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Les résistances au projet INES

Pierre Piazza
p. 65-75

Résumés

Le projet de carte nationale d’identité biométrique (INES) du ministère de l’Intérieur français a suscité de multiples critiques et résistances depuis 2005. Cet article analyse les différentes formes de contestation ainsi que la teneur des discours d’opposition auxquels ce projet s’est heurté et qui ont conduit à sa suspension provisoire.

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Chronologique :

2001 post 11 septembre
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Texte intégral

1Depuis quelques années, la problématique de l’identification des personnes par l’Etat suscite un intérêt croissant de la part de chercheurs issus de disciplines diverses. Les travaux pionniers d’historiens comme Martine Kaluszynski 1 et Gérard Noiriel 2 ont permis de montrer combien méritaient d’être pris en considération les dispositifs qui, déployés par la puissance publique afin de fixer l’identité de chacun, permettaient de mettre en évidence les logiques à l’œuvre dans le processus ayant conduit l’Etat à renforcer son emprise sur les individus. Les pistes d’analyse développées par ces deux auteurs ont ensuite été investies par de plus jeunes historiens, comme Vincent Denis 3 et Ilsen About 4, dont le travail a contribué à mieux faire connaître l’évolution des pratiques d’identification mobilisées par différentes institutions étatiques, à des fins de surveillance ou de contrôle. Plus généralement, ce champ de recherche a été creusé dans une perspective pluridisciplinaire. En attestent les numéros de la revue socio-historique Genèses intitulés « L’identification 5 » et « Vos papiers ! 6 », celui de la revue Les Cahiers de la sécurité traitant du thème « Police et identification. Enjeux, pratiques, techniques 7 », l’organisation du colloque « L’identification des personnes. Genèse d’un travail d’Etat » à l’EHESS (30 septembre-1er octobre 2004) ou encore la publication des ouvrages collectifs Documenting Individual Identity. The Development of State Practices since the French Revolution 8 et Du papier à la biométrie. Identifier les individus 9.

2Si les aspects matériels de la « fabrique » des identités individuelles par l’Etat constituent désormais un thème largement balisé 10, les résistances que ce type d’initiative a suscitées ou suscite encore demeurent beaucoup moins connues, bien qu’elles permettent de mieux cerner la nature des enjeux de pouvoir auxquels renvoient les entreprises d’assignation identitaire. Deux raisons principales peuvent être avancées pour expliquer cette « lacune ». D’une part, un travail de recherche sur les enjeux du passé qui repose sur une exploitation des archives ne rend pas toujours aisée l’étude des perceptions, des usages et des stratégies de contournement dont ont pu faire l’objet les techniques d’identification chez ceux qui étaient amenés à les subir 11. D’autre part, beaucoup d’aspects des modalités récentes d’identification s’appuyant sur le recours à la biométrie n’ont pas encore été précisément analysés 12.

3Cet article se propose de remédier partiellement à cette « insuffisance », en s’intéressant aux formes et discours de résistance que suscite l’un des principaux dispositifs qu’envisage actuellement d’instituer le gouvernement français à des fins de meilleure identification des citoyens : le projet INES (Identité nationale électronique sécurisée). S’inscrivant dans la continuité du projet de « Titre fondateur » qui, initié par le ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant en 2000-2001 13, avait lui-même fait l’objet de nombreuses critiques 14, le projet INES avait été évoqué par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy en septembre 2003 lors de la clôture du quatrième « Forum mondial e-démocratie » – rencontres internationales de la démocratie et de l’administration électroniques – organisé à Issy-les-Moulineaux. Il avait alors présenté ce projet comme « l’une des priorités du ministère de l’Intérieur » et s’était engagé à rendre le projet opérationnel en 2006. Ayant fait l’objet d’une première série d’expérimentations en Gironde 15, ce projet a ensuite été repris par le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin qui, en janvier 2005, demande au Forum des droits sur l’Internet d’orchestrer un débat national afin de prendre en considération l’avis des citoyens, préalablement à l’élaboration par les pouvoirs publics de l’architecture définitive d’INES. Cette dernière sera validée officiellement par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin au cours d’une réunion interministérielle le 11 avril 2005, durant laquelle sera adopté le programme INES qui devait faire l’objet d’un projet de loi 16.

