte d’A. Zinbo. Le nombre des victimes est évalué à plus de 7 475 selon l (...)
  • 11  Voir dans ce numéro le texte de M. Picard.
  • 12  Voir dans ce numéro l’article de J.-R. Ruez.

4L’apport le plus remarquable de ces enquêtes et rapports est assurément celui de l’établissement des faits.Sans le travail effectué par le TPIY de reconstitution des opérations d’exécutions et de déplacement des morts, sans son travail d’exhumation, sans le travail d’identification de l’ICMP (Commission internationale pour les personnes disparues), il est probable que le nombre de morts de Srebrenica ne serait toujours aujourd’hui que l’objet de rumeurs persistantes8. Le chiffre de plus de 7 475 morts établi par le TPIY en 2001 à partir des listes du CICR est une estimation minimale qui laisse place à des variations9. Ces dernières peuvent alimenter incrédulités, confusions, voire dénis quant à l’ampleur du massacre. Il importe donc d’analyser les méthodes de décompte et d’identification des morts, pour comprendre que toute variation n’est pas synonyme de manipulation 10, mais également de savoir comment sont définies les victimes. Ainsi, selon le TPIY, les victimes ne sont pas seulement les morts, mais aussi les femmes et les enfants, victimes de transfert forcé et de persécution, ou même du crime de disparition forcée, selon la Chambre des droits de l’Homme de Bosnie-Herzégovine 11. Inversement, tous les morts de Srebrenica ne sont pas des victimes, au sens judiciaire du terme, s’ils sont morts au combat ou par suicide, et sont victimes des événements mais non d’une action criminelle directe 12.

5La contribution décisive du TPIY à la reconstitution de l’opération « Krivaja 95 » est manifeste dans la comparaison des rapports. La base factuelle et le déroulement chronologique établis par le jugement Krstic de 2001 sont repris dans leurs grandes lignes et parfois mot pour mot dans les rapports onusien, français, hollandais, la décision Selimovic de la Chambre des droits de l’Homme de Bosnie Herzégovine ou le rapport de la RS de 2004. Ces effets d’itération manifestent, par l’écriture même de ces rapports, la manière dont se forment des vérités officielles. De fait, seul le TPIY a le pouvoir d’enquête, d’accès au site, d’exhumation ou de perquisition permettant de corroborer et de dépasser le témoignage des victimes pour mettre au jour la vaste opération militaire d’élimination des hommes et de déplacement des cadavres quelques mois plus tard.

  • 13  Des historiens hollandais ont vivement critiqué le rapport du NIOD dans Het Drama Srebrenica, numé (...)
  • 14  Dans cette reprise des sources locales, l’auteur de cet appendice, Ger Duijzings, remarque pourtan (...)
  • 15  Voir la partie IV, ch. 1, section 1.
  • 16  Voir IV, chap. 2,15.
  • 17  De même, de l’échec des analyses balistiques, Schoonoord conclut que les troupes en question n’éta (...)

6Aussi, les relations entre vérités judiciaires et vérités historiques ou historiennes trouvent un éclairage dans la comparaison entre les enquêtes du TPIY et le monumental rapport hollandais, écrit par le NIOD, importante institution de recherche historique en Hollande, sur une période de sept ans, avec des moyens considérables et un large accès à des sources gouvernementales ou internationales confidentielles. En dépit d’un positivisme historique affiché et de sa volonté d’objectivité, la méthode et les résultats du NIOD se révèlent souvent fragiles et ne passeraient guère l’épreuve d’un contre-interrogatoire judiciaire. Ainsi, le NIOD utilise souvent des sources de seconde main ou inaccessibles, parfois très douteuses, et fait sien le point de vue des acteurs sans distance critique 13. Par exemple, contrastant avec le patient travail de décompte des disparus ou des morts par le CICR, le TPIY ou l’ICMP, l’appendice IV sur l’histoire de Srebrenica, reprend à son compte, sans grande prudence, des sources locales sur le nombre d’au moins un millier de morts serbes dans la région de Srebrenica de 1992 à 1994, qu’aucune de ces organisations internationales ne considère comme fiables 14. Plus prudent, dans un précieux travail sur le devenir de la colonne (que n’opère pas le TPIY), D.C.L. Schoonoord 15 expose les difficultés d’une reconstitution exacte de son parcours, étant donné l’imprécision des témoignages. Mais ces difficultés sont aussi à la mesure du manque de moyens des historiens qui ne peuvent, à la différence des enquêteurs du TPIY, vérifier les témoignages in situ ou filmer les lieux pour aider les témoins à préciser leurs déclarations. Son scepticisme reflète également une différence entre le métier d’historien et celui de policier, ce dernier étant plus habitué à fréquenter des criminels et à reconstituer leur logique : là où Schoonoord considère que le fait que l’opération de dissimulation des cadavres ait eu lieu, alors que le massacre était connu par des témoignages et par images aériennes, reste un mystère 16, J.-R. Ruez explique l’intérêt d’un effacement des preuves dans ce contexte 17.

  • 18  La multiplicité des enquêtes et des rapports sur un massacre n’est pas propre à Srebrenica. La pur (...)
  • 19  C’est alors à la multiplicité des rapports internationaux sur le génocide au Rwanda qu’il faut com (...)
  • 20  Alors que le rapport de l’ONU a été essentiellement préparé et rédigé, en neuf mois, par deux pers (...)
  • 21  L’expertise scientifique est quasi absente des rapports onusien et français, secondaire dans le ra (...)

7Cette comparaison nous conduit à une remarque plus générale sur la divergence ou complémentarité entre ces enquêtes et rapports, au regard de leur diversité 18. Cette diversité est d’abord celle de leur origine. Etant donné que Srebrenica était une zone de sécurité et que les chaînes de commandement intégrées de l’ONU réunissent une pluralité d’agents nationaux et internationaux, ces rapports sont surtout des exercices d’autoréflexion et d’autocritique 19. Cette diversité est aussi celle des approches : il existe entre eux de notables disparités de format ou de méthode de travail et de rédaction 20, notamment en ce qui concerne la relation à l’expertise scientifique 21.

  • 22  En revanche, le rapport de RS ne traite pas des responsabilités internationales mais seulement des (...)

8Or, en dépit de ces variations, les rapports présentent une grande convergence de style narratif et d’objet. Celle-ci tient certes au statut de ces textes, répondant à des questions officielles émanant d’institutions étatiques ou internationales, mais elle est également commune avec le travail de journalistes, comme celui de Rohde dans Endgame. Ces textes restituent une chronologie des événements dans le détail. Leur style consiste en un enchaînement d’énoncés protocolaires, dont les sujets sont des agents individuels ou institutionnels, qui ont dit ou fait ceci ou cela, à telle date et en tel lieu. Ils relèvent d’une histoire politique ou militaire classique où les acteurs principaux sont des militaires, des diplomates, des fonctionnaires internationaux ou des chefs d’Etat, les membres d’ONG ou les gens ordinaires, par exemple, ne venant qu’ensuite. Bien que les rapports bénéficient d’informations confidentielles et parfois d’énormes moyens, ils différent quantitativement, mais non qualitativement, d’un bon journalisme d’investigation. Le rapport du NIOD ne fait pas exception à ce constat. Même l’appendice IV, qui retrace une histoire de long terme de Srebrenica, et semble emprunter des outils d’analyse de la « nouvelle histoire », reprend souvent la trame narrative de Blood and Vengeance, ouvrage qui se plaçait explicitement sous l’angle de la mémoire familiale et ne prétendait pas faire œuvre d’histoire. Cette relative convergence est aussi celle des objets traités : la mise en place des zones de sécurité, le (dys)fonctionnement de la FORPRONU, le rôle respectif de chaque pays en son sein, la chute de l’enclave, les exécutions, les suites et conséquences de Srebrenica 22.

  • 23  A condition bien sûr que les enquêtes soient bien menées. Toutes les enquêtes du TPIY n’ont pas la (...)
  • 24  Voir l’interview de J.-R. Ruez dans ce numéro.
  • 25  Ce stade correspond aussi à un moment où l’histoire est essentiellement connue par les victimes. I (...)
  • 26  Sur le rôle des médecins légistes pour « faire parler » les morts, voir Joyce C., Stover E., Witne (...)

9Cette convergence souligne par contraste la différence entre les rapports et les enquêtes judiciaires. Ce sont les enquêtes du TPIY qui ont permis une avancée décisive dans la connaissance du massacre, non seulement par un savoir policier, mais aussi parce que ces enquêtes sont le lieu où les archives, documents et témoignages (tous de nature langagière) trouvent une référence matérielle par les analyses de police scientifique (analyses balistiques, médecine légale, etc.). Les enquêtes judiciaires sont le lieu privilégié où la narration historique s’ancre dans le monde de la réalité physique 23. A ce stade, la division du travail dans la connaissance la plus significative n’est pas celle qui sépare l’historien du journaliste ou du parlementaire, mais plutôt celle qui sépare les disciplines évoluant dans l’élément du langage et de la représentation, y compris des témoignages, et celles articulant sciences physiques ou techniques et facteur humain, également indispensables 24. Le dépassement du point de vue des témoins et des acteurs que peuvent par ailleurs produire les sciences sociales par une histoire du long terme, des analyses statistiques ou économiques, sont là produites par des sciences physiques ou médicales 25. De fait, les médecins légistes ont joué un rôle déterminant dans le procès Krstic en permettant aux cadavres de devenir des témoins « d’outre-tombe », c’est-à-dire en reconstituant par les rapports d’autopsies une partie des événements pour laquelle il n’y avait aucun témoignage 26.

10En accord avec leur dimension réflexive ou autocritique, la deuxième différence significative entre les rapports est nationale. Le cadre de description et d’analyse est historiquement et géographiquement dicté par le rôle qu’ont eu, dans les événements, les institutions commandant les rapports. Le rapport de la RS ne traite que de la responsabilité serbe dans le massacre. Le rapport de l’ONU traite du rôle de la FORPRONU en Bosnie. Le rapport français n’apporte pas d’éléments nouveaux sur la guerre en Bosnie et traite du rôle de la France dans la FORPRONU et de celui du général Janvier dans la chute de l’enclave. Le rapport du NIOD traite en priorité du rôle des responsables hollandais dans la FORPRONU et du Dutchbat (bataillon hollandais) à Srebrenica, des préalables et des suites de la chute de l’enclave dans la politique hollandaise. Cette orientation (inter)nationale détermine explicitement le recueil des données et l’objet d’étude, mais façonne aussi plus insidieusement les analyses. C’est en ce point que la recherche des faits et l’assignation de responsabilités se déterminent mutuellement.

La recherche d’intelligibilité et l’assignation de responsabilités

  • 27  Les rapports français et hollandais tendent à se renvoyer la responsabilité des événements, chacun (...)

11Les différents rapports se caractérisent par le type d’intelligibilité proposé, qui oscille entre une recherche toujours plus poussée du détail, de l’enchaînement événementiel ou causal et une détermination des responsabilités. La recherche d’intelligibilité passe par la contextualisation (par rapport à l’histoire du conflit en Bosnie ou au fonctionnement des institutions impliquées), par l’articulation entre explication systémique et interprétation des agents individuels. Les enquêtes et rapports dans leur ensemble ont en commun de prêter une grande attention à la chronologie et de différencier plusieurs genres de responsabilités, tous s’accordant sur la responsabilité criminelle des forces serbes. Toutefois, concernant l’articulation entre intelligibilité et responsabilité, ils divergent sur deux points principaux. D’une part, s’il y a accord sur le fait que la prise de la ville semble avoir été décidée après le début de l’opération « Krivaja 95 », un désaccord existe sur la décision et les raisons du massacre, au-delà d’une référence consensuelle et assez vague à la purification ethnique. D’autre part, les rapports onusien, français et hollandais s’accordent sur le fait que l’ONU, la France et les Pays-Bas n’avaient ni prévu ni voulu la chute de l’enclave et le massacre, mais divergent sur la manière de répartir et d’articuler responsabilités criminelles et politiques, locales et internationales, individuelles et institutionnelles 27.

  • 28  Voir l’article de X. Bougarel dans ce numéro.