4L’INES apparaît comme une véritable « révolution » en matière d’identification des nationaux. En effet, ce projet prévoit notamment d’instituer une nouvelle carte d’identité qui, désormais payante et probablement obligatoire, serait « articulée » à plusieurs fichiers centraux de données nominatives : un fichier d’état civil constitué à partir du Répertoire national d’identification des personnes physiques (comprenant les noms, prénoms, filiation, domiciliation, etc.), un fichier d’empreintes digitales des porteurs de titres d’identité, un fichier comprenant l’image faciale numérisée de ces mêmes porteurs et enfin, un fichier des titulaires de passeports 17. De plus, la nouvelle carte nationale d’identité contiendrait des éléments biométriques propres à son porteur, stockés dans une puce 18. Il est en effet prévu que, comme le « passe Navigo » mis en place en région parisienne par la RATP, les données personnelles contenues dans cette puce puissent être interrogeables sans contact lors de procédures de contrôles automatisées. Toutefois, depuis 2005, le projet INES a vu sa trajectoire « façonnée » par l’ampleur et la pluralité des contestations qu’il a fait naître. Ces formes de contestations puisent-elles dans le registre des arguments jadis avancés pour s’opposer à l’encartement ou bien mettent-elles en avant de nouvelles raisons de résister ?

Des formes et acteurs de la contestation multiples et variés

5Le projet INES suscite depuis l’origine des critiques acerbes. Ses détracteurs ont trouvé une occasion idéale de s’exprimer dans des débats en ligne (trois mille messages postés par les internautes) et les débats publics en régions 19 organisés par le Forum des droits sur l’Internet. Rendu public le 16 juin 2005, le rapport final de cet organisme 20 s’est fait l’écho de l’ampleur de leurs critiques qui ont aussi été largement commentées par les principaux quotidiens de la presse nationale : « Vent de critiques sur le projet de carte d’identité biométrique 21 », « Le Forum des droits sur l’Internet a relayé auprès de l’Intérieur les inquiétudes des Français 22 », « La biométrie embarrasse l’Intérieur 23 », « Identité électronique : il faut revoir la copie ! 24 ». C’est ce qui semble avoir incité à la même période Nicolas Sarkozy, de nouveau désigné ministre de l’Intérieur, à suspendre provisoirement le projet INES. En juin 2005, lors d’un discours prononcé devant les préfets réunis place Beauvau, il motive ainsi son choix :

« Ce chantier a fortement évolué ces derniers mois. Il va impacter en profondeur et durablement la vie quotidienne des Français. Or, si des dispositions européennes nous obligent à mettre rapidement en œuvre un passeport biométrique, il n’en va pas de même pour la carte d’identité électronique. Je ne veux donc pas qu’on s’y engage sans avoir pris le temps nécessaire pour réfléchir à toutes ses conséquences. Il ne s’agit pas de revenir sur des évolutions qui sont, pour certaines, nécessaires, mais de bien mesurer où l’on veut aller, sous quelles conditions et à quel prix 25 ».

6La montée en puissance d’autres formes de contestation n’apparaît pas non plus étrangère à cette décision prise par le ministre de l’Intérieur. L’INES a été vivement dénoncée par des acteurs engagés dans la défense des libertés individuelles. Un « Collectif pour le retrait du projet INES » a été, par exemple, constitué au printemps 2005. Regroupant cinq organisations associatives et syndicales (Ligue des droits de l’Homme – LDH ; Syndicat de la magistrature – SM ; Syndicat des avocats de France – SAF ; l’Association française des juristes démocrates – AFJD ; l’association « Imaginons un réseau Internet solidaire » – IRIS), il a créé un site web destiné à sensibiliser l’opinion publique sur les « dangers d’INES » : http://www.ines.sgdg.org/​. On y trouve des informations détaillées sur le projet français de carte d’identité biométrique, ainsi que des renseignements relatifs à différentes initiatives par lesquelles les autorités envisagent d’introduire des données biométriques dans les documents de voyage et d’identité en Europe. A partir de mai 2005, le « Collectif pour le retrait du projet INES » a également initié une pétition contre le projet INES qu’il a intitulé : « Inepte, Nocif, Effrayant, Scélérat ». Celle-ci a recueilli jusqu’ici plus de six mille signatures individuelles et soixante-neuf signatures d’organisations et de collectifs. Dans le même temps, certains membres éminents de ce collectif sont intervenus devant les pouvoirs publics eux-mêmes pour leur faire part des motifs justifiant leur opposition 26.

7Composés d’individus fustigeant les conséquences jugées liberticides engendrées par le développement de la vidéosurveillance, des nanotechnologies et de la biométrie 27, le groupe « Pièces et main d’œuvre » implanté dans la région de Grenoble a aussi manifesté son hostilité à l’encontre de l’INES. Une partie de la presse lui a attribué la paternité du canular « Libertys » orchestré en juin 2005 28. Un faux prospectus de quatre pages frappé du logo du conseil général de l’Isère avait alors été distribué dans plusieurs milliers de boîtes aux lettres grenobloises : pour dénoncer l’initiative, le contenu et les justifications étatiques du projet INES, ce document, de belle facture, aux allures officielles, vantait les mérites d’une nouvelle « carte de vie » biométrique imaginaire et invitait les Isérois à se la faire délivrer d’urgence. Parallèlement, l’INES a fait l’objet d’une vive campagne de dénonciation de la part de plusieurs acteurs majeurs de l’Internet militant (Samizdat, Indymedia) et d’organisations stigmatisant la politique conduite par le ministère de l’Intérieur qu’elles taxent de « sécuritaire » : Ras l’front, Souriez vous êtes filmés, Collectif contre la biométrie 29, Brigades des Clowns 30, etc.

8La résistance à l’INES n’a toutefois pas seulement été le fait de ce type d’organisations militantes, mais aussi d’acteurs de nature institutionnelle. Ainsi, dès juin 2005, plusieurs parlementaires de l’opposition ont lancé un appel contre le projet INES 31, alors que le parti socialiste en dénonçait également le contenu sur son site Internet 32. Quant à la CNIL, même si elle n’a pas été officiellement saisie sur ce sujet, sa position apparaît extrêmement prudente. François Giquel, vice-président, a notamment émis des doutes sur la nature véritable du but poursuivi par le ministère de l’Intérieur, en déclarant notamment à la presse : « Le projet INES consiste-t-il à authentifier les porteurs des documents ou bien à identifier des inconnus dans une finalité de police judiciaire ? 33 ». Quant à son président, Alex Türk, il a tenu à rappeler que, dans le cas où la CNIL était amenée à se prononcer sur l’INES, cette institution formulerait une réponse « en termes de proportionnalité » prenant en considération quatre critères considérés comme essentiels : la centralisation des données nominatives, le traçage des personnes, l’existence d’un impératif de sécurité et le consentement des individus 34. C’est là une façon à peine voilée d’affirmer les réticences de la CNIL face à un projet qu’elle estime ne pas être en adéquation avec sa « doctrine » en matière d’encartement des citoyens, doctrine dont le contenu avait été clairement rappelé au ministère de l’Intérieur en 2003, lorsqu’avait été évoquée pour la première fois l’idée d’instituer l’INES :