12En premier lieu, les différents rapports et enquêtes confèrent une telle importance à la chronologie que l’on peut se demander quelle intelligibilité ressort de cette accumulation de faits allant toujours plus profond dans le détail des événements. Cette accumulation correspond autant à une recherche d’information qu’à celle d’une crédibilité narrative expliquant les incroyables fautes et manquements des acteurs internationaux par la conjonction d’une série de facteurs et de causalités disparates. Elle s’oppose ainsi aux théories du complot – mode d’interprétation qui prévaut en Bosnie – voyant l’abandon de l’enclave comme un fait intentionnel, relevant d’accords secrets et donc, de facto, de complicité de meurtre. Bien des Bosniaques considèrent en effet que les casques bleus devraient être jugés au même titre que les Serbes, mais ils distinguent cette responsabilité criminelle de la responsabilité des politiques et militaires bosniaques 28. De manière plus directe encore, la défense du général Krstic arguait que le massacre avait été organisé par les services secrets français dans le but de discréditer les Serbes. Par contraste, les enquêtes et les rapports distinguent responsabilités (criminelles) dans le massacre et responsabilités (politiques et morales) dans la chute de l’enclave, les enquêtes du TPIY et le rapport de la RS ne traitant que des premières et les rapports onusien, français et hollandais traitant principalement des secondes. Toutefois, la question de la prévisibilité, à la fois du massacre et de la chute de l’enclave, manifeste la difficulté de séparer ces genres et degrés de responsabilités.

13Au-delà de cette recherche commune d’une narration crédible sans intention internationale criminelle, la reconstitution détaillée des événements recouvre des types d’intelligibilité très différents. Pour les enquêteurs du TPIY, elle est d’abord celle de la preuve qui doit être la plus circonstanciée possible dans l’établissement de la responsabilité criminelle individuelle, afin de passer l’épreuve du contre-interrogatoire par la défense. Et le diable est aussi dans les détails par les abîmes d’horreur, de cruauté et de souffrance que révèlent ceux des scènes de crimes. Pour le NIOD, en revanche, la recherche du détail vise à une histoire objective et dépassionnée qui évite le jugement. De fait, une telle masse d’information finit par mener une guerre d’usure contre l’esprit critique du lecteur et à rendre la trame des événements aussi illisible que le rapport. Elle conduit ainsi à une dilution de la responsabilité des différents acteurs.

14Le rapport de l’ONU n’en est que plus remarquable par l’équilibre qu’il établit entre lisibilité et intelligibilité, dans une centaine de pages claires et synthétiques, qui retracent l’action de la FORPRONU en Bosnie. David Harland, rédacteur principal du rapport,

« ne considérait pas que [son] rôle était d’assigner des responsabilités mais plutôt de fournir un rapport d’ensemble de ce qui s’était passé entre l’établissement des zones de sécurité en 1993 et la conclusion de l’accord de paix en 1995. En d’autres mots, [il s’est] vu comme essayant principalement de produire une narration cohérente des événements, considérant que c’est ce que demandait la résolution bosnienne-jordanienne-slovène qui réclamait le rapport ».

15Aussi

  • 29  Extraits d’un courrier électronique de David Harland à l’auteur du 21 juin 2005 ; notre traduction

« regrette[-t-il] que le rapport ait été finalement appelé La Chute de Srebrenica dans la mesure où il traite, pour une large part, d’événements antérieurs à la chute de Srebrenica et postérieurs, avec les autres “zones de sécurité”, particulièrement Zepa 29 ».

16Le choix de ces limites chronologiques et géographiques vise à resituer la chute de Srebrenica dans un contexte plus large et correspond à un type d’analyse qui en fait, non un simple accident, mais plutôt la conséquence logique du (dys)fonctionnement de la FORPRONU, du défaut structurel de son mandat et de la définition des zones de sécurité, sans que pour autant les individus soient dédouanés de leurs manquements et de leur fautes. D’où l’effort de Harland pour reconstituer la chute de l’enclave de Zepa, quelques jours après celle de Srebrenica. En effet, alors que la décision du général Mladic d’en finir avec Zepa était connue, la chute de l’enclave prévue, et le sort des hommes de Srebrenica toujours incertain, le général Janvier a décidé de ne rien faire pour défendre l’enclave qui a été délibérément abandonnée à son sort.

  • 30  A cet égard, Harland, comme Rohde, fait ressortir ce qu’il peut y avoir de tragique dans la décisi (...)
  • 31  Extraits d’un courrier électronique de David Harland à l’auteur du 21 juin 2005 ; notre traduction (...)
  • 32  p. 107 du rapport de l’ONU « La chute de Srebrenica ».
  • 33  Pour rendre compte du fait que la tragédie de Srebrenica a indirectement contribué à un règlement (...)

17Quoique essentiellement fondé sur ses archives, le rapport de l’ONU manifeste un sens de l’enchaînement des événements le rapprochant de l’ouvrage Endgame, où les actions de chacun, des plus aveugles aux plus lucides, des plus réticents aux plus déterminés à l’emploi de la force contre les forces serbes, contribuent à accélérer une catastrophe qui aurait pu être évitée 30. Le fait qu’Harland, responsable des Affaires civiles et politiques de l’ONU à Sarajevo de 1993 à 1999, ait été un témoin direct à la fois de la guerre et des efforts serbes pour prendre Gorazde en 1994, et un acteur des négociations autour de la chute de Zepa, contribue certainement à sa compréhension de la dynamique des événements. De fait, Harland avait été « quelque peu étonné d’être choisi [pour la rédaction du rapport] étant donné qu’[il] étai[t] un critique vigoureux de la politique de la FORPRONU d’usage minimal de la force 31». Le ton du rapport tranche nettement avec la recherche du compromis et de l’apaisement qui était celui de la FORPRONU, cette fermeté se retrouvant également dans la conclusion du rapport, qui n’a pas été rédigée par Harland. Le ton est celui de la condamnation sans ambiguïté à la fois des crimes serbes et de la politique de l’ONU qui les a permis et marque une rupture avec le principe même qui guidait l’action de la FORPRONU. C’est dans « une philosophie de l’impartialité » tenant « les parties pour également responsables des transgressions 32 », qui a conduit à sous-estimer les buts de guerre serbes, et dans une culture de paix, hostile à tout emploi de la force, même à celle des Bosniaques pour leur auto-défense, que le rapport voit la racine même des erreurs de jugement, des fautes et de la responsabilité de l’ONU 33.

  • 34  La priorité donnée aux casques bleus sur les populations locales est manifeste dans le cas du géné (...)
  • 35  Même si le rapport français parle de « faute » à propos de Janvier, il reste très elliptique sur s (...)
  • 36  Sur l’initiative de Gobilliard et le rôle des casques bleus, voir infra la note 81. On s’étonne d’ (...)

18Cette analyse générale est reprise dans les rapports français et hollandais avec des variations significatives, où l’intérêt est aussi celui des déplacements dans la reprise. Faisant siennes ces analyses, le rapport français souligne un défaut – ou une volonté – partagé par l’ensemble des acteurs internationaux –, celui de ne jamais faire de la protection des populations une priorité, surtout en regard de celle des casques bleus 34. Le rapport voit là une continuité de nature à éclairer la série de manquements ou de fautes que le rapport de l’ONU attribue principalement à une culture de l’impartialité. Cette attention aux victimes ne saurait toutefois masquer une très grave lacune du rapport français. La chute de Zepa et le refus délibéré de Janvier de la défendre, pourtant présentés dans le rapport de l’ONU, n’y sont pas traités 35. Cette lacune, qui nuit à la compréhension de la dynamique des événements, est d’autant plus dommageable que le rôle de militaires français est déterminant à Zepa, à différents niveaux de la hiérarchie de la FORPONU, du refus de Janvier de défendre l’enclave à l’initiative courageuse du général Gobilliard de se rendre à Zepa pour sauver sa population, à l’inaction de casques bleus français lorsqu’une quinzaine d’hommes bosniaques ont été arrachés d’un bus pour disparaître 36.

  • 37  Le changement qui a substitué des noms de fonction à des noms propres a été fait après la rédactio (...)
  • 38  Non seulement les principaux responsables de l’ONU n’ont pas été sanctionnés pour leur rôle dans S (...)
  • 39  L’effet politique le plus immédiat de l’expérience de la FORPRONU en Bosnie ne découle pas des rap (...)

19Quant à l’épilogue du rapport du NIOD, il voit la constance de la FORPRONU dans l’enlisement et infléchit la question des responsabilités hollandaises : là où le prologue insistait sur la restitution des options alternatives réalistes qui se présentaient aux protagonistes, la question dans l’épilogue semble être devenue « pourquoi et comment le gouvernement hollandais a-t-il envoyé ses troupes dans une mission impossible ? ». De fait, c’est en termes assez durs que le rapport reproche au gouvernement hollandais d’avoir cédé à une éthique de la conviction au détriment d’une éthique de la responsabilité. Cette mise en cause du gouvernement hollandais a d’ailleurs entraîné sa démission. Par contraste, le rapport onusien, dont le mea culpa reste très rhétorique et se complaît dans la généralité du « nous », et qui a, de fait, gommé toute désignation nominale des responsables de la FORPRONU et de l’ONU dans sa version finale 37, n’a donné suite à aucune sanction 38.De même, le rapport français a eu d’autant moins de suites qu’il n’a pas formulé de recommandations explicites, même à l’égard des victimes 39.

  • 40  Voir l’article de P. Lagrou dans ce numéro.
  • 41  Pour les critiques des historiens hollandais, voir Het Drama Srebrenica, n°2 de la revue Tijdschri (...)
  • 42  Il faut attendre cent pages du chapitre 6 (partie I) sur « l’émotionalisation du débat » qui analy (...)

20L’impression favorable que l’on peut avoir du rapport du NIOD du fait de ses conséquences politiques 40s’estompe néanmoins rapidement pour laisser souvent place à la consternation. Assurément, par sa prétention à produire une histoire systématique et par ses milliers de pages, le rapport du NIOD prête davantage le flanc à la critique que les rapports onusien et français, bien moins ambitieux. Pour autant, les multiples critiques dont le rapport du NIOD a été et peut faire l’objet ne sont pas seulement proportionnelles à l’extension de son champ d’analyse 41. Il est certes impossible de porter un jugement global sur un ensemble aussi disparate, avec des chapitres de valeur variable. Outre un usage opaque et parfois peu critique des sources, le rapport du NIOD, dans son effort de produire une « investigation historico-analytique », tend à reproduire la complexité du réel. Dans cette masse d’information, le cadre d’analyse n’est guère explicite, ce qui conduit à perdre le lecteur en fausses pistes, voire en contradictions 42. On ne trouve ni problématique ni narration claire – comme dans le rapport de l’ONU –, ni exposé démocratique des désaccords entre les différents rédacteurs – comme dans le rapport français.

  • 43  Ibid.
  • 44  Voir I, chap 6, 6. Ce chapitre emprunte l’expression « tyrannie de la victimologie » au journalist (...)
  • 45  Le fait que cette explication soit celle des Serbes ne la disqualifie pas, assurément, mais engage (...)

21L’écriture du rapport semble guidée par une culture du compromis, à la fois entre les membres du NIOD 43, mais aussi dans l’interprétation des événements. La culture de l’équivalence entre les parties, dans laquelle le rapport de l’ONU voyait la source même de son aveuglement, imprègne largement le rapport du NIOD. L’ethos universitaire de la nuance et de l’impartialité semblant avoir pris le relais de l’ethos diplomatique de l’apaisement et de la neutralité, le rapport du NIOD s’efforce de tenir la balance égale entre les points de vue. Dans cet effort de distance dépassionnée, il retrouve certaines des postures des protagonistes de la FORPRONU durant la guerre et reprend l’idée d’une « tyrannie de la victimologie», tyrannie relayée et encouragée par la couverture médiatique de la guerre, émotionnelle et trop favorable aux Bosniaques, selon le NIOD 44. D’où, peut-être, la perméabilité des chercheurs du NIOD aux argumentaires nationalistes serbes. Ainsi, dans le chapitre 6 (partie I) et l’épilogue, l’analyse des photos des camps de Prijedor de 1992 revient souvent de facto à reprendre les critiques de leur authenticité, communes parmi les nationalistes serbes. De même, l’explication du massacre par la vengeance, avancée plusieurs fois dans le rapport, est la reprise de celle des Serbes 45.

  • 46  Notre traduction.
  • 47  Voir IV, 2, 3.