« La Commission a, par sa délibération du 21 octobre 1986, émis un avis favorable au relevé d’une empreinte digitale à l’occasion d’une demande de carte nationale d’identité après avoir pris acte qu’il ne serait en aucun cas constitué un fichier manuel, mécanographique ou automatisé centralisé au niveau national des empreintes digitales et qu’il ne serait pas procédé à la numérisation des empreintes enregistrées dans les fichiers départementaux. Par ailleurs, la Commission a précisé sa doctrine lors de sa délibération du 24 avril 2003 portant avis sur le projet de loi relatif à l’immigration en posant que si le recours, pour s’assurer de l’identité d’une personne, à des dispositifs de reconnaissance biométrique est légitime dès lors que la donnée biométrique est conservée sur un support dont la personne a l’usage exclusif, en revanche la mémorisation et le traitement de données issues des empreintes digitales, compte tenu des caractéristiques de l’élément d’identification physique retenu et des usages possibles des bases de données qui pourraient ainsi être constituées, doivent être justifiés par des exigences impérieuses en matière de sécurité ou d’ordre public. A cet égard, il y a lieu de souligner que le décret initial du 22 octobre 1955 indique qu’il est institué “une carte d’identité certifiant l’identité de son détenteur” et ne fait pas apparaître de finalité touchant à l’ordre public […] Aussi, les justifications avancées [par le ministère de l’Intérieur] n’apparaissent-elles pas suffisantes au regard des risques potentiels inhérents à la constitution d’une base nationale des empreintes digitales de l’ensemble des porteurs de titres d’identité ? Il y aurait d’ores et déjà lieu pour la Commission de faire part au ministre de l’Intérieur de ses réserves de principe sur ce point en réaffirmant ce qu’elle a dit en 1986 et surtout en 2003. En tout état de cause, les finalités de l’enregistrement de l’empreinte digitale et donc de la consultation de la carte et des données enregistrées dans la puce devraient être précisées, car la constitution d’un système de bases centralisées et liées par un identifiant représente un changement fondamental dans la conception française de l’identité 35 ».

9Dans le même temps, une autre forme d’opposition institutionnelle s’est davantage focalisée sur des enjeux ayant trait à l’architecture même du projet INES. Ainsi, l’intersyndicale INSEE et les syndicats nationaux CGT, CFDT, CGT-FO, SUD et CFTC ont officiellement fait savoir qu’ils considéraient comme inacceptable la mesure consistant à confier à l’INSEE, par le biais du Répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP), une mission de certification des éléments d’état civil des demandeurs de la carte d’identité biométrique 36. Selon ces syndicats, ce type d’activité ne relève aucunement des attributions de l’INSEE et pourrait avoir pour effet néfaste de l’ériger en « auxiliaire de police ». Parallèlement, l’Association des maires de France (AMF) a refusé l’option consistant à ne délivrer la carte d’identité biométrique que dans quelques centaines de communes de France. Selon elle, un tel choix obligerait nombre de citoyens à parcourir une trop grande distance pour obtenir ce document et pourrait ainsi favoriser l’émergence d’une nouvelle fracture territoriale. L’AMF s’inquiète également du coût financier qu’impliquera le projet INES pour les collectivités locales puisque seules les dépenses techniques et non humaines indispensables à la délivrance de la nouvelle carte d’identité seraient prises en charge par l’Etat 37.

Nouveaux discours d’opposition ?

10Parallèlement aux critiques précédentes insistant sur ces aspects particuliers du dispositif INES, d’autres reproches ont, plus généralement, porté sur l’efficacité des dispositifs biométriques préconisés. Prenant appui sur les avis exprimés par certains experts 38, beaucoup ont été amenés à exprimer des doutes sur le caractère infaillible de ces dispositifs high-tech et à considérer que, en matière de sécurisation des procédures d’identification, les « bénéfices » susceptibles d’être retirés de leur mise en œuvre seraient faibles eu égard aux coûts financiers considérables engendrés.

11D’autre part, ce sont les méthodes employées par le ministère de l’Intérieur pour faire aboutir son projet qui ont été remises en cause. Il a été soupçonné d’avoir œuvré pour que la consultation nationale organisée par le Forum des droits sur l’Internet ne constitue qu’un leurre destiné à légitimer des options gouvernementales déjà arrêtées en matière de mise en carte des citoyens. Beaucoup d’internautes participant au débat en ligne organisé par le Forum des droits sur l’Internet se sont ainsi émus que le projet INES ait été approuvé par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin en avril 2005, alors même que le processus de consultation sur Internet – censé aiguiller les choix gouvernementaux en matière d’encartement des nationaux – n’était pas achevé. Dans le même temps, le caractère peu probant de certains des arguments avancés pour démontrer que l’adoption de l’INES constituait une nécessité impérieuse a fait l’objet de nombreuses dénonciations. Cela a particulièrement été le cas pour les arguments relatifs à la fraude documentaire, à la lutte anti-terroriste et au respect des normes supranationales. En effet, le besoin d’instituer des procédures d’identification individuelle plus contraignantes a été présenté comme indispensable pour lutter contre la fraude documentaire, alors que ce phénomène n’avait fait l’objet d’aucune évaluation rigoureuse en France. De plus, les seuls chiffres évoqués en la matière par le ministère de l’Intérieur concernaient des pays comme les Etats-Unis et la Grande-Bretagne où les dispositifs étatiques d’identification des citoyens diffèrent fortement de ceux institués en France 39. Le ministère de l’Intérieur n’a pas non plus convaincu en insistant sur l’importance conférée à la carte d’identité biométrique en matière de lutte antiterroriste. C’est ce que souligne notamment le rapport final du Forum des droits sur l’Internet de juin 2005 :