22L’épilogue, repris dans le résumé pour la presse, partie la plus visible et publique du rapport, constitue à cet égard un summum. Blom, directeur du NIOD, qui l’a écrit sans consulter les autres rédacteurs, présente les problèmes comme relevant largement d’une gestion de l’image. Selon l’épilogue, « il apparaît que chacun des belligérants était coupable d’actes de violence massive », mais « alors que les Bosniens [Bosniaques] ont conduit la guerre de propagande internationale avec efficacité et talent, les Serbes n’ont rien fait de tel », aussi ont-ils « créé une impression largement négative et n’ont pas montré beaucoup d’intérêt pour leurs “public relations 46 ». L’un des problèmes principaux du DutchBat est également qu’il n’aurait pas su donner une bonne image de son action, l’épilogue s’achevant sur l’atteinte causée à l’image des Pays-Bas à l’étranger par Srebrenica. Quant au massacre lui-même, dont la réalité est indéniable, sur un fond de purification ethnique et de vengeance, il serait surtout dû au départ de la colonne de Bosniaques dans les bois qui, en contrariant les plans de l’armée serbe dans son avancée vers Zepa, lui aurait posé un « problème » inattendu. Cet argument est explicité dans la partie IV, chap. 2, 20, consacrée à la prise de décision du massacre et aux exécutions. D’après Schoonoord, l’armée serbe s’attendait à ce que les hommes se rendent à Potocari, mais le départ imprévu de la colonne a désorganisé ses plans et elle s’est trouvée avec un nombre ingérable de prisonniers qu’elle a donc tués, dans un massacre requérant une vaste organisation. Les casques bleus n’ont fait que suivre les règles des conflits armés en laissant, sur la base de Potocari, les forces serbes emmener les hommes et d’ailleurs la décision du massacre était postérieure, la preuve en étant que les paroles de Mladic et de Karadzic n’avaient rien de menaçant 47.

  • 48  Les raisons expliquant la position du NIOD sont nombreuses et sont en partie présentées par le tex (...)
  • 49  « In addition to these motives of ethnic cleansing, hate and revenge, there was the 28th Division’ (...)
  • 50  « Selon la logique indiquée, la nécessité de les éliminer à Potocari aurait été tout aussi impérat (...)
  • 51  La supériorité numérique des Bosniaques, de même que la suprématie des Serbes en armement, sont pa (...)
  • 52  Endgame, op. cit., p. 374.
  • 53  Le fait que des soldats aient été retirés du front pour être affectés aux exécutions apparaît dans (...)
  • 54  Ces diverses options semblent avoir été considérées. Selon le plaidoyer de culpabilité d’Obrenovic (...)

23 Faut-il voir dans une interprétation aussi stupéfiante la projection indue et décontextualisée de l’historiographie fonctionnaliste du nazisme, domaine de compétence initial des historiens du NIOD, ou plutôt une manifeste mauvaise foi ? Dans tous les cas 48, le fait que des historiens aient produit le rapport le plus (faussement?) crédule, perméable au point de vue des criminels et déférent envers le pouvoir politique, doit assurément être un objet de préoccupation pour la communauté des chercheurs. Cette interprétation renvoie la responsabilité indirecte du massacre vers les victimes puisque le départ de la colonne « peut même être regardé comme le déclencheur non intentionnel et imprévu des meurtres de masse qui ont suivi » (Epilogue)49. En outre, elle est incohérente en elle-même et avec les faits avérés sur le massacre. D’une part, si c’est le nombre de prisonniers qui a entraîné la décision du massacre, on peine à voir pourquoi ce nombre aurait été moins grand si tous les Bosniaques s’étaient rendus à Potocari, une partie de la colonne étant parvenue à s’échapper 50. En outre, même si les forces serbes étaient incontestablement en minorité 51, comme le souligne Rohde avec finesse, considérer « les prisonniers Musulmans […] comme des choses dont la “reproduction” est trop rapide » relève d’un « racisme classique et profond 52 », et non seulement de l’arithmétique. D’autre part, cette explication ne s’accorde pas avec d’autres faits bien établis : les hommes, souvent âgés, qui s’étaient rendus à Potocari, ont également été exécutés et des forces militaires ont été retirées du front pour être affectées aux exécutions, au détriment des opérations de combat 53. De surcroît, les forces serbes n’ont jamais fait de préparatifs pour garder des prisonniers. En prenant la ville, de facto, elles n’avaient d’autres options que d’organiser de tels préparatifs en urgence, ce qui n’a pas été fait, de laisser partir les hommes (pourquoi alors empêcher leur départ par bus ou à travers bois ?), de les transférer vers des camps proches, comme Batkovici, ce qui n’a pas été tenté, de les laisser mourir de faim et de soif ou de les tuer 54.

  • 55  Il s’agirait là de la transposition de l’interprétation bureaucratique ou logistique qu’Hannah Are (...)
  • 56  En ce sens, l’application d’un principe de charité épistémique ou moral dans les sciences humaines (...)

24Par contraste, l’explication du NIOD se soustrait aux règles de la méthode scientifique évaluant le bien-fondé d’une hypothèse explicative au regard de l’ensemble des données et d’hypothèses alternatives. En posant que le départ de la colonne et le nombre de prisonniers sont le déclencheur imprévu de la décision du massacre, elle repose sur un déterminisme logistique. Sans que l’analogie soit explicitée, elle s’inspire probablement des interprétations fonctionnalistes du processus menant à la prise de décision de la « solution finale » par les nazis, ou plus largement de la conception arendtienne de la banalité du mal, qui voit le ressort de la participation au crime de masse, non dans quelque penchant diabolique de ses agents, mais dans la logistique et la technique 55. Ce faisant, l’interprétation du NIOD minimise, voire efface, la pluralité des options objectives et subjectives, la liberté de choix des criminels, la conscience qu’ils pouvaient avoir de la gravité morale ou de l’importance « historique » de leurs décisions. Paradoxalement, l’explication du NIOD, qui semble faire écho à l’argumentaire serbe présentant la colonne comme une menace militaire, suppose néanmoins une conception caricaturale des Serbes 56. Pour affirmer que c’est la fuite de la colonne, le grand nombre de prisonniers et les problèmes logistiques posés par ces éléments imprévus qui ont déclenché la prise de décision du massacre, il faut supposer que les responsables serbes étaient incapables de prévoir que la prise de la ville allait entraîner soit des milliers de prisonniers, soit des tentatives de résistance ou de fuite, et qu’ils étaient également incapables d’organiser la logistique pour garder les prisonniers.

  • 57  Dès lors, le processus de radicalisation local que le rapport du NIOD met en avant sur le modèle d (...)
  • 58  Selon le témoignage de Nikolic (cité note 57), c’est d’ailleurs précisément parce que le CICR conn (...)
  • 59  Voir l’entretien avec J.-R. Ruez dans ce numéro.

25Dans les faits, la dimension logistique invoquée par le NIOD est loin d’être décisive dans le contexte de Srebrenica 57. D’une part, des ONG et organisations internationales, telles que le HCR et le CICR, étaient présentes dans la région et cherchaient précisément à ravitailler les réfugiés ou à avoir accès aux prisonniers, ce qui leur a été refusé 58. D’autre part, les exécutions de masse ont également posé d’énormes « problèmes logistiques », qui n’ont d’ailleurs été résolus qu’en plusieurs phases 59 et en utilisant les ressources internationales, en essence notamment. Supposer que les facteurs logistiques ont amené les forces serbes, surprises, à renoncer à garder des prisonniers, qui auraient pu constituer une précieuse monnaie d’échange, mais ne les ont pas dissuadées ni empêchées de monter avec succès une vaste organisation pour les éliminer, revient à supposer que les Serbes n’excellent que dans l’organisation du crime de masse ! Paradoxalement, la banalité du mal poussée à son extrême finit par aboutir à une diabolisation des criminels qu’elle visait à éviter.

  • 60  En effet, le rapport NIOD insiste sur le fait que le « Dutchbat » ne savait rien du départ de la c (...)
  • 61  Dans le mouvement même par lequel le NIOD croit prendre de la distance en faisant une histoire des (...)
  • 62  Il est également probable que les travaux d’anthropologie de G. Duijzings portant sur le Kosovo on (...)

26Le tropisme national est alors manifeste : le seul intérêt de cette explication est de mettre hors de cause les casques bleus, car elle maintient que le massacre était imprévisible et sa décision et réalisation, hors de leur portée 60. Plus généralement, les seules explications de la prise de décision du massacre que le NIOD met en avant, par le départ de la colonne ou par la vengeance, sont focalisées sur les relations entre Serbes et Bosniaques et n’intègrent pas la présence internationale comme un de ses facteurs possibles. De fait, les tensions et faiblesses du rapport du NIOD s’éclairent par ce tropisme. D’une part, ce dernier donne en effet une certaine cohérence à la démarche du rapport, dont plusieurs chapitres sont consacrés au rôle des représentations et qui est lui-même entré dans une opération de gestion d’image en planifiant sa publication pour permettre la démission du gouvernement hollandais au moment opportun et redorer l’image des Pays-Bas 61. D’autre part, cette orientation nationale éclaire les tensions qui sous-tendent l’articulation des responsabilités et la question de la prévisibilité du massacre. Alors que l’épilogue insiste sur l’imprévisibilité, dans l’appendice IV, l’anthropologue Ger Duijzings, qui s’est ultérieurement démarqué des conclusions du rapport, cherche les raisons du massacre dans le contexte local des relations entre Serbes et Bosniaques. L’importance que Duijzings accorde à la vengeance locale semble refléter un double souci : celui d’un anthropologue cherchant la signification du massacre dans des pratiques anthropologiques 62 et celui d’un chercheur et citoyen hollandais qui, en soulignant la prévisibilité du massacre, accroît la responsabilité hollandaise dans son incapacité à l’empêcher.

  • 63  D. Rohde fait état des nombreuses déclarations de Mladic à la foule des Bosniaques à Potocari et a (...)
  • 64  Rohde s’appuie à ce propos sur le témoignage d’un fonctionnaire de l’ONU qu’il ne cite pas nomméme (...)
  • 65  Rohde en arguant que le massacre a eu lieu parce qu’il était possible rejoint l’interprétation que (...)

27C’est peut-être aussi ce tropisme national qui explique des lacunes notables dans le rapport du NIOD au regard de son effort de systématicité et de ses prétentions à la scientificité. Concernant la décision du massacre, il est étonnant que trois explications de court et moyen termes ne soient pas discutées – au moins à titre d’hypothèses – en contrepoint de l’explication « logistique » par le départ de la colonne. En premier lieu, si l’on considère que la prise de décision a été tardive, l’hypothèse crédible de D. Rohde est que, tout en englobant une pluralité de motifs, elle découle de l’euphorie d’une victoire d’une facilité si imprévue qu’elle a donné à Mladic un sentiment de toute puissance divine sur la vie et la mort de quiconque 63. Cette interprétation, bien que partielle, s’accorde avec les multiples déclarations de Mladic, avec la chronologie des faits et l’exhaustivité du massacre des hommes, ainsi qu’avec le retournement d’attitude soudain de Mladic à Zepa. En effet, ce dernier est resté inflexible sur la reddition des hommes de Zepa, jusqu’à l’offensive croate marquant une défaite majeure pour les Serbes, suite à laquelle les hommes de Zepa ont cessé d’être sa priorité 64. Cette interprétation renvoie la prise de décision effective du massacre à sa possibilité même et à l’absence de résistance de la FORPRONU, du Dutchbat et de l’OTAN 65, ce qui pourrait expliquer le laconisme du rapport du NIOD à son égard.

  • 66  La première et la deuxième hypothèse sont compatibles. On peut à la fois considérer que la décisio (...)
  • 67  La première partie du NIOD contient plusieurs sections sur la carrière de Karadzic (chap. 3, 4), d (...)
  • 68  Je traite ici seulement de la prévisibilité ou probabilité manifeste du massacre et non de celle q (...)
  • 69  Les rapports s’accordent à dire que le massacre n’était pas prévisible et qu’une telle élimination (...)
  • 70  Voir à ce sujet le témoignage de David Harland dans le procès Milosevic au TPIY du 18 septembre 20 (...)

28En second lieu, si l’on replace la décision du massacre dans une temporalité de moyen terme 66, il est également étonnant que, dans le type d’histoire politique et militaire produit par le rapport NIOD, un chapitre substantiel ne soit pas consacré au modus operandi de l’armée serbe dans des épisodes antérieurs de la guerre, à la stratégie et aux états de service du général Mladic 67 qui ne faisait pas mystère de sa volonté d’éliminer les Musulmans. Une telle analyse aurait montré que, si ce massacre n’était pas prévisible 68, en tout cas un massacre et des exactions l’étaient 69. De fait, des cas d’exécutions systématiques des hommes ont eu lieu dans la guerre en Bosnie, surtout en 1992, et Mladic menaçait de tuer tout le monde à Gorazde en 1994 70. Une telle lacune est également dommageable dans les autres rapports, où une étude des parcours de carrière des principaux preneurs de décision, Mladic, Janvier ou Akashi entre autres, aurait pu éclairer leurs actions en juillet 1995.

  • 71  Autant le jugement Krstic en première instance, proche de la narration de l’enquête et essayant de (...)
  • 72  De même, la (re)définition de la victime de disparition forcée opérée par la Chambre des droits de (...)

29Enfin, l’absence d’une histoire du genre est une lacune d’autant plus dommageable qu’elle touche au cœur des événements et à la prévisibilité d’un massacre à partir de la séparation des femmes et des hommes. Cette absence peut découler de la « forme rapport » favorisant un style d’histoire plus événementiel que culturel. Par contraste, elle souligne l’écart entre les rapports, marqués par un certain « classicisme », et les décisions judiciaires, plus riches en innovations conceptuelles. En effet, la dimension genrée de la violence est au cœur du jugement Krstic du TPIY qui opère un passage du « gendercide » (exécution des hommes) au « génocide » (intention de détruire le groupe en totalité ou en partie), certes controversé parmi les juristes 71, mais pointant la spécificité du massacre 72.

Cadre de référence et jeu d’échelle 73

  • 73  Sur cette notion, voir Revel J.(dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Se (...)

30Plus que leur contenu, c’est la comparaison des rapports qui manifeste la spécificité de Srebrenica, celle du massacre de populations sous protection internationale. A divers niveaux, se pose la question du cadre de référence et du choix d’échelle. Les mêmes événements sont alternativement décrits par une double variation, variation de points de vue (de l’ONU à New York, de la France et des Pays-Bas), et variation d’échelles, locale pour les relations « au sol » entre Serbes, Bosniaques et casques bleus, régionale (depuis les bureaux de la FORPRONU à Tuzla), nationale (depuis Sarajevo), internationale proche (depuis le QG de la FORPRONU à Zagreb) et lointaine (au siège de l’ONU à New York) correspondant aux degrés de hiérarchie de l’ONU et à la pluralité de ses membres.

  • 74  Exception du point de vue des principes mais non du point de vue historique, où des situations de (...)

31La singularité « internationale » de Srebrenica n’apparaît guère dans la théorisation des relations internationales présente dans les rapports. Cette dernière reprend, sous diverses formes, une opposition traditionnelle entre idéalisme (la culture pacifiste de l’ONU) et réalisme (usage de la force). Or, cette théorisation repose sur l’idée de la souveraineté et de l’indépendance nationale qui donne le droit à chaque Etat de se défendre ou d’être défendu, selon les principes fondateurs de l’ONU, par rapport auxquels l’embargo sur les armes pour la Bosnie, hérité de son imposition à la Yougoslavie en 1991, et la démilitarisation des zones de sécurité sont des écarts, sinon des exceptions 74. Or, cette singularité de Srebrenica apparaît davantage dans les modes de description. L’articulation problématique entre souveraineté, droit de se défendre ou d’être défendu et protection peut être décrite successivement dans les conflits entre les casques bleus qui abandonnent les postes de défense de la ville et les Bosniaques cherchant à les en empêcher, dans les conflits entre le gouvernement de Sarajevo et les responsables de la FORPRONU, etc. Ces niveaux de description manifestent la porosité empirique et conceptuelle du national et de l’international, de l’échelle la plus locale et infranationale à l’échelle la plus globale et supranationale.

  • 75  Il existe ainsi de nombreux points de similitude entre le massacre de Srebrenica et celui du villa (...)
  • 76  Voir IV, chap. 9.

32Ces variations expriment aussi la difficulté à définir l’échelle pertinente pour analyser Srebrenica. La spécificité de ce massacre dans la guerre en Bosnie est-elle quantitative ou qualitative ? Peut-on le comprendre par une comparaison avec des massacres de moindre ampleur, mais ayant également éliminé les hommes en masse ainsi que quelques femmes et enfants, comme à Biljani 75 dans la municipalité de Kljuc ou à Grabovica dans la municipalité de Kotor Varos, dans le Nord-Ouest de la Bosnie en 1992 ? Quelle échelle historique et géographique de comparaison est pertinente ? L’intérêt des rapports est aussi de poser des questions nouvelles par le cadre de référence choisi. Le rapport du NIOD et le rapport de l’ONU apportent deux contributions majeures à la question de la spécificité et du « pourquoi » en faisant de la question « pourquoi Srebrenica ? » non une question métaphysique, morale et indécidable équivalente à « pourquoi le mal ? », mais une question analysable en termes de contextualisation et de comparaison. « Pourquoi Srebrenica ?» devient ainsi « pourquoi Srebrenica et non ailleurs ? », « Pourquoi Srebrenica et non Zepa » ? L’appendice IV rédigé par G. Duijzings cherche des causes ou des raisons du massacre dans l’histoire de Srebrenica, tandis que l’analyse de Harland sur la chute de Zepa, reprise dans le rapport du NIOD 76, insiste sur la dynamique régionale des événements.

  • 77  On pourrait concevoir le massacre de Srebrenica comme une revanche historique ou politique plus gé (...)
  • 78  Sémelin J., Purifier et détruire, Paris, Le Seuil, 2005, p. 236 et suivantes.
  • 79  Sorabji C., « Une guerre très moderne », Terrain, n°23, octobre 1994, pp. 137-150.
  • 80  Il faut noter à cet égard que la proportion de non-locaux (militaires de la JNA –armée yougoslave- (...)

33La difficulté manifeste que soulève la première approche est celle de l’inadéquation entre l’échelle des causes et l’échelle des conséquences. S’il est incontestable que la vengeance a joué un rôle déterminant dans la participation des Serbes de Srebrenica ou de Bratunac au massacre, et dans le choix de certains lieux d’exécutions, comme Kravica, on peine à comprendre comment cette interprétation peut dépasser l’échelle locale et expliquer le déplacement de l’état-major de l’armée de la RS et d’éléments de l’armée et de la police d’autres régions de la Bosnie et même de la Serbie pour une vengeance locale contre Naser Oric et ses hommes 77. Mais cette interprétation soulève aussi la difficulté de définir la dimension locale de Srebrenica. Est-elle géographique, historique ou politique ? Cette difficulté est particulièrement mise en évidence par l’usage que Jacques Sémelin fait du travail de G. Duijzings dans Purifier et détruire 78. J. Sémelin inscrit cette interprétation dans la continuité des analyses de l’anthropologue Cornelia Sorabji sur l’organisation « en franchise » des autorités municipales dans la purification ethnique 79. Les analyses de C. Sorabji sont d’une extrême pertinence pour 1992, où la force du paradigme local et municipal est d’autant plus grande que les victimes, les forces armées ou de police étaient pour l’essentiel originaires de la même municipalité. Mais J. Sémelin ne tient pas compte du fait que ce paradigme a perdu sa pertinence en 1995 à Srebrenica où le local ne se définit plus comme en 1992 par une adéquation entre une délimitation géographique, des structures de pouvoir municipales et le chez soi de la population. En 1995, l’enclave de Srebrenica comme lieu géographique contenait des réfugiés de toute la région, chassés de chez eux lors de la purification ethnique de 1992. Le paradigme local n’est opératoire ni pour les victimes ni pour les troupes serbes, venant essentiellement de la région proche et partiellement d’autres régions de Bosnie, plus que de la municipalité même 80, mais surtout commandées directement au niveau national par Mladic. Le local reste néanmoins un facteur déterminant des événements mais pour des raisons très différentes de celles supposées par J. Sémelin. D’une part, comme D. Rohde le souligne justement, les tensions entre habitants de Srebrenica et réfugiés expliquent le peu d’acharnement de ces derniers à défendre Srebrenica qui n’était pas chez eux. D’autre part, les réfugiés n’étaient ni familiers du terrain, ni les uns des autres, ce qui a constitué un obstacle majeur pour la fuite de la colonne, les Bosniaques se perdant en chemin et étant (ou se croyant) infiltrés par des Serbes. D’où aussi la difficulté des survivants à localiser les lieux, comme l’explique J.-R. Ruez.

34La transposition directe du paradigme municipal de 1992 à 1995 est donc trompeuse. Il n’est pas assuré que scruter les relations locales à Srebrenica, plutôt qu’à Zvornik ou dans le Nord-Est de la Bosnie, éclaire le massacre si sa localisation spécifique à Srebrenica est due à une pluralité de facteurs. C’est la voie de réflexion ouverte par D. Harland dans sa reconstitution de la chute de Zepa, enclave voisine de Srebrenica, attaquée par les forces serbes quelques jours après la chute de Srebrenica, sans que des massacres analogues aient eu lieu. Dans des précisions ultérieures au rapport de l’ONU, D. Harland propose une analyse multifactorielle prenant en compte la dynamique régionale, nationale et internationale de la guerre, souvent négligée dans la focalisation sur Srebrenica, et qui constitue une contribution d’importance à l’étiologie des massacres de masse. Il considère qu’au moins six facteurs combinés, dont les détails sont expliqués dans le rapport de l’ONU

  • 81  Dans un entretien, le 25 novembre 2006, le général Gobilliard m’a donné les précisions suivantes s (...)
  • 82  Extrait d’un courrier électronique de David Harland à l’auteur du 22 juin 2005 ; notre traduction.

« ont sauvé Zepa d’un sort identique à Srebrenica : 1) les dynamiques très différentes qui s’étaient développées entre assiégeants et assiégés dans chaque endroit depuis 1992, représentées par les différents rôles d’Oric et Palic [respectivement dirigeants militaires de Srebrenica et de Zepa] 2) les inquiétudes des Serbes de Pale (particulièrement Karadzic) sur la nécessité d’arrêter l’action sur Zepa pour préparer l’attaque croate imminente à l’Ouest, 3) le fait que Zepa soit bien plus défendable que Srebrenica, ce qui a entraîné la réticence des Serbes à engager leurs troupes et équipement dans l’enclave de Zepa, en dépit de leur énorme avantage numérique, 4) une réponse internationale moins désorganisée et passive à l’attaque de Zepa, représentée par l’expédition Gobilliard 81 ; 5) le rôle de Sarajevo, où il y a une très forte différence entre les relations d’Izetbegovic avec Suljic [président de la municipalité de Srebrenica] d’une part et l’interaction de Muratovic [ministre pour les relations avec l’ONU du gouvernement de Bosnie], Palic et les Serbes, d’autre part, et 6) le fait qu’en raison de sa proximité avec la frontière [serbe] à travers des terrains boisés, il était par nature plus facile de s’échapper de Zepa 82 ».

  • 83  Des variations hypothétiques sur plusieurs points sont notamment possibles : on peut se demander c (...)

35Refaire l’histoire de Srebrenica avec des « si » est certainement vain, surtout au regard de l’accumulation de facteurs qui ont détruit ou auraient pu sauver tant de vies. Toutefois, la proximité géographique et temporelle de la chute de Srebrenica et de celle de Zepa permet des comparaisons se rapprochant d’une histoire contrefactuelle. On peut donc rechercher les facteurs expliquant que des milliers d’hommes aient disparu à Srebrenica, contre une centaine à Zepa 83. On peut aussi craindre que l’horreur du massacre ne fasse oublier la communauté de destin de ces deux enclaves, abandonnées aux Serbes à tous égards, de la décision de ne pas les défendre à leur inscription en RS par les accords de Dayton, tandis que leurs habitants qui ont survécu, déplacés et réfugiés, ont pour seule consolation de n’avoir pas été tués.

  • 84  Cette division est manifeste dans le rapport de l’ONU qui reprend le ton du TPIY de condamnation d (...)

36Au total, la lecture de ces enquêtes et rapports révèle un hiatus entre le traitement du « faire » et du « laisser faire », entre l’établissement des faits, la recherche de responsabilités et d’intelligibilité sur le massacre, d’une part, sur l’abandon international de l’enclave, d’autre part. Autant la connaissance du déroulement du massacre, l’assignation et la sanction des responsabilités criminelles par des arrestations et des jugements sont claires, même si elles restent partielles, autant l’intelligibilité proposée et la sanction des responsabilités internationales laissent songeur. Le citoyen français ou le citoyen du monde ne trouvera guère de réponse à la question d’une responsabilité cosmopolitique ou d’un contrôle républicain de la politique étrangère, chers à Kant. De surcroît, il ne pourra que constater les effets fâcheux du mélange entre responsabilités et intelligibilité. Non seulement la recherche de responsabilité oriente celle de l’intelligibilité – quitte à la distordre – mais aussi l’effort de clarification semble valoir pour solde de toute responsabilité, si l’on considère la faiblesse du suivi politique de ces rapports 84.

  • 85  Les rapports représentent une source particulièrement riche pour une réflexion sur les attribution (...)
  • 86  La proximité d’argumentation est à mon sens frappante entre les attaques des Bosniaques de Srebren (...)
  • 87  Lors de mon travail de terrain en Bosnie, j’ai pu constater que les Bosniaques qui avaient vécu la (...)