« Un tel dispositif permettra-t-il vraiment de repérer un primo-terroriste ? En quoi cela empêchera-t-il quelqu’un qui souhaite commettre un acte terroriste de ne pas obtenir, en toute légalité, une carte nationale d’identité électronique ? 40 »

12Enfin, l’invocation de l’obligation de respecter les normes élaborées au niveau supranational 41 n’a pas non plus convaincu et a été souvent perçue comme un moyen de justifier habilement une initiative gouvernementale susceptible d’être fortement contestée. Ainsi, si le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin avait indiqué que la carte d’identité biométrique serait délivrée avant la fin de l’année 2006 « conformément à nos engagements européens dans la concertation avec nos amis américains 42 », les détracteurs d’INES ont répété à l’envi que le règlement européen du 13 décembre 2004 43 relatif à l’introduction d’éléments biométriques dans les passeports ne concernait nullement les cartes nationales d’identité. En effet, son article 1 est ainsi rédigé :

« Le présent règlement s’applique aux passeports et aux documents de voyage délivrés par les Etats membres. Il ne s’applique pas aux cartes d’identité délivrées par les Etats membres à leurs ressortissants ou aux passeports et aux documents de voyage temporaires, ayant une validité inférieure ou égale à 12 mois ».

13Certains opposants à INES ont également fait valoir que les standards déterminés par l’OACI en matière d’identification biométrique imposaient de ne recourir qu’à la photographie numérisée et non pas aux empreintes digitales dans les documents d’identité. C’est pourquoi Meryem Marzouki (IRIS) a ainsi dénoncé cet aspect du discours étatique de justification d’INES :

« Présenter comme une obligation subie, la mise en place de décisions politiques internationales ou régionales auxquelles la France a participé, parfois avec un rôle promoteur, constitue ce que certaines organisations gouvernementales ont qualifié de “blanchiment politique” 44 ».

14La plupart des récriminations formulées se sont néanmoins articulées autour d’une idée majeure : la colonisation du monde vécu et intime des citoyens par un pouvoir qui développerait des modes d’intervention toujours plus intrusifs et tyranniques, resserrant les mailles du contrôle social. En la matière, les craintes émises s’inscrivent dans le droit fil de celles qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, se sont exacerbées lorsque les autorités policières ont entrepris de recourir aux techniques anthropométriques et dactyloscopiques, jusqu’alors surtout employées pour identifier des populations stigmatisées comme déviantes, à des fins de mise en carte des nationaux. Ainsi, en 1921, le projet de « carte d’identité des Français » du préfet de police Robert Leullier s’est vu dénoncé par une multitude d’articles de presse, comme une entreprise de fichage généralisée des citoyens portant gravement atteinte à leur liberté 45. D’ailleurs, le même type d’arguments a été mobilisé systématiquement par les opposants aux initiatives d’informatisation de la carte nationale d’identité qui ont pris forme au début des années 1980 46.

15Cependant, concernant le projet INES, la nature des inquiétudes exprimées dans le cadre de la « traditionnelle » thématique du fragile équilibre entre impératifs de sécurité et nécessité de protéger la vie privée 47 semble s’être transformée. Désormais, les capacités techniques disponibles, la spécificité des identifiants mobilisables – qui tendent plus que jamais à « figer » l’identité de chacun – et le caractère de plus en plus international des entreprises d’identification font naître de nouvelles angoisses. Celles-ci renvoient certes à la question de la constitution de méga-fichiers de données biométriques centralisées potentiellement interconnectables par les autorités, mais aussi et surtout à l’enjeu de l’avènement d’une logique de traçabilité des personnes 48 susceptible d’accroître significativement les prérogatives de contrôle dévolues aux forces de l’ordre en même temps qu’elle remettrait radicalement en cause l’idée d’espace public anonyme et de droit à l’oubli.