37De surcroît, les registres d’intelligibilité diffèrent grandement pour le « laisser faire » 85 et le « faire » : c’est à la philosophie morale et politique ou à la culture que les rapports renvoient in fine pour éclairer les responsabilités internationales, que ce soit à la philosophie pacifiste de l’ONU ou l’opposition d’une morale de la conviction et d’une morale de la responsabilité. Les lecteurs de Kant et de Weber s’étonneront que l’idéal d’une société des nations régie par le droit du premier ou la critique de la morale de la conviction du second puissent éclairer Srebrenica, alors que l’on trouve si peu de conviction dans le Dutchbat et que le principe kantien d’autonomie était si peu respecté dans la démilitarisation des zones de sécurité. Peut-être ne faut-il plus alors lire ces rapports comme relevant de la réflexion politique ou morale, mais comme réactivant un genre philosophique tombé en désuétude, qui posait la question « pourquoi le mal ? » dans sa dimension la plus métaphysique. C’est en effet dans les essais de théodicée, défendant la cause de Dieu contre l’accusation que représente le mal dans le monde, que l’on retrouverait des argumentaires analogues justifiant qu’une instance supérieure par son pouvoir et l’excellence de ses valeurs ait laissé faire le mal par sa bonté même ou les normes (morales) réglant son action. A tout prendre, c’est peut-être cette littérature, plus que le style policé des rapports, qui exprimerait le gouffre entre les arguments de justification – dont les rapports sont une variante – et ceux d’accusation, que l’on retrouve chez les Bosniaques, selon lesquels laisser faire le mal équivaut à le faire pour une instance au pouvoir supérieur qui pouvait empêcher ce mal et dont on attendait le salut 86. On y trouverait en tout cas l’écho de l’effondrement existentiel des Bosniaques, ce sentiment profond de la perte de la valeur de leur vie, en ces jours de juillet 1995 où Mladic s’est cru le seul Dieu 87.

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Notes

1  La version de cet article disponible en ligne sur le site de Cultures & Conflits à http://www.conflits.org est plus substantielle que la version imprimée, étant enrichie de nombreuses notes. Elle contient notamment des précisions de David Harland, rédacteur du rapport de l’ONU, du général Gobilliard et d’Edward P. Joseph, fonctionnaire de l’ONU, présent à Zepa lors de sa chute.

2  Pour les actes d’accusation, les retranscriptions des audiences des procès et les jugements du TPIY, voir http://www.un.org/icty/index-f.html ; pour le rapport de l’ONU, voir http://www.un.org/french/peace/srebrenica.pdf ; pour le rapport français, voir http://www.assemblee-nationale.fr/11/dossiers/srebrenica.asp ; pour le rapport néerlandais du NIOD, voir : http://213.222.3.5/srebrenica/ ; pour le rapport de la RS, voir : http://www.vladars.net/pdf/srebrenicajun2004engl.pdf

3 Rohde D., Endgame, Boulder, Colorado, Westview Press, 1997 ; trad. française Le Grand Massacre. Srebrenica, juillet 1995, Paris, Plon, 1998.

4  Sudetic C., Blood and Vengeance, London, Norton, 1998.

5  Sur ces points, pour le rapport français, voir l’article de Pierre Brana, pour le rapport du NIOD, voir son prologue et l’article de Pieter Lagrou, pour celui de la RS, voir celui d’Asta Zinbo. Concernant la rédaction du rapport de l’ONU, David Harland, principal rédacteur du rapport, m’a communiqué les précisions suivantes dans un échange de courriers électroniques en 2005 :

« 1. On access to sources, the UN was entirely open: let me speak to anyone, and let me look at any document -- though I could not quote from those documents if they were confidential. National Governments did not give me access to archives. Governments varied in terms of how open they were to my requests for interviews: Yugoslavia and the United States were not very forthcoming; France was originally not forthcoming, but then let me speak to Janvier and others at length; Bosnia was similar, but eventually gave me a lengthy interview with Izetbegovic and others (the Federation authorities were obviously much more open than the RS ones, though Biljana Plavsic and General Milovanovic both gave long interviews); UK was a bit better, and the Dutch were the best of all. I was given about 9 months to do the job (that was decided by a General Assembly resolution), and I was given an excellent colleague to do the mainly archival research in New York and to help with the drafting, Salman Ahmed, and I was given full authority within the organization to get what I needed, and an adequate travel budget. 2. I selected the people to interview, with complete freedom. Only Yugoslavia and the US directly sought to limit access to individuals. At my own decision, I decided not to speak to people who were openly indicted by ICTY, for fear of interfering with juridical processes. So I did not seek to question Karadzic or Mladic, even indirectly, though I did speak at length with their close associates, including Zametica ».Certaines de ces précisions sont données dans le témoignage de D. Harland dans le procès de S. Milosevic devant le TPIY le 18 septembre 2003 : http://www.un.org/icty/transf54/030918FE.htm

6  Le TPIY rend public ses documents de base, ses actes d’accusation, décisions et la retranscription des audiences. Parmi les rapports, seul le rapport français donne accès aux sources et aux auditions sur lesquels il s’est appuyé. Pour le rapport de l’ONU qui ne rend pas public la documentation et les entretiens qu’il a utilisé, Harland m’a donné la précision suivante dans un courrier électronique : « Interviews were given on the basis of confidentiality, unless specifically stated that they were for the record. Many of the records were later taken by the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia. To be honest, most of the interviews were not very useful - the people who knew the most were all being too careful ».

7  Sur la définition de la responsabilité cosmopolitique et sur ses différentes formes, voir Pogge T., World Poverty and Human Rights. Cosmopolitan Responsabilities and Reforms, Cambridge, Polity Press, 2002, pp. 169 et sq.

8  De fait, le journaliste David Rohde avait en 1996, avant même que le TPIY ne puisse y accéder, trouvé des sites d’exécutions – ce qui lui avait valu d’être arrêté et emprisonné en RS- et par la suite retrouvé plusieurs survivants des exécutions, ce qui donnait une idée globale de cette phase du massacre. Mais ce travail d’investigation ne permettait pas de retracer l’opération de déplacement et de réenterrement des corps et d’avoir accès à la plupart des charniers primaires et secondaires ni de prouver l’ensemble des faits dans le détail.

9  Le TPIY propose une double approche pour l’évaluation du nombre de victimes. L’une, nominale, part des listes de disparus établies par le CICR, recoupées avec les listes de recensement d’avant guerre et les listes électorales d’après guerre, pour éliminer de possibles disparus fictifs, voir à ce sujet Brunborg H., Lyngstad T., Urdal H., « Accounting for Genocide: How Many Were Killed in Srebrenica? », European Journal of Population, 19, 2003, pp. 229-248. Cette liste est ensuite recoupée avec les résultats d’exhumations. Cette approche comporte une marge d’incertitude, d’une part parce que certaines personnes disparues peuvent ne pas être enregistrées auprès du CICR, d’autre part, parce que les causes de la mort n’ont pas été établies pour tous. L’autre approche, matérielle, part d’un comptage des morts retrouvés dans les charniers, des rapports d’autopsie établissant les causes de la mort, base factuelle sur laquelle les accusés sont inculpés et jugés. Mais ce décompte matériel laisse également place à une marge d’incertitude du fait que des charniers et tous les corps n’ont pas été retrouvés ni ne le seront ou qu’étant donné la dispersion des restes humains, il est parfois difficile de recomposer et compter les cadavres (voir l’article d’A. Zinbo).

10  Voir dans ce numéro le texte d’A. Zinbo. Le nombre des victimes est évalué à plus de 7 475 selon le TPIY, plus de 8 000 selon la commission fédérale pour les personnes disparues, de 7 000 à 8 000 selon le rapport de RS, 10 000 selon les associations. Ces variations tiennent à la définition des victimes, aux fins recherchées et au cadre temporel choisi pour le dénombrement. Ainsi, la liste des disparus de la commission fédérale peut contenir les noms de personnes tuées au combat, car elle a une finalité humanitaire et non judiciaire, c’est-à-dire qu’elle vise à déterminer l’identité des victimes mais non les causes de leur mort. Inversement, la liste des victimes établie par la RS en déduit les soldats bosniaques tués au combat à partir des données de l’armée de B.-H. Concernant les limites temporelles choisies, les actes d’accusation du TPIY portent sur les événements de juillet 1995, celles du rapport de RS sont également très précises. Mais pour les familles, un être n’est pas moins cher s’il a disparu dans les mois ou années de guerre antérieurs, ce qui porte le nombre de disparus à plus de 13 000 selon les données fournies par la commission de RS pour l’ensemble de la guerre à Srebrenica (voir article d’A. Zinbo).

11  Voir dans ce numéro le texte de M. Picard.

12  Voir dans ce numéro l’article de J.-R. Ruez.

13  Des historiens hollandais ont vivement critiqué le rapport du NIOD dans Het Drama Srebrenica, numéro 2 de la revue Tijdschrift voor Geschiedenis, 2003. Ils lui reprochent entre autres de se soustraire au débat par le recours à des sources inaccessibles à la communauté des chercheurs, de s’appuyer sur des romans historiques, etc. De fait, ce recours à la confidentialité est particulièrement problématique lorsqu’il concerne des affirmations aussi discutables que le fait qu’autour de Sarajevo, un plus grand nombre de troupes de la FORPRONU ont été tuées par l’armée de B.-H. que par les forces serbes (Partie I, chap. 6, section 1, note 11). En outre, une bonne part des analyses du NIOD sont basées sur des articles de presse, alors même que le NIOD critique la presse pour avoir donnée une représentation émotionnelle et biaisée de la guerre. Quant à la reprise du point de vue des acteurs sans distance critique, elle est manifeste dans le cas du général Mac Kenzie (I, chap. 6), mais il en est de même dans bien d’autres partie du rapport sur les explications locales du massacre ou vis-à-vis du point de vue du « Dutchbat ».

14  Dans cette reprise des sources locales, l’auteur de cet appendice, Ger Duijzings, remarque pourtant en note que les données fournies par les autorités serbes sont dans une certaine mesure trompeuses car elles présentent, sans distinction, comme victimes de la « terreur musulmane » les civils et les militaires et y incluent des soldats et des paramilitaires morts au combat. Cette réserve ne l’empêche pas toutefois de considérer que les Serbes ont subi « un nombre énorme de victimes [huge number of human casualties] » en s’appuyant sur ces sources qui nourrissent son interprétation du massacre de 1995 comme étant fortement motivé par la vengeance contre les attaques bosniaques de villages serbes. Ce faisant, Duijzings ne tient pas compte du caractère éminemment douteux des listes de victimes serbes de la région de Srebrenica qui peuvent contenir, non seulement des noms de soldats et de paramilitaires tués au combat dans la région de Srebrenica, mais aussi dans les environs de Sarajevo ou ailleurs en Bosnie (voir l’étude du Centre de recherche et de documentation de Sarajevo : http://www.idc.org.ba/project/the_myth_of_bratunac.html). A cet égard, alors que l’argument du massacre comme vengeance se fonde sur les attaques bosniaques de villages serbes, tels que Kravica ou Zalazje, le contraste entre les chiffres globaux d’un millier de victimes serbes pour la région de Srebrenica et le nombre de victimes des attaques de villages serbes qui se comptent en dizaines, plutôt qu’en centaines, civils et militaires compris (35 soldats et 11 civils pour Kravica par exemple) est à tout le moins une source de perplexité.

15  Voir la partie IV, ch. 1, section 1.

16  Voir IV, chap. 2,15.

17  De même, de l’échec des analyses balistiques, Schoonoord conclut que les troupes en question n’étaient pas impliquées dans les exécutions (partie IV, chap 2, section 11) et non, comme le fait J.-R. Ruez, que cela prouve aussi bien la grande circulation des armes durant la guerre.

18  La multiplicité des enquêtes et des rapports sur un massacre n’est pas propre à Srebrenica. La purification ethnique à Prijedor, par exemple, a aussi été l’objet de nombreuses enquêtes judiciaires et de rapports, mais étant donné qu’aucune force internationale n’était présente, il n’y a pas autant de points de vue internationaux sur Prijedor que sur Srebrenica.

19  C’est alors à la multiplicité des rapports internationaux sur le génocide au Rwanda qu’il faut comparer ceux sur Srebrenica, plutôt qu’à ceux portant sur la purification ethnique de 1992, dont le rapport de la commission d’experts de Bassiouni sur les violations du droit humanitaire en ex-Yougoslavie. Voir à ce propos l’article de Marc Le Pape « Vérités et controverses sur le Génocide des Rwandais tutsis. Les rapports (Belgique, France, ONU) », in Le Pape M., Siméant J., Vidal C. (eds.), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, pp. 103-118. Le présent article et la construction de ce numéro doivent beaucoup à la démarche comparative sur les rapports proposée par cet article, au colloque « Face aux crises extrêmes » qui s’est déroulé à Lille II, les 21 et 22 octobre 2004 et au travail du GDR 2651 qui l’a favorisé.