16Depuis la décision prise en juin 2005 par Nicolas Sarkozy de suspendre provisoirement le projet INES, le ministère de l’Intérieur s’attacherait à définir la nouvelle architecture d’un dispositif de mise en carte biométrique des citoyens. Toutefois, rien ne filtre sur ses caractéristiques. Lors d’une intervention au sixième « Forum mondial e-démocratie » qui s’est déroulé à Issy-les-Moulineaux le 29 septembre 2005, Philippe Sauzey, le nouveau directeur du programme INES, n’a par exemple apporté aucune précision sur ce que pourraient être les grandes orientations définies par le ministère de l’Intérieur. Ce silence renvoie-t-il à une stratégie de temporisation, destinée à essouffler l’ampleur des résistances qui se sont manifestées ? Faut-il plutôt y voir la manifestation d’une décision consistant à ne pas inscrire à l’agenda politique un projet désormais considéré par certains membres du gouvernement comme « impopulaire » qui, en période de pré-élection présidentielle, risquerait de leur être défavorable (comme cela fut le cas en 1981 avec la première carte nationale d’identité informatisée) en devenant un véritable enjeu partisan ?

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Notes

1. On pourra consulter son mémoire de maîtrise d’histoire : Kaluszynski M., Alphonse Bertillon, savant et policier. L’anthropométrie ou le début du fichage, université Paris-VII, 1981. Voir aussi Kaluszynski M., « Alphonse Bertillon et l’anthropométrie » in Vigier P., Faure A. (dir.), Maintien de l’ordre et polices en France et en Europe au xixe siècle, Paris, Créaphis, 1987.
2. Voir notamment Noiriel G., Le Creuset français. Histoire de l’immigration, xixe-xxe siècle, Paris, Le Seuil, 1988 et La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe, 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy.
3. On pourra notamment se référer à sa thèse d’histoire : Denis V., Individu, identité et identification en France, 1715-1815, soutenue à l’université Paris-I, en 2003, à paraître aux éditions Champvallon.
4. Historien et chercheur à l’EHESS, Ilsen About achève actuellement une thèse portant sur l’identification policière en France et en Italie entre 1918 et 1940.
5. Genèses, n°13, automne 1993.
6. Genèses, n°54, mars 2004.
7. Les Cahiers de la sécurité, n°56, 1er trimestre 2005.
8. Caplan J., Torpey J. (dir.), Princeton, University Press, 2001.
9. Crettiez X., Piazza P. (dir.), Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006.
10. Pour une synthèse sur la question des techniques de contrôle et de leurs mutations, voir notamment la conclusion de l’ouvrage collectif Police et migrants. France 1667-1939, Rennes, PUR, 2001, par Jean-Marc Berlière et René Lévy.
11. Une telle étude n’est cependant pas impossible ; voir notamment Denis D., « Papiers d’identité et respectabilité. L’exemple des indigents dans la France de l’Ancien Régime », communication au colloque « L’identification des personnes… », op. cit., ou encore les articles publiés dans le dernier numéro de la revue Politix, n°74, 2006, qui aborde le thème des « impostures ».
12. Sur les réactions suscitées par l’utilisation des procédés biométriques en milieu scolaire, on pourra consulter le rapport suivant : Craipeau S., Dubey G., Guchet X., La Biométrie : usages et représentations, 2003, pour le compte du Groupe des Ecoles des télécommunications.
13. Initialement confiée à Michel Auboin (il sera nommé directeur du projet en juillet 2001), la mission « Titre fondateur » entrait dans le cadre du plan d’action pluriannuel pour les préfectures 2002-2004.
14. Voir notamment les réserves formulées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) sur ce projet : CNIL, 24e rapport d’activité 2003, Paris, La Documentation française, 2004, pp. 82-84.
15. A partir de 2004 : initialement dans la commune de Villandraut, puis à Mérignac et Bordeaux.
16. Voir Foucard S., « Feu vert pour la carte d’identité électronique », Le Monde, 13 avril 2005, p. 24.
17. Le ministère de l’Intérieur souhaite, à terme, fusionner les procédures de délivrance de la carte d’identité biométrique et du passeport biométrique.
18. Datant du 31 janvier 2005, un document émanant du ministère de l’Intérieur intitulé « Le programme INES » précise que les informations contenues dans cette puce seraient divisées en cinq « blocs » distincts et étanches : un « bloc identité », comprenant notamment les empreintes digitales et la photographie numérisée du titulaire de la carte, qui pourra être consulté par les seules autorités habilitées ; un « bloc authentification » permettant de prouver que la carte est authentique ; un « bloc identification certifiée » autorisant le détenteur de la carte à accéder à des télé-procédures publiques ou privées ; un « bloc signature électronique » permettant au porteur de la carte de signer électroniquement des documents authentiques (e-administration) ; un « bloc portfolio personnel » rendant possible, par le possesseur de la carte, le stockage d’informations complémentaires le concernant (numéro de permis de conduire par exemple).
19. Ces débats publics se sont tenus dans six villes françaises (Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Paris et Rennes) entre le 8 mars et le 25 mai 2005. Dans deux de ces villes, les débats ont été perturbés par des opposants à INES : déclenchement des alarmes incendies et placardage d’une affiche anonyme dénonçant les « flicages, les fichages et les prisons/frontières » (Lyon, 15 mars 2005), jet d’œufs sur les intervenants (Lille, 27 avril 2005).
20. Consultable sur :