20  Alors que le rapport de l’ONU a été essentiellement préparé et rédigé, en neuf mois, par deux personnes, ayant une bonne connaissance du terrain et de la langue, David Harland et Salman Ahmed, les rapports français et hollandais sont des œuvres collectives où la rédaction et les conclusions finales reflètent les contraintes du compromis ou des conflits entre rédacteurs. Un écart notable est aussi celui du temps laissé à l’enquête et à la rédaction : de quelque mois pour les rapports onusien, français, ou de la RS, mais de plusieurs années pour le rapport du NIOD (voir à ce sujet le texte de J.-L. Fournel).

21  L’expertise scientifique est quasi absente des rapports onusien et français, secondaire dans le rapport de RS écrit avec la participation d’historiens (voir le texte d’A. Zinbo), déterminante dans les enquêtes du TPIY par le recours aux méthodes de police scientifique, omniprésente dans le rapport des historiens hollandais concevant la rigueur scientifique comme une garantie suffisante d’indépendance face à de possibles pressions politiques.

22  En revanche, le rapport de RS ne traite pas des responsabilités internationales mais seulement des responsabilités criminelles dans le massacre. Pour les limitations temporelles et thématiques imposées à ce rapport, voir l’article d’A. Zinbo et celui de J.-L. Fournel.

23  A condition bien sûr que les enquêtes soient bien menées. Toutes les enquêtes du TPIY n’ont pas la solidité de celle portant sur le massacre de Srebrenica de 1995, notamment en comparaison de celles portant sur Naser Oric, leader bosniaque de l’enclave de Srebrenica, où la plupart des charges sont tombées, soit de l’acte d’accusation initial, soit au cour du procès, faute de preuves et de témoins crédibles.

24  Voir l’interview de J.-R. Ruez dans ce numéro.

25  Ce stade correspond aussi à un moment où l’histoire est essentiellement connue par les victimes. Il est possible que la publication des annexes confidentielles du rapport de RS ou des documents trouvés lors de son élaboration contenant, selon une des personnes ayant participé au travaux de la commission de RS, des ordres donnés à la police et à l’armée, des données sur le nombre de personnes exécutées, permette de dépasser l’état actuel des connaissances établies par le TPIY.

26  Sur le rôle des médecins légistes pour « faire parler » les morts, voir Joyce C., Stover E., Witnesses from the Grave: The Stories Bones Tell, Little Brown & Co, 1991 et Stover E., Peress G., The Graves. Srebrenica, Vukovar, Scalo, 1998 ; trad. Française : Les Tombes : Srebrenica et Vukovar, Scalo, 1998.

27  Les rapports français et hollandais tendent à se renvoyer la responsabilité des événements, chacun soulignant les manquements ou fautes des troupes ou responsables de la FORPRONU d’autres pays, et le rapport hollandais insistant sur les responsabilités bosniaques dans le départ de la colonne et sa mauvaise organisation.

28  Voir l’article de X. Bougarel dans ce numéro.

29  Extraits d’un courrier électronique de David Harland à l’auteur du 21 juin 2005 ; notre traduction.

30  A cet égard, Harland, comme Rohde, fait ressortir ce qu’il peut y avoir de tragique dans la décision du général Rupert Smith de bombarder les Serbes autour de Sarajevo en mai 1995, ce qui a entraîné la crise des otages, et un affaiblissement corrélatif dans la FORPRONU des partisans de l’usage de la force contre les Serbes. De même, pour empêcher les casques bleus hollandais d’abandonner les postes de défense de la ville, qu’ils occupaient en vertu des accords de démilitarisation, les Bosniaques ont menacé de les tuer et, de fait, ont tué un casque bleu hollandais. Aussi, par peur des représailles, les Hollandais, qui ont abandonné leurs positions sans coup férir, se sont directement rendus au Serbes, leur offrant ainsi autant d’otages empêchant l’emploi de la force par l’OTAN.

31  Extraits d’un courrier électronique de David Harland à l’auteur du 21 juin 2005 ; notre traduction. La fermeté du point de vue Harland est manifeste dans le témoignage pour l’accusation du procès Milosevic au TPIY le 18 septembre 2003 (http://www.un.org/icty/transf54/030918FE.htm) et le 5 novembre 2003 (http://www.un.org/icty/transf54/031105FE.htm).

32  p. 107 du rapport de l’ONU « La chute de Srebrenica ».

33  Pour rendre compte du fait que la tragédie de Srebrenica a indirectement contribué à un règlement du conflit par les accords de Dayton, le rapport de l’ONU parle d’« ironie tragique » (p. 105), et ne voit pas dans cette contribution la preuve d’une conspiration.

34  La priorité donnée aux casques bleus sur les populations locales est manifeste dans le cas du général Janvier.

35  Même si le rapport français parle de « faute » à propos de Janvier, il reste très elliptique sur son rôle et ses responsabilités précises dans la chute de Srebrenica et il ne restitue pas la continuité des décisions de Janvier de Srebrenica à Zepa jusqu’à sa volonté d’abandonner également Gorazde, et ce contrairement au mandat de la FORPRONU qui n’autorisait pas à laisser tomber les enclaves de l’est. En cela, Janvier n’a fait que suivre la ligne de conduite qu’il avait défendue à l’ONU en mai, où il avait plaidé pour un regroupement des troupes de le FORPRONU et un abandon des enclaves de l’est, proposition qui précisément avait été rejetée.

36  Sur l’initiative de Gobilliard et le rôle des casques bleus, voir infra la note 81. On s’étonne d’autant plus de l’absence de toute référence à la chute de Zepa dans le rapport français que le geste de Gobilliard, qui a, selon Harland (voir infra), contribué à sauver Zepa du destin de Srebrenica, aurait pu être l’occasion d’exalter le rôle de la France, comme cela a pu être le cas de la reprise du Pont Vrbanja à Sarajevo, également à l’initiative de Gobilliard. Il est d’ailleurs manifeste dans l’audition du général Gobilliard par la mission parlementaire, que celui-ci « tend des perches » sur Zepa que les députés ne saisissent pas. Il peut y avoir plusieurs raisons à cette lacune : selon Pierre Brana, « jamais on ne lui a demandé, à lui-même et aux autres députés composant cette mission parlementaire, d’éluder cette question de Zepa. D’autre part, la saisine de la mission parlementaire ne concernait que l’enclave de Srebrenica. Il n’était donc pas possible pour les députés d’enquêter sur d’autres enclaves ou d’autres points précis. Il aurait fallu pour ce faire saisir le parlement français », courrier électronique de décembre 2006.Mais une telle limitation n’a pourtant pas empêché les députés de louer le rôle de la France à Sarajevo et ailleurs en Bosnie. On peut aussi supposer que les contraintes temporelles et le manque de familiarité des députés avec ces événements ont focalisé l’attention sur Srebrenica, d’autant plus que la centaine de disparus de Zepa paraît négligeable en regard des milliers de morts de Srebrenica. On peut également penser que les autorités françaises, au-delà même du bon vouloir des députés, étaient d’autant moins empressées de faire valoir l’initiative de Gobilliard qu’il avait agi de son propre chef en partant à Zepa, en ignorant l’ordre de l’amiral Lanxade de rentrer à Sarajevo, et que sa détermination souligne d’autant, par contraste, les fautes de Janvier ainsi que le refus inexcusable des autorités onusiennes ou françaises, entre autres, de défendre Zepa après la chute de Srebrenica (voir à ce sujet chapitre IX du rapport de l’ONU sur la conférence de Londres et la chute de Zepa). Quelles qu’en soient les raisons, il reste que cette lacune renforce le sentiment que le rapport français reste à la surface des événements.

37  Le changement qui a substitué des noms de fonction à des noms propres a été fait après la rédaction du rapport par Harland et nuit singulièrement à la compréhension car il faut se reporter à la fin du rapport pour déterminer quelle personne occupait telle fonction à telle période. Les responsabilités individuelles se trouvent ainsi atténuées et absorbées, notamment dans la conclusion, à la fois dans un « nous » rhétorique et dans une posture de repentance morale d’une emphase déplacée, lorsque le rapport déclare, par exemple, que personne ne regrette et ne déplore plus que « nous » les échecs de la communauté internationale en Bosnie et à Srebrenica (p. 108).

38  Non seulement les principaux responsables de l’ONU n’ont pas été sanctionnés pour leur rôle dans Srebrenica, mais de plus Yasushi Akashi a été promu sous-secrétaire général aux affaires humanitaires en mars 1996. Par ailleurs, les recommandations de réformes évoquées à la fin du rapport de l’ONU ont été reprises et approfondies ultérieurement par le rapport Brahimi dont la mise en œuvre se fait attendre.

39  L’effet politique le plus immédiat de l’expérience de la FORPRONU en Bosnie ne découle pas des rapports et consiste dans le fait que, suite à Srebrenica mais aussi au Rwanda, des pays, tels que la France et la Grande –Bretagne, ont refusé d’engager leurs troupes dans des interventions sous commandement international et ont préféré des interventions autorisées par l’ONU, mais avec une unité de commandement militaire, comme au Sierra Leone pour la Grande –Bretagne et en Côte d’Ivoire pour la France.

40  Voir l’article de P. Lagrou dans ce numéro.

41  Pour les critiques des historiens hollandais, voir Het Drama Srebrenica, n°2 de la revue Tijdschrift voor Geschiedenis, 2003. Il est notamment reproché au NIOD d’être contradictoire, d’avoir une approche déterministe de son objet, d’avoir été écrit par des historiens qui n’étaient pas spécialistes du sujet, de donner une analyse insuffisante des causes du massacre, de se contenter à cet égard d’une référence, insuffisante, au nationalisme, et d’un recours, non pertinent, à la seconde guerre mondiale, utilisé de manière « révisionniste ». Rik Peters critique notamment le rapport du NIOD pour commettre des erreurs à trois niveaux : au niveau de la description, celle de croire que l’accumulation de détails produit l’intelligibilité ; au niveau de l’explication, celle de ne pas analyser les options possibles pour les acteurs, contrairement à l’annonce du prologue ; au niveau du jugement, celle de condamner le gouvernement hollandais pour les conséquences de ses actions mais d’excuser le Dutchbat parce qu’il avait de bonnes intentions.

42  Il faut attendre cent pages du chapitre 6 (partie I) sur « l’émotionalisation du débat » qui analyse longuement les photos des camps de Prijedor de 1992, leur contexte d’apparition et la question de leur authenticité, dont le lecteur ne comprend guère quelle est la pertinence pour Srebrenica, pour qu’une problématique apparaisse, celle des effets des représentations médiatiques dans les prises de décision en politique étrangère, autrement connue comme « effet CNN ». In fine, le chapitre conclut que ces images n’ont pas eu d’effet déterminant sur la politique étrangère hollandaise. Pourtant, semblant aller à l’encontre des conclusions de ce chapitre, l’épilogue accorde une place importante à ces photos dans la décision des Pays-Bas d’intervenir en Bosnie et dans le discrédit des Serbes et remet en cause leur authenticité, alors que le chapitre 6 restait plus prudent sur ce dernier point.

43  Ibid.

44  Voir I, chap 6, 6. Ce chapitre emprunte l’expression « tyrannie de la victimologie » au journaliste Paul Moorcraft. Il reprend par ailleurs largement les vues du Général Mac Kenzie sur l’équivalence entre les parties, toutes criminelles, et sur l’ingratitude des Bosniaques envers la Forpronu. Le rapport du NIOD reprend également les rumeurs selon lesquelles les Bosniaques se bombardaient eux-mêmes à Sarajevo pour faire porter le blâme aux Serbes et provoquer une intervention internationale (I, chap 6, 6 et épilogue).

45  Le fait que cette explication soit celle des Serbes ne la disqualifie pas, assurément, mais engage à la présenter en tant que telle (ce que le rapport ne fait pas toujours) et à l’analyser moins comme une évidence que comme partie d’un discours de justification et de minimisation de la gravité du massacre. Ainsi, lors d’un entretien, en juillet 2002, la présidente d’une association serbe de familles de disparus m’avait répondu qu’à Srebrenica les Musulmans avaient tué 4 000 Serbes, et les Serbes avaient tué 4 000 Musulmans, indiquant par là que c’était justifié car la balance était égale. En effet, la vengeance comme forme de rétribution, suppose un principe d’équivalence et de proportion, qui peut en faire une forme anthropologiquement acceptable de régulation de la violence dans les rapports sociaux. Parler de vengeance équivaut donc implicitement à récuser les catégorisations de crime de masse ou de génocide qui perdent toute relation à la proportion et ne peuvent plus être considérés, ni comme des justifications, ni comme des formes de régulation « acceptables » des relations sociales.