http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/rapp-cnie-20050616.pdf

21. Foucart S., Le Monde, 16 juin 2005.
22. Tourancheau P., Libération, 17 juin 2005.
23. Tabet M.-C., Leclerc J.-M., Le Figaro, 17 juin 2005.
24. Mouloud L., L’Humanité, 17 juin 2006.
25. Discours en date du 20 juin 2005.
26. Tandis que Pierre Suesser (DELIS), Monique Hérold (ancienne présidente de la LDH) et Alain Weber (Commission Libertés et informatique de la LDH) étaient auditionnés par la mission d’information sénatoriale sur la nouvelle génération de documents d’identité et la fraude documentaire, Michel Tubiana (LDH), Côme Jacqmin (SM) et Meryem Marzouki (IRIS) étaient entendus par la CNIL.
27. Voir http://pmo.erreur404.org/PMOtotale.htm
28. Voir notamment Foucart S., « Libertys : “Aucun problème si l’on a rien à se reprocher” », Le Monde, 11 juin 2005 ; Le Hir P., Cabret N., « Des activistes grenoblois contre les “nécrotechnologies” », Le Monde, 16 juin 2005.
29. En novembre 2005, certains membres de ce collectif se sont distingués en détruisant des appareils biométriques installés par le lycée de la vallée de Chevreuse à Gif-sur-Yvette (Essonne), afin de contrôler l’accès des élèves à la cantine scolaire. Ils ont été condamnés par le tribunal correctionnel d’Evry le 17 février 2006.
30. Inspirées du mouvement britannique CIRCA (Clandestine Insurgent Rebel Clown Army), plusieurs brigades de clowns se sont constituées en France depuis 2005 : à Paris (BAC, Brigade activiste des clowns), Marseille (CRI, Clown résistant d’intervention), Lyon (GIGN, Groupe d’intervention des gros nez), Clermont-Ferrand (CRS, Clown à responsabilité sociale) ou encore Dijon (CPE, Clown pour l’esclavage).
31. Cet appel a été lancé par les élus suivants : Nicole Borvo (présidente du groupe Communiste républicain et citoyen au Sénat), Eliane Assassi (sénatrice, membre du groupe Communiste républicain et citoyen), Alain Boquet (président du groupe Communistes et républicains à l’Assemblée nationale) et Michel Vaxès (député, membre du groupe Communistes et républicains à l’Assemblée nationale).
32. http://www.parti-socialiste.fr/tic/spip_tic/rubrique.php3 ?id_rubrique=41. Voir aussi le point de vue du sénateur PS Richard Yung, « Le projet INES : un projet de nature sécuritaire », Bulletin du groupe socialiste du Sénat, n°12, 4 juillet 2005, pp. 8-10.
33. Propos recueillis par Tourancheau P., « La nouvelle carte d’identité met la puce à l’oreille de la CNIL », Libération, 21 avril 2005.
34. Intervention lors du sixième Forum mondial e-démocratie, Issy-les-Moulineaux, 29 septembre 2005.
35. CNIL, procès-verbal de la réunion du mardi 9 décembre 2003 (adopté le jeudi 12 février 2004). Ce document peut-être consulté au centre de documentation de la CNIL.
36. Voir le tract qu’ils ont diffusé le 7 juin 2005, consultable sur :