46  Notre traduction.

47  Voir IV, 2, 3.

48  Les raisons expliquant la position du NIOD sont nombreuses et sont en partie présentées par le texte de P. Lagrou et l’intervention orale de G. Duijzings lors du colloque « Srebrenica (1995-2005) : faits et responsabilités. Analyses des rapports, des enquêtes et des jugements sur un crime de masse » qui s’est tenu à Paris VIII et à l’ENS-Paris les 24 et 25 juin 2005. Ainsi, le NIOD faisait déjà sur la deuxième guerre mondiale de l’histoire officielle tendant au pouvoir une image à la fois critique et acceptable ; il a reçu des subventions publiques énormes pour ce rapport sur Srebrenica et reste dépendant de fonds publics ; les chercheurs ont pu être séduits par la fréquentation des hautes sphères du pouvoir et, au contraire, rebutés par le contact de terrain –dont les historiens de formations n’avaient pas l’expérience- avec les réfugiés bosniaques de Srebrenica, misérables et en colère contre les Pays-Bas ; l’organisation centralisée et mandarinale du NIOD interdisait l’expression publique des désaccords entre les chercheurs, etc.

49  « In addition to these motives of ethnic cleansing, hate and revenge, there was the 28th Division’s organized breakout of 12 and 13 July. This was a complete surprise to the VRS, which came at a highly inconvenient moment and caused considerable annoyance. It may even be regarded as the unintentional and unforeseen trigger of the mass murders which followed. Mladic had only just proclaimed the conquest of Srebrenica complete, announcing at the same time that the attack on Zepa could now commence. In that context, the breakout was extremely inconvenient. Suddenly, it was necessary to enter into combat to the north of Srebrenica, while the large number of captives and prisoners of war made matters even more complex. We therefore see an accumulation of motives and problems which prompted the fateful decision to get rid of the Muslim men once and for all by killing them. Nevertheless, the executions would have been impossible without planning and organization. Such planning was not undertaken far in advance and relied on a certain degree of improvisation to solve a ‘problem’ which had unexpectedly arisen ».

50  « Selon la logique indiquée, la nécessité de les éliminer à Potocari aurait été tout aussi impérative. Dans une autre version des raisons du massacre, le rapport du NIOD indique aussi que c’est le nombre trop grand de prisonniers, en général, et non seulement dans la colonne, qui fait que les Serbes n’ont pas pu vérifier si les hommes étaient ou non de criminels de guerre et les ont donc tous tués. Une autre explication donnée est celle du nettoyage ethnique pris au sens large et de l’histoire qui a montré que les belligérants dans la région n’hésitaient pas à massacrer l’ennemi dans leur recherche d’une solution » (IV, 2, 20).

51  La supériorité numérique des Bosniaques, de même que la suprématie des Serbes en armement, sont patentes et constituent un facteur de poids dans la guerre en Bosnie, en général, et à Srebrenica, en particulier. Mais le nombre important des Bosniaques n’est pas un fait nouveau que les forces serbes auraient découvert avec le départ de la colonne et la capture des prisonniers.

52  Endgame, op. cit., p. 374.

53  Le fait que des soldats aient été retirés du front pour être affectés aux exécutions apparaît dans les jugements du TPIY, notamment dans le plaidoyer de culpabilité d’Obrenovic qui fait état du manque d’hommes et de renforts dans ses combats avec la 28e division bosniaque dont il craignait qu’elle attaque Zvornik, http://www.un.org/icty/obrenovic/trialc/obr-facts030520f.htm. Au-delà, la question se pose de savoir si les exécutions pouvaient rentrer dans une stratégie militaire à moyen terme pour diminuer le nombre de potentiels soldats bosniaques, en éliminant définitivement ceux de Srebrenica, ou si, obnubilé par sa mission d’éradiquer les Musulmans de Bosnie, Mladic a mobilisé des ressources considérables, en hommes et en matériel, sur Srebrenica et sur Zepa et a perdu de vue ses objectifs militaires jusqu’à ne pas voir l’attaque Croate à l’ouest.

54  Ces diverses options semblent avoir été considérées. Selon le plaidoyer de culpabilité d’Obrenovic, ce dernier avait demandé l’ouverture d’un corridor pour laisser passer la colonne. D’après le témoignage de Miroslav Deronjic dans le procès de Momir Nikolic au TPIY, le transfert des prisonniers vers Bijelina et le camp de Batkovici, avait été envisagé, http://www.un.org/icty/transf60-1/031028FE.htm, p. 1549. Enfin, la question du sort des Bosniaques de Srebrenica avait été soulevée avant même la chute de la ville et selon Deronjic, Karadzic lui aurait déclaré le 8 ou 9 juillet 1995 : « Miroslav, ces personnes qui se trouvent là, doivent être tuées », « Quoique vous puissiez faire, il faut tuer. », pp. 1563-1564.

55  Il s’agirait là de la transposition de l’interprétation bureaucratique ou logistique qu’Hannah Arendt donnait de la participation d’Eichmann à la « solution finale », qui est l’une des formes de la « banalité du mal » caractérisant Eichmann, selon Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Arendt opposait cette banalité à la diabolisation d’Eichmann par le procureur du procès de Jérusalem, Gideon Hausner.

56  En ce sens, l’application d’un principe de charité épistémique ou moral dans les sciences humaines, qui enjoint de ne pas postuler par principe la stupidité ou la malignité d’autrui, ne diffère pas des maximes qui règlent l’activité scientifique. Voir mon article « L’art de faire crédit ou comment ne pas prendre les autres pour des imbéciles » in I. Delpla (dir.), L’Usage anthropologique du principe de charité, revue Philosophia Scientiae, vol. 6, cahier 2, éditions Kimé, 2002, pp. 181-216.

57  Dès lors, le processus de radicalisation local que le rapport du NIOD met en avant sur le modèle de l’historiographie fonctionnaliste du nazisme (voir l’article de P. Lagrou) devient assez mystérieux, non seulement parce que le processus, qui s’est étendu sur plusieurs mois pour l’armée allemande, est censé s’être produit en un jour ou deux à Srebrenica, mais aussi parce que la situation, notamment de ravitaillement, était bien plus extrême sur le front de l’est en 1941 et 1942 qu’en juillet 1995 à Srebrenica. Pour une présentation de cette historiographie, voir l’article de Ingrao C., « Conquérir, aménager, exterminer. Nouvelles recherches sur la Shoah », Annales. Histoire, sciences sociales, n°2 mars-avril 2003, pp. 417-438. Je remercie vivement Christian Ingrao pour les éclaircissements qu’il m’a apportés et les discussions que nous avons eues à ce sujet.

58  Selon le témoignage de Nikolic (cité note 57), c’est d’ailleurs précisément parce que le CICR connaissait l’existence du camp de Batkovici que les prisonniers n’y ont pas été transférés.

59  Voir l’entretien avec J.-R. Ruez dans ce numéro.

60  En effet, le rapport NIOD insiste sur le fait que le « Dutchbat » ne savait rien du départ de la colonne et n’avait pas été associé à la résolution de fuir l’enclave. Même en suivant sa logique, il est difficile d’en conclure que le « Dutchbat » n’a aucune responsabilité dans ce départ qui semble avoir été, entre autres raisons, motivé par la conviction que les casques bleus ne défendraient pas la ville et que les frappes de l’OTAN annoncé par les responsables du Dutchbat aux autorités de Srebrenica ne s’étaient pas produites.

61  Dans le mouvement même par lequel le NIOD croit prendre de la distance en faisant une histoire des représentations, il retrouve l’une des postures les plus usuelles en matière de politique internationale, celle qui consiste à toujours soutenir nos troupes et à considérer que l’image de notre pays et son prestige doivent régler la politique étrangère. Le rapport français s’achève également par un éloge de nos armes et de nos soldats qui ont payé le prix fort en Bosnie et n’ont pas laissé tomber les enclaves dans lesquels ils étaient présents au sol, comme à Bihac. Cette défense patriotique de l’armée française apparaîtrait moins déplacée dans le rapport sur Srebrenica si le rôle de Janvier et de ses supérieurs hiérarchiques dans la chute de Srebrenica et Zepa avait été mieux établi.

62  Il est également probable que les travaux d’anthropologie de G. Duijzings portant sur le Kosovo ont influencé son interprétation du massacre de Srebrenica comme vengeance.

63  D. Rohde fait état des nombreuses déclarations de Mladic à la foule des Bosniaques à Potocari et aux prisonniers selon lesquelles il était leur seul Dieu. Pour une interprétation comparable du comportement de Mladic à Potocari, voir le récit autobiographique d’Emir Suljagic, Postcards from the Grave, Saqi Books, 2005. Une telle interprétation pourrait se rapprocher, mutatis mutandis, de celle donnée par Christopher Browning de la prise de décision du génocide des juifs comme « utopie » dans l’euphorie de la victoire, voir The Path to Genocide: Essays on launching the Final Solution, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 et The Origins of the Final Solution : The Evolution of Nazi Jewish Policy, September 1939 – March 1942, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004.

64  Rohde s’appuie à ce propos sur le témoignage d’un fonctionnaire de l’ONU qu’il ne cite pas nommément. Il s’agit en fait d’Edward P. Joseph, ancien officier pour les affaires civiles de la FORPONU envoyé à Zepa en juillet 1995, qui m’a donné les précisions suivantes dans un courrier électronique du 9 novembre 2006 : « Mladic was apparently quite taken by surprise with the developments by the Croats and abruptly departed Zepa after those attacks started and escalated. So, the key point was that Mladic, who up to this point, had seemed quite content to stay physically in and around Zepa, and whose demeanor had been even triumphal (he seemed to enjoy being able to dominate the proceedings in Zepa), abruptly departed the scene once the Croats attacked. ». Selon Joseph, Mladic n’est ensuite pas revenu à Zepa.

65  Rohde en arguant que le massacre a eu lieu parce qu’il était possible rejoint l’interprétation que le général Gobilliard, qui craignait le pire en cas de chute de la ville, donne dans son audition à la mission parlementaire française. Selon lui, Mladic, qui ne connaissait que les rapports de force, était un joueur d’échec avisé. Gobilliard précise concernant Srebrenica : « je ne pense pas qu’il [Mladic] l’ait préméditée au départ, mais je crois qu’il a senti une très forte vulnérabilité, à la fois dans la volonté bosniaque et peut-être dans la volonté internationale. Il a saisi sa ‘chance’ et en a profité pour donner toute l’expression la plus brutale à son nationalisme exacerbé. Mladic est un joueur d’échecs, c’est ainsi que je l’ai décodé. Il n’attaque que lorsqu’il sent que la défense adverse est vulnérable. »

66  La première et la deuxième hypothèse sont compatibles. On peut à la fois considérer que la décision effective d’une exécution systématique et complète des hommes est postérieure à la chute de la ville et que le (ou un) massacre était prévisible ou probable dans le contexte plus large de la politique nationaliste serbe durant la guerre en Bosnie.

67  La première partie du NIOD contient plusieurs sections sur la carrière de Karadzic (chap. 3, 4), de Mladic (chap. 5, 8) et sur la purification ethnique en Bosnie (chap. 5, 6), mais qui restent assez superficiels au regard de l’importance de ces questions pour comprendre Srebrenica. En outre, les indications trop rapides de la section 8 du chapitre 5 sur le profil psychologique de Mladic, son désir de vengeance, sa mégalomanie, sa cruauté, sa vision des puissances européennes comme étant des dieux, ne sont pas reprises et approfondies dans l’analyse des motifs des exécutions (IV, 2, 3).

68  Je traite ici seulement de la prévisibilité ou probabilité manifeste du massacre et non de celle qui découlerait de renseignements que les services secrets auraient eu à leur disposition. Pour les questions posées par ce savoir « secret », voir l’appendice II du rapport du NIOD et le livre de Matton S., Srebrenica, un génocide annoncé, Paris, Flammarion, 2005.

69  Les rapports s’accordent à dire que le massacre n’était pas prévisible et qu’une telle élimination des hommes n’avait jamais eu lieu dans la guerre en Bosnie, ce qui semble indiquer implicitement que des exactions ou un massacre de quelques dizaines, voire centaines de personnes, pouvait apparaître comme « acceptable ».

70  Voir à ce sujet le témoignage de David Harland dans le procès Milosevic au TPIY du 18 septembre 2003 indiquant que Mladic voulait dès 1994 en finir avec les enclaves de Bosnie orientale, n’avait reculé qu’à la suite des pressions de Milosevic, et que, le fils d’un de ses collègues étant prisonnier des Bosniaques, Mladic menaçait de tuer tout le monde si celui-ci n’était pas libéré.

71  Autant le jugement Krstic en première instance, proche de la narration de l’enquête et essayant de restituer la logique des événements, était d’un intérêt certain, autant l’arrêt Krstic, en deuxième instance, laisse dubitatif. L’argumentation y manifeste un « tropisme international » aussi fâcheux que le tropisme national des rapports. En effet, pour répondre à l’objection que le génocide suppose l’exhaustivité par opposition au meurtre sélectif des hommes, l’arrêt argumente que, si les casques bleus n’avaient pas été présents, probablement les femmes et les enfants auraient été également tués. Cet argument, qu’un avocat de la défense pourrait contester comme pure spéculation, relève de la déférence envers le Conseil de Sécurité de l’ONU, dont dépend le TPIY.

72  De même, la (re)définition de la victime de disparition forcée opérée par la Chambre des droits de l’homme de B.-H., où les victimes sont aussi les familles, permet une prise en compte par le droit des droits de l’Homme du phénomène social que représente les milliers de familles de disparus, souvent des femmes seules, dans la Bosnie d’après-guerre (voir article de M. Picard).

73  Sur cette notion, voir Revel J.(dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil/Gallimard, 1996.

74  Exception du point de vue des principes mais non du point de vue historique, où des situations de souveraineté limitée ou en tutelle n’ont rien d’exceptionnel, notamment dans les Balkans.

75  Il existe ainsi de nombreux points de similitude entre le massacre de Srebrenica et celui du village de Biljani, le 10 juillet 1992, allant du modus operandi de l’armée serbe, dans la séparation des hommes et des femmes, le transport des hommes par bus sur le lieu d’exécution son élimination, à la fuite des hommes survivants à travers bois. Sur ce massacre qui a fait au moins 144 victimes, voir les jugements Brdjanin, Krajisnik et Milosevic du TPIY et le jugement Samardzija de la Cour d’Etat de B.-H. http://www.sudbih.gov.ba/files/docs/presude/2006/Marko_Samardzija_-_Verdict_-_ENG.pdf. Sur l’idée que les « génocides de village » ou les massacres de masse à petite échelle peuvent éclairer les mécanismes des massacres de masse à plus grande échelle, voir D. Chirot and C. Mc Cauley, Why Not Kill Them All? The Logic and Prevention of Mass Political Murder, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2006.

76  Voir IV, chap. 9.

77  On pourrait concevoir le massacre de Srebrenica comme une revanche historique ou politique plus générale, mais ce n’est pas l’interprétation de la vengeance que le rapport du NIOD met en avant.

78  Sémelin J., Purifier et détruire, Paris, Le Seuil, 2005, p. 236 et suivantes.

79  Sorabji C., « Une guerre très moderne », Terrain, n°23, octobre 1994, pp. 137-150.

80  Il faut noter à cet égard que la proportion de non-locaux (militaires de la JNA –armée yougoslave-, miliciens de Arkan et Seselj, etc.) dans les offensives et les massacres de 1992 était sans doute plus importante qu’à Srebrenica en juillet 1995. La différence entre 1992 et Srebrenica en 1995 semble résider dans le plus grand rôle qu’avaient en 1992 les autorités municipales (cellules de crise) dans la conduite des opérations au niveau local. La moindre importance du facteur municipal à Srebrenica en 1995, aussi bien pour les victimes que pour les criminels, a une conséquence d’importance : par rapport à biens des crimes de 1992, le massacre de Srebrenica n’est que pour une faible partie un meurtre entre voisins se connaissant.

81  Dans un entretien, le 25 novembre 2006, le général Gobilliard m’a donné les précisions suivantes sur cette expédition. En juillet 1995, il était responsable de la FORPRONU pour le secteur de Sarajevo et Zepa relevait de son secteur, mais non Srebrenica. Au moment de l’attaque sur Srebrenica et de sa chute, remplaçant temporairement le général Rupert Smith, il avait immédiatement relayé la demande de frappe aérienne du Dutchbat, sans succès tenté de persuader Janvier de l’urgence des frappes et ordonné au Dutchbat de prendre toutes les mesures pour défendre la population (ces épisodes mieux connus sont présentés dans différents rapports). Suite à la chute de Srebrenica, et sachant ce dont Mladic était capable pour avoir eu affaire à lui à Sarajevo, il a considéré qu’il fallait opposer une détermination ferme aux forces serbes à Zepa en renforçant le bataillon de casques bleus sur place et en s’y rendant en personne. L’unité ukrainienne sur place à Zepa était forte d’une centaine d’hommes. Le 25 juillet, un détachement de renfort de 130 personnes et 30 véhicules est parti de Sarajevo sur Zepa. Le 26 juillet, un deuxième détachement de 150 personnes et 15 véhicules blindés a rejoint Zepa à partir de Sarajevo. Dans la nuit du 26 juillet au 27 juillet 1995, le général Gobilliard, avec 9 hommes et deux VBL (véhicule blindé léger) et un VAB (véhicule de l’avant blindé) canon de 20 mm, a rejoint Zepa. En chemin, il a reçut l’ordre de l’amiral Lanxade de rentrer sur Sarajevo, dont il n’a pas tenu compte, considérant qu’il était mieux placé que ses supérieurs pour juger de la situation. Sur place, il a rencontré le général Tolimir, car Mladic, présent sur les lieux, refusait de le rencontrer suite à la reprise du pont Vrbanja à Sarajevo. Gobilliard a fait placer des casques bleus français et ukrainiens dans les bus évacuant la population et déplore qu’une quinzaine d’hommes aient pu être enlevés d’un bus par des soldats serbes. Au vu de ces précisions, la réponse internationale pour Zepa semble avoir été plus ferme qu’à Srebrenica, comme le note Harland, mais il est peut-être excessif de la qualifier de « mieux organisée » dans la mesure où Gobilliard a agi de son propre chef et en désobéissant aux ordres. Il est d’ailleurs clairement manifeste dans le chapitre IX du rapport de l’ONU, rédigé par Harland, que les résultats moins calamiteux de l’intervention internationale à Zepa ne découlent pas d’une réponse internationale plus cohérente au niveau politique. De mes divers échanges avec Harland Joseph ou Gobilliard, il ressort au contraire que c’est l’initiative des individus (militaires ou représentants des affaires civiles de l’ONU) qui a contribué à sauver la population de Zepa. Dès lors, la question de la responsabilité ‘morale’ en termes de fermeté, de courage et de détermination devient déterminante pour l’analyse des responsabilités internationales à Srebrenica également.

82  Extrait d’un courrier électronique de David Harland à l’auteur du 22 juin 2005 ; notre traduction.

On peut également trouver des précisions sur les facteurs qui ont pu sauver les hommes de Zepa dans Endgame de D. Rohde qui souligne l’importance du commandement de Avdo Palic qui avait organisé le départ des hommes par groupes de 300, tous accompagnés de militaires et de personnes connaissant les environs, par contraste avec la (dés)organisation de la colonne à Srebrenica qui a laissé les civils à l’arrière. Harland et Rohde insistent sur les qualités de leader d’Avdo Palic et sur son héroïsme, ainsi que sur sa fin tragique puisqu’il a été assassiné par les Serbes suite à des négociations en présence de l’ONU. Edward Joseph, auquel se réfèrent Rohde et Harland, souligne que Palic était un héro, insuffisamment reconnu par le gouvernement Bosnien, qui a réussi à gagner du temps et s’est sacrifié pour s’assurer que les hommes de Zepa avaient pu fuir (« But it was Avdo Palic who stalled for time, and who ultimately gave up his life in order to save the men of Zepa. He was a hero, and has never been properly acknowledged as such by the Bosnian government »), courrier électronique du 9 novembre 2006.D’autres facteurs et précisions sont donnés dans le rapport du NIOD (IV, 9) ou dans le témoignage de Harland au TPIY, dans le procès Milosevic, qui souligne par exemple le rôle de Milosevic pour assurer la survie des hommes de Zepa qui avaient traversé la frontière avec la Serbie.

83  Des variations hypothétiques sur plusieurs points sont notamment possibles : on peut se demander ce qui se serait passé si la défense bosniaque de Srebrenica avait été mieux organisée et plus efficace. Probablement la même chose, du moins en ce qui concerne la défense de l’enclave par la FORPRONU et l’OTAN, si l’on considère qu’à Zepa la résistance bosniaque a tenu plus longtemps sans que l’enclave soit davantage défendue par une intervention internationale.

84  Cette division est manifeste dans le rapport de l’ONU qui reprend le ton du TPIY de condamnation des crimes et de leurs auteurs ou instigateurs, qui étaient les interlocuteurs de l’ONU durant la guerre. Mais, il semble que ce soutien au TPIY dans le jugement des crimes soit in fine la seule action de l’ONU en matière de sanction des responsabilités.

85  Les rapports représentent une source particulièrement riche pour une réflexion sur les attributions de croyances ‘rationnelles’ à autrui et le rôle du tacite et de l’implicite dans l’interprétation des acteurs les uns par les autres. Ce matériau n’est guère analysé dans les rapports. C’est pourtant la manière dont chaque protagoniste a réglé implicitement son action ou inaction sur celles des autres qui décide de l’interprétation de Srebrenica comme enchaînement tragique ou ‘conspiration passive’ selon l’interprétation de D. Rohde.

86  La proximité d’argumentation est à mon sens frappante entre les attaques des Bosniaques de Srebrenica contre la communauté internationale, que j’ai souvent entendues en Bosnie, d’une part, et, d’autre part, les arguments du philosophe et historien Pierre Bayle contre les tentatives de théodicée, arguments qui l’ont, entre autres, mené à la considération athée d’un monde sans Dieu. Tous considèrent qu’un être supérieur qui a la responsabilité de certaines personnes, un pouvoir d’action et d’intervention supérieur et qui laisse commettre des crimes, est aussi responsable de ces crimes que s’il les avait commis lui-même. Le point de vue des Bosniaques semble plus proche de cette mise en cause d’un sens du monde, dans sa dimension existentielle même, que d’un argumentaire, fréquent dans la philosophie morale utilitariste contemporaine, qui remet en question la distinction claire entre faire et laisser faire.

87  Lors de mon travail de terrain en Bosnie, j’ai pu constater que les Bosniaques qui avaient vécu la guerre dans les enclaves, avec une forte présence internationale, notamment à Srebrenica, souffraient du sentiment profond d’une chute existentielle dans la hiérarchie de l’humanité. Il est ainsi commun d’entendre que la vie des Bosniaques ne vaut rien, ou que la vie, en Bosnie, a le plus petit prix. Pourtant, je n’ai jamais entendu de telles remarques parmi les Bosniaques de Prijedor, où la violence de guerre a été terrible, mais où il n’y avait aucune présence internationale. Il m’est apparu, au fil des années, que ce sentiment de perte de la valeur de l’existence était moins due à la violence de guerre en elle-même qu’à la présence de la FORPRONU, en position de témoin plus ou moins passif de la violence. Voir à ce sujet mes articles « Une chute dans l’échelle de l’humanité : les topiques de l’humanitaire pour ses récipiendaires » in Les Discours de la guerre, revue Mots, Les langages du politique, n°73, novembre 2003, Lyon, ENS éditions, pp. 97-116 et « Moral judgments on foreign interventions: a Bosnian perspective », in Chandler D., Heins V. (eds.), Rethinking Ethical Foreign Policy: Pitfalls, Possibilities and Paradoxes, Routledge, janvier 2007, pp. 137-157.

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Delpla, « Faits, responsabilités, intelligibilité : comparer les enquêtes et les rapports sur Srebrenica  »Cultures & Conflits, 65 | 2007, 119-136.

Référence électronique

Isabelle Delpla, « Faits, responsabilités, intelligibilité : comparer les enquêtes et les rapports sur Srebrenica  »Cultures & Conflits [En ligne], 65 | printemps 2007, mis en ligne le 04 janvier 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/2221 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.2221

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Auteur

Isabelle Delpla

Isabelle Delpla est maître de conférences en philosophie à Montpellier-III, UMR 5206 Triangle ; ses travaux portent sur la philosophie du langage et la justice internationale. Elle mène depuis cinq ans un travail de terrain sur les effets de la justice pénale internationale dans la Bosnie d’après-guerre. A récemment publié : « Incertitudes publiques et privées sur les disparus en Bosnie-Herzégovine », in Le Pape M., Siméant J., Vidal C. (dir.), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, pp. 287-301 ; « Moral judgments on foreign interventions: a Bosnian perspective », in Chandler D., Heins V. (eds.), Rethinking Ethical Foreign Policy: Pitfalls, Possibilities and Paradoxes, New York, Routledge, 2007, pp. 137-157.

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