http://cgtinsee.free.fr/dossiers/libertes/ines/Tract%20Intersyndical%20INES%20INSEE20 7%20juin%202005.pdf

37. Sur ces différents points, voir Crouzillacq P., « Les maires de France s’opposent au projet de carte d’identité électronique », http://www.01net.com/outils/imprimer.php?article=280984
38. Notamment Philippe Wolf (responsable du centre de formation de la Direction centrale de la sécurité des systèmes d’information rattachée au Secrétariat général de la Défense nationale) qui, dans son article « De l’authentification biométrique », paru dans la revue du CNRS Infosecu en octobre 2003, avait pointé les nombreuses failles des dispositifs biométriques.
39. Sur la difficulté d’évaluer la fraude, voir notamment Ceyhan A., « Comment prouver l’identité d’un individu ? La preuve par les nouvelles technologies », Revue de la gendarmerie nationale, n°217, décembre 2005, pp. 7-8.
40. Op. cit., p. 6.
41. Voir, sur cette stratégie gouvernementale, la contribution de Laurent Laniel et Pierre Piazza dans ce numéro.
42. Réponse du ministre de l’Intérieur à une question parlementaire posée par le député UMP Thierry Mariani, Journal officiel, AN, 22 mars 2005.
43. Règlement (CE) n°2252/2004 du Conseil européen « établissant des normes pour les éléments de sécurité et les éléments biométriques intégrés dans les passeports et les documents de voyage délivrés par les Etats membres ».
44. Marzouki M., « La loi informatique et libertés de 1978 à 2004 : du scandale pour les libertés à une culture de la sécurité », intervention au colloque de la CNIL « Informatique : servitude ou libertés ? », Paris, 7-8 novembre 2005, http://www-polytic.lip6.fr/article.php3?id_article=95
45. Piazza P., « Septembre 1921 : la première carte d’identité des Français et ses enjeux », Genèses, n°54, mars 2004, pp. 76-89.
46. Voir sur ce point Piazza P., Histoire de la carte nationale d’identité, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 311 et suivantes.
47. Pour un aperçu de la manière dont est appréhendée cette thématique dans les différents pays européens et au Canada, voir notamment Guerrier C., « Les cartes d’identité et la biométrie : l’enjeu sécuritaire », Revue mensuelle du JurisClasseur-Communication-Commerce électronique, mai 2004, pp. 21-23.
48. Beaucoup de critiques ont souligné les risques liés à l’introduction dans la carte d’identité biométrique d’une puce sans contact permettant de lire les données qu’elle contient à distance à l’insu de son détenteur. Sur le lien entre les cartes d’identité biométriques et la « traçabilité comme mode de gouvernement des hommes », voir notamment Bonditti P., « Biométrie et maîtrise des flux : vers une “géo-technopolis du vivant-en-mobilité” ? », Cultures & Conflits, n°58, 2005.
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Piazza, « Les résistances au projet INES »Cultures & Conflits, 64 | 2006, 65-75.

Référence électronique

Pierre Piazza, « Les résistances au projet INES »Cultures & Conflits [En ligne], 64 | hiver 2006, mis en ligne le 02 avril 2007, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/2177 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.2177

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Auteur

Pierre Piazza

Pierre Piazza est maître de conférences en science politique à l’université de Cergy-Pontoise. Il a notamment publié Histoire de la carte nationale d’identité (Paris, Odile Jacob, 2004) et dirigé, avec Xavier Crettiez, Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Paris, Les Presses de Science Po, 2006.

